Dans l’arrière-boutique des ship managers
Dans l’arrière-boutique des anthropologues
« J’arrive à faire face à à peu près tout »
« Le respect de la diversité n’est pas une donnée française »
Une audience à la Cour nationale du droit d’asile
Grothendieck mon trésor (national)
Publié dans le
numéro 04 (27 mars-13 avril 2010)
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« Bonjour à tous. En équilibre sur la barre du seuil de pauvreté, je ne parviens pas à vivre décemment malgré mon emploi. La politique menée par monsieur Sarkozy ne va pas favoriser l’augmentation de mon salaire, aussi j’ai décidé de me lancer dans le grand banditisme, comme d’autres dans la peinture ». Au Tigre, même si nous réprouvons par principe toute activité illégale, nous avons le cœur sur la main. Aussi avons-nous pris au sérieux cette requête laissée sur un forum par un internaute désespéré. Et décidé de vous donner un petit coup de pouce dans votre nouvelle carrière, ô vous, braqueur en devenir - en restant toutefois sur un terrain bien connu : notre marchand de journaux.
Si depuis quelques années, des titres aussi doucement évocateurs que Guns & Calibres ou Fire ont disparu des kiosques, une poignée de magazines spécialisés dans les armes à feu parviennent encore à vivoter. Facilement identifiables, leurs couvertures arborent un pistolet rutilant entouré de quelques cartouches, ou un militaire cagoulé brandissant un fusil d’assaut. Cette presse de niche s’adresse en priorité aux tireurs du dimanche (les magazines Action, armes et tir et Cibles) et aux collectionneurs d’armes (La gazette des armes). Parfois issus des mêmes groupes de presse, quelques titres destinés aux professionnels de la sécurité (Commando Magazine, ProSécurité, PolicePro) achèvent d’occuper le créneau.
Que l’on ne s’y trompe pas, nous ne sommes pas ici dans le monde de la chasse et des doudounes vertes matelassées. Et presque plus dans celui du tir sportif. Nous sommes ici au royaume des armes. Des guns. Des flingues. Des pétards. Bref, on n’est pas là pour rigoler. L’effet visuel de cette pile de magazines que vous ramenez chez vous est saisissant. Pistolets semi-automatiques, kalachnikovs bridées ou couteaux de combat sur papier glacé. Feuilletez négligemment l’un de ces titres dans un lieu public (au choix : lieu de travail, métro, salle d’attente de votre médecin), et déjà les regards inquiets et dubitatifs se porteront sur vous. Des pages entières de tests comparatifs et de bancs d’essai s’offrent à vous, lecteur avide. La mécanique en est bien huilée : 1) Eveil de votre curiosité : « le lancement de ce nouveau modèle était particulièrement attendu », « beaucoup de fabricants s’y sont déjà cassé le nez ». 2) Récit d’exploits afin d’aiguiser votre désir : grâce à sa puissance « sauvage » et « monstrueuse », ce Smith & Wesson 500, pourtant courtaud, « peut abattre d’une seule balle un buffle ou un grizzly à une distance supérieure à cinquante mètres ». 3) Eloge des qualités plastiques et techniques de l’engin : « malgré ses dimensions, l’arme est belle », « ce type de chargeur a toujours fait rêver ou fantasmer les tireurs du monde entier ». 4) Moment décisif de la prise en main : « la queue de détente bien galbée procure un contact agréable ». 5) Climax : « cette carabine peut tirer les trente coups de son chargeur en un temps record ». 6) Et, enfin, conclusion libératrice : « cette carabine nous a littéralement conquis ! »
Quelques pages plus loin, un expert américain - gage de crédibilité - vous glisse que lui ne se séparerait pour rien au monde de son fusil à pompe à canon court : « juste au cas où... », car dans son pays n’importe quel déplacement ou intempérie peut se transformer en « cauchemar de survie ». Ailleurs, on vous concède que les couteaux de combats « ne sont pas uniquement destinés à trucider votre adversaire », et peuvent aussi, il ne faut pas l’oublier, servir à « ouvrir des boîtes de conserves ». Vous vous amusez de toutes les nouveautés, parfois drôlement inventives. Il faut dire que le marché des armes est en pleine effervescence, dopé par l’effet Obama - non pas l’espoir de paix et de réforme sociale, mais plutôt l’envolée des ventes par crainte d’un durcissement à venir de la législation américaine. La trouvaille qui a fait fureur au récent Salon des armes de sport et de loisirs de Las Vegas est le stylo « tactique » - simple stylo que son corps métallique et oblong et ses extrémités tranchantes transforment en arme de défense. Le mode d’emploi est rudimentaire : il vous suffit, au choix, de « planter la pointe du stylo dans l’œil ou à l’intérieur de l’oreille de votre adversaire pour le neutraliser. » Comme le fabriquant pense à tout, le modèle existe également en rose, « pour madame ».
Mais, voilà, arrivé à ce stade de votre lecture, vous commencez à être étourdi. Ivre de données techniques - rainurage, calibre des munitions, longueur de canon -, de sigles abscons déclinant à l’infini des modèles qui finissent par devenir totalement interchangeables dans votre esprit - M&P9, SR9, .45 ACP, CZ-75 BD... -, tout cela devient fastidieux. Dix-neuf clichés d’un même Smith & Wesson, pris sous tous les angles, n’est-ce pas un peu excessif ? Arrivé en fin de magazines, vous parcourez d’un œil distrait les petites annonces : « Vends étui nazi PP brun Akah. », « Vends, 4e catégorie, 22 Ruger MkII, silencieux intégré Stopson avec 2 chargeurs »... Quelques publicités parviennent encore à attirer votre regard. Certaines vous laissent même perplexe - un fusil posé sans complexes sur une carte de l’Algérie d’avant 1962, une carabine de safari voisinant insolemment avec une photographie d’éléphant d’Afrique, espèce pourtant protégée depuis 1989.
Vous reposez vos lectures devant vous... Votre décision est prise : pour votre usage courant, un simple Glock 35 fera amplement l’affaire. Gros calibre, structure en polymère et sécurité éprouvée. Une « fashion victim » de plus, diront de vous les puristes. La firme Glock, qui s’offre le luxe de distribuer en France un magazine promotionnel entièrement à sa gloire, se vante d’avoir placé le joujou au cinéma entre les mains de Brad Pitt et Bill Murray. Alors, maintenant, que faire pour vous procurer l’arme de vos rêves ? Vous tournez frénétiquement les pages, jusqu’à tomber sur cette phrase : « le seul véritable défaut [de] cette enthousiasmante nouveauté concerne le fait qu’elle soit classée en 4ème catégorie ». Et c’est bien-là que le bât blesse, L’achat, la détention, le transport et l’usage des armes étant en France strictement réglementés, il vous sera difficile de réaliser votre souhait.
Abattu,
vous revenez aux premières pages et parcourez une série d’éditos
remontés, « Mais
quelle mouche les a piqués ? »,
« Salades
d’hiver »...
La révolte gronde dans les pages d’Action
et
de Cibles.
L’Union
Française des Amateurs d’Armes, qui
tient une chronique régulière dans les pages d’Action,
développe de numéro en numéro une position iconoclaste : « le
droit des armes est incontestablement un droit de l’Homme et du
Citoyen, cela a été clairement rappelé par les rédacteurs de la
Déclaration de 1789 ».
Le doute s’instille dans votre esprit : existerait-t-il une
version alternative de cette Déclaration, une version non expurgée
et siglée Parental
Advisory / Explicit Lyrics ?
Cibles
avance des « preuves
scientifiques »
pour rejeter toute corrélation entre la libre circulation des armes
et le taux de criminalité. Action
se réclame des arrêts de la Cour Suprême des Etats-Unis. La figure
tutélaire de feu Charlton Heston, ex-Ben Hur et accessoirement
ancien président de la National
Rifle Association
la principale association américaine de lobbying en faveur des
armes à feu - est elle aussi convoquée à l’appui de ces
thèses. Une photographie le montre rageur, brandissant sa Winchester
à bout de bras et le sourcil broussailleux. Au-dessous, cette
légende lapidaire : « la
réglementation n’a eu aucun effet sur ceux qui détiennent les
armes de manière illégale ».
« Dieu a créé les hommes, Samuel Colt les a rendu égaux », affirme le slogan de la Colt’s Manufacturing Company. Si la France reste encore aujourd’hui bien rétive aux progrès de l’égalité au sens de Samuel Colt, vous aurez au moins constaté que quelques titres de presse n’ont pas renoncé à promouvoir cet idéal. Pour votre part, cher internaute, déçu, vous reconsidérerez sans doute votre position et songerez sérieusement maintenant à vous lancer dans la peinture. Cette fois encore, votre marchand de journaux pourra quelque chose pour vous.
Magazines cités dans cet article : Action Armes et Tir - Le magazine de tous les tireurs et de toutes les armes, bimensuel, 6.50 euros, n°331 et 332 ; Cibles - Le N°1 des revues d’armes et de tir, mensuel, 6 euros, n°480 ; Glock Autopistols, annuel, 8 euros, n°1005 ; Commandos Magazine - Tireurs d’élite et groupes d’intervention, mensuel, 6 euros, n°2 ; Pro-Sécurité, mensuel, 6 euros, n°79 ; Police Pro, bimensuel, 6,50 euros, n°19.