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Grothendieck mon trésor (national)
Publié dans le
numéro 05 (10-23 avril 2010)
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« On nous attaque ! » La voix familière de François Chaslin, d’ordinaire égale jusqu’au monocorde sur France Culture, est à l’instant changée, légèrement éraillée. Neuf jeunes femmes aux visages dissimulés sous de fausses barbes avancent droit sur lui, interrompant la conférence qu’il est en train d’animer à la Cité Universitaire Internationale. Prenant à témoin les cinq éminents architectes invités à s’entretenir de « la conservation du patrimoine », l’une des assaillantes déclame : « Messieurs, en 2009 vous avez affiché un revenu individuel moyen près de deux fois supérieur à celui de vos consœurs. Félicitations ! Bravo aussi pour le maintien de la férule masculine dans les écoles nationales de votre art (95% de présidents et 82% d’enseignants). Avec un encadrement de si bon aloi, comment le nombre d’étudiantes a-t-il pu tripler en vingt ans ? Fort heureusement, la plupart n’échafaudent que des châteaux en Espagne. » Devant ce concert de louanges, François Chaslin comprend qu’il ne lui sera fait aucun mal. Il reprend ses esprits, et recouvre sa voix : « Je suis bien d’accord avec vous ! On dit souvent que le milieu de l’architecture est viril ou, si l’on peut dire, érectile... » Et d’ajouter, parade classique, que c’est justement Kazuyo Sejima - une femme ! - qui pas plus tard que la veille s’est vu décerner le Prix Pritzker. Sans intervention de vigiles, bousculade ni éclat de voix, les Barbues se dirigent d’elles-mêmes vers la sortie, fendant lentement un parterre silencieux qui reçoit leurs tracts avec politesse, et parfois un sourire de condescendance. Seule anicroche dans cette valse en sourdine, l’ordre express de déguerpir donné une fois la porte franchie par l’organisatrice de la soirée, une émissaire de la Fondation Suisse. Son nom ne figurant pas sur le programme, je dois me contenter de la décrire comme suit - une grande blonde en tailleur d’hôtesse. « Vous êtes contentes ? Alors maintenant allez-vous-en ! » Excédée, elle n’ose pourtant élever la voix et c’est dans un chuchotement à peine audible que s’exprime la sommation.
En vidant les lieux, je me dis que notre intervention aura surtout eu le mérite de dynamiser une conférence particulièrement barbante (« Bernard Tschumi a écrit de nombreux articles et même des fragments de livres... Panayotis Tournikiotis a fait un doctorat célèbre et est l’auteur de célèbres livres... ») : face à François Chaslin et ses acolytes, un public toujours aussi studieux mais désormais éveillé. Après le coup d’éclat au conseil général des Yvelines, interrompu manu militari alors que certains spectateurs mettaient nos tracts en miettes, cette deuxième action me laisse un goût amer. Un petit tour et puis s’en vont - comme si, passé l’instant de panique provoqué par l’offensive, nous avions offert à nos victimes un petit frisson d’entracte, une innocente distraction après laquelle les choses sérieuses pouvaient reprendre, business as usual. Suite à l’action au colloque du Nouvel Observateur, certaines Barbues avaient eu envie de durcir le mouvement. D’autres y étaient réticentes : « On n’est pas là pour frapper plus fort, on vient pour féliciter. Si on fait durer ou si on met le bazar, on va se mettre le public à dos. » Ce souci de remporter la faveur du public, notamment par l’humour, vaut souvent aux Barbues d’être estampillées par les médias « féministes rigolotes ». « Il y en a qui trouvent ça drôle. Nous on trouve ça très sérieux », me confiait Chris avant la dernière réunion. Pour elle, l’ironie sert avant tout à désamorcer les réactions antiféministes systématiques, en particulier le reproche d’agressivité qui met sur la défensive, exige des justifications, réduit le féminisme à des revendications marginales... ou au silence. Mais l’ironie est une arme à double tranchant, et je constate ce soir qu’elle peut être inoffensive. On a coutume de dire que le féminisme n’a jamais tué personne. À part Valerie Solanas, l’auteure du SCUM Manifesto qui, le 3 juin 1968, vidait son chargeur sur Andy Warhol - et que l’on s’empressa de ranger parmi les démentes - je ne lui connais pas de lutte armée. La violence des femmes, y compris chez les féministes, reste un tabou majeur dans une société où perdurent les représentations chrétiennes de celle qui donne et protège la vie. L’actualité nous a montré que les femmes aussi peuvent être violentes, pas seulement victimes. Nul ne s’en étonnait au XVIIIe siècle, rappelait il y a quelques jours Arlette Farge dans un séminaire, et les archives de police de Paris portent les traces nombreuses d’émeutes de femmes. Parmi les plus redoutées des autorités, celles des blanchisseuses, très actives en révolte. Conscientes de leur pouvoir, elles qui lavaient le linge des élites et connaissaient ainsi leurs secrets, fortes par leur nombre et leur position centrale, face aux ports, sur les bateaux-lavoirs tout le long de la Seine, elles se hélaient, colportaient les rumeurs et lançaient les soulèvements. En mars 1721, elles s’opposent à la police venue ramasser les immondices sur les bords du fleuve. S’emparant des montures, elles sont trois cents, à cheval, à attaquer le guet et la garde, et il faudra trois escouades pour les arrêter. Leur meneuse se faisait appeler « La Capitaine ». D’autres se nommèrent « Soldat » ; une autre encore, en 1775, « Princesse » : déjà l’ironie, baïonnette au fusil.