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Improbables héros

Improbables héros

Improbables héros
Mis en ligne le lundi 7 avril 2008.

Publié dans le numéro VII (déc. 2007-fév. 2008)

Nicolas Garrigue travaille pour les Nations Unies à Bagdad. Depuis le volume IV du Tigre formule mensuelle, il raconte son quotidien.

21 août 2007
Bagdad, Hôtel Rashid, une fois de plus...

Nouveau voyage à Bagdad, nouvelles frustrations, nouveaux espoirs, nouvelle suffocation, nouveaux regards, nouvelles errances, nouveau projet, nouvelles impossibilités. Je ne peux plus conduire seul notre véhicule blindé, me disent les soldats US, il me manquerait un énième badge, très peu pour moi, je ne suis pas sous vos ordres même si vous voulez voir en ce pays une terra nullis où vous pouvez imposer ce qui bon vous semble ; je conduirai sans badge, contre vents et marées. Nouveaux sourires, nouvelles luttes, nouveaux héros d’une ville où chacun se retrouve à le devenir, malgré lui ou elle...

Je remonte d’un pas rapide l’esplanade de marbre blanc qui sépare le parking du Rashid de l’entrée principale de l’hôtel. À force d’être sans arrêt sous la protection d’une couverture métallique ou bétonnée contre les objets qui tombent du ciel, on perd l’habitude ici de n’avoir plus que le ciel entre soi et l’univers. On ressent la sensation curieuse que le ciel pourrait soudain nous tomber sur la tête ou qu’il pourrait nous happer soudain dans son immensité sidérale, ou, puisque l’on est à Bagdad, qu’un mortier pourrait percer l’air en feu pour venir nous planter dans le sol, à la manière d’un cartoon de Tom & Jerry. Les portes vitrées de l’hôtel glissent sans faire de bruit et me laissent pénétrer dans le saint des saints, le repaire de mes rendez-vous feutrés : le seul lieu de la zone verte où l’on se sent quelque peu en Irak, où les occupants n’ont pas mis tout en coupe réglée, où ils n’ont pas remplacé les arabesques délicates du nom de Saddam Hussein qui jadis jonchaient les avenues et les murs des palais parsemés sur ce carré de verdure du centre de Bagdad, par des enseignes Burger King, Green Bean et Subways...

Une nouvelle journée de rendez-vous marathon. Quatre personnes à voir en seulement trois heures. Trois heures, c’est tout ce que j’ai pu obtenir du service de sécurité de la mission pour avoir les gardes du corps indispensables. Il faudra une fois de plus presser nos interlocuteurs irakiens d’aller à l’essentiel. Tant pis si c’est pour eux la seule occasion en quelques mois d’avoir affaire à un représentant de l’ONU. Je suis à chaque fois étonné de voir que ce mot, l’ONU, veut encore dire quelque chose pour eux. On se demande bien comment d’ailleurs... Pour moi, c’est l’occasion renouvelée de laisser mon imagination remonter les parcours de vie insensés de ces quelques Irakiens et Irakiennes, responsables d’ONG, dont nous finançons les projets. Une nouvelle galerie de portraits de héros, malgré eux.

 

Statue de Gudea,Prince de Lagash
Statue de Gudea, Prince de Lagash, vers 2120 av. J.-C.

 

Hania

Elle nous attend depuis un moment, Mona et moi (je ne pourrais jamais être roi, la ponctualité n’est décidément pas mon point fort...). Elle n’en arbore pas moins un large sourire en nous voyant arriver au pas de charge - un sourire qui étire les commissures du voile qu’elle porte bien serré autour de son visage aux traits lourds et un peu fatigués de femme orientale d’un âge certain... De grosses lunettes retenues par une chaîne, de ses chaînes à gros maillons en plastique marron, reposent sur le bout de son nez. Elle est corpulente, comme beaucoup de femmes de cette région le sont après avoir engendré une ribambelle d’enfants, et ses habits sont stricts, sans pour autant faire dans le niqab (équivalent arabe de la burka). Elle me tend la main. Je ne fais jamais ce geste le premier en présence d’une femme voilée, je me suis trop souvent retrouvé la main en suspens, un sourire gêné sur le visage de mon interlocutrice qui refuse de toucher un homme étranger à sa famille. Le sien dénote les limites du carcan que lui impose son voile. Le voile... Je pourrais en écrire long sur les complexités de cet accessoire, en lui-même anodin, mais porteur de si nombreux fantasmes, peurs et illusions, surtout là où il n’est pas porté.

Hania commence rapidement à nous dévider le contenu des activités de son organisation, un réseau d’ONG promouvant les droits des femmes. Tout y passe : la révocation des articles discriminant de la nouvelle Constitution (discrimination subtile, mais tout aussi efficace, qui se cache ici et là dans des articles au vocabulaire alambiqué), la lutte contre la violence domestique et les crimes d’honneurs, le soutien aux femmes parlementaires, l’alphabétisation dans les quartiers laissés à l’abandon des faubourgs de Bagdad, la santé maternelle, et même les activités sportives, auparavant encouragées par le régime de Saddam, et maintenant quasiment bannies du quotidien des femmes bagdadis et d’ailleurs. Hania nous parle vite. Comme s’il y avait un compte à rebours en marche qui préfigure, que sais-je ? une nouvelle explosion, la « talabanisation » complète du pays, l’extinction des femmes irakiennes en tant que femmes libres et respectées de leur société. Ou peut-être, plus simplement, a-t-elle une affaire à défendre à la Cour ? Hania est aussi avocate au barreau, spécialisée, on s’en doute, dans la défense des femmes, cas de divorces, de spoliation des droits de succession et, plus souvent qu’à son habitude, de viol. Eh oui, dans les rues de Bagdad comme ailleurs, que ce soit dans nos quartiers « difficiles » ou dans la jungle congolaise, quiconque a une arme - et Dieu sait s’il y en a ici presque autant que dans une banlieue républicaine aux USA -, s’en sert pour forcer la porte de bien des paradis...

Je l’écoute et me plais à imaginer que j’ai en face de moi une Simone de Beauvoir arabe. Ce qui est erroné en fait : ici, on ne me parle certainement pas de liberté sexuelle mais de survie, à l’ombre des normes locales qui veulent qu’une femme soit « décente » et dévouée à sa famille. La liberté prônée par les femmes d’Occident effraie la plupart des femmes ici. La peur de l’enfer, cette gigantesque arnaque, est encore si présente. La peur du meurtre d’honneur ou d’une balle dans la tête par quelque milicien zélé, pour être sortie du rang. Malgré tout, ces luttes reviennent à un seul et même élément : les femmes doivent se réapproprier leur corps et leur existence et soustraire ces biens fondamentaux au contrôle des hommes, pris par la peur atavique que ce qu’ils ne contrôlent pas les engloutira...

Hania croit encore pouvoir changer la marche inéluctable des choses dans ce pays qui plonge vers le fondamentalisme. Sa conviction pourrait sembler ignorer la réalité. Elle pourrait être feinte, pour nous convaincre de financer plus - les ONG restent la seule source de subsistance décente pour beaucoup d’intellectuels et de professions libérales dans ce pays à l’élite décimée comme un château de cartes. Notre entretien est fini. En lui serrant la main, je vois son sourire animer de nouveau la peau flasque de son visage et allumer la certitude dans son regard. Aucun signe de fatigue. Il fait un peu plus frais aujourd’hui... peut-être 48 °C. Elle vient de marcher quinze minutes pour arriver à l’hôtel depuis le check point ouvrant sur la zone rouge. Moi, je me sens déjà vaciller. En la regardant repartir d’un pas résolu vers la fournaise, je me dis que sa conviction sera la mienne. Du moins pour aujourd’hui.

   

 

Hassan

Un artiste, ça faisait longtemps. Ou plutôt, un imprésario. Hassan possède une galerie d’art, et nous venons de financer un de ses projets, alliant art et réconciliation nationale. Je me rappelle sa proposition. Elle n’était pas très claire, il manquait certainement quelques paperasses que nous devions collecter pour remplir nos archives. Mais peu importait : nous voulions financer un projet artistique. S’il doit rester une seule chose, en dernier recours, à soutenir dans un pays en guerre, ce sera toujours l’art, la création, l’évasion, l’absurde pouvoir d’un poète, d’un peintre ou d’un musicien. Hassan a tout le style d’un galeriste : cheveux longs, noir de jais, barbiche, chemise blanche ouverte sur une poitrine poilue, chaîne en or, bedaine naissante, et chaussures italiennes. On lui achèterait un faux Dalí sans confession.

Une galerie à Bagdad, donc - encore de quoi en étonner certains - et ce n’est pas la seule. Bagdad a produit parmi les plus grands peintres arabes des cinquante dernières années. Quand Le Caire monopolisait le septième art et la musique, Bagdad se lançait dans une création picturale sans égale au Moyen-Orient. Aujourd’hui, avec tout le maelström de violence, d’injustice et de désespoir qui s’est abattu sur ce pays, à quoi peut-on s’attendre sinon à une création artistique qui explose ? Beaucoup des plus grands artistes se trouvent exilés. Ceux qui restent n’ont plus qu’un nombre infime d’espaces où ils peuvent exposer. Aucun de ces endroits n’est sûr. C’est un miracle que la galerie d’Hassan n’ait pas encore explosé. L’ambassade de France les soutient aussi - c’est d’ailleurs tout ce qu’elle fait, soutenir la vie artistique en Irak - et les visites éclair de Kouchner ne changeront probablement rien à ce programme réduit. Soit, il faut bien quelqu’un qui le fasse. Au bout du compte, ça pourrait être la seule chose vraiment valable qu’aura faite la communauté internationale dans ce pays...

Hassan me montre des photos de vernissages, de conférences, et de toiles et de sculptures par centaines. Il sort de son classeur une copie de l’article du New York Times qui lui a été récemment consacré. On y parle de nous comme financeurs. Une fois n’est pas coutume, je me sens rasséréné sur l’utilité de ce que nous faisons dans ce pays... Il y aussi un café dans sa galerie, et sur les photos qu’il me montre, on y voit des jeunes au regard timide et inquiet, sirotant un coca ou buvant un café. Les jeunes... Ils retrouvent aussi ici un caisson d’oxygène inespéré pour pouvoir se courtiser, se taquiner, s’emporter, et délirer. Je ne suis pas sûr qu’Hassan ait bien réalisé les activités qui étaient contenues dans sa proposition de départ, ni que les fonds soient allés exactement là où ils devaient aller, mais je peux voir qu’ils ont profité à la lutte artistique dans ce pays - car il s’agit bien ici d’une lutte contre l’obscurantisme. Elle est peut-être perdue... Mais pas si vite ! On enterre toujours la création trop vite. Hassan parle, parle, de nouveaux artistes, de son site web où les artistes qu’ils exposent pourront bientôt être achetés en ligne.

Je décroche un instant de son discours habile et charmeur, et m’imagine volant par-dessus les check points et ronds-points mortels de Bagdad, pour arriver devant une de ses toiles, avoir le coup de foudre, l’acheter et la faire trôner sur les nombreux murs vides de ma maison. Hassan semble lire mes pensées ; il me dit qu’il va bientôt ouvrir une succursale à Amman pour pouvoir mieux vendre les artistes auxquels il croit. Je ne sais pas si c’est la futilité, le snobisme ou un réel goût artistique qui anime mon intention d’en acheter un... Peu importe, mon argent fera vivre l’art ici-bas. Comme un contrepoison au déversement quotidien de sang et de souffrances.

     

Omar

Grand, une prestance naturelle, un charme très oriental, moustache taillée de près, regard noir et perçant, nez aquilin, cheveux bien peignés sur la droite, le pas assuré... Il devrait être acteur de cinéma au Caire, on dirait voir resurgir Omar Sharif avant qu’il ne tombe dans l’alcoolisme et le siphon du jeu. Omar dirige un institut de formation d’adulte à Bagdad. Un universitaire, professeur de sciences politiques et de droit, reconverti dans la formation en tout genre. Il parle un anglais châtié ; pourtant il n’a jamais vécu à l’étranger. Un autre de ces Irakiens qui ont appris l’anglais par eux-mêmes, pendant les années de plomb de l’embargo, quand Saddam interdisait tout contact entre ses sujets et l’étranger. Omar a le verbe précis et régulier. Il garde une attitude un peu raidie, fière, craignant peut-être que je le voie uniquement comme un Irakien de plus qui viendrait chercher de l’aide étrangère. Il est fier d’expliquer comment lui et ses collègues financent eux-mêmes leurs propres stages de formation au Caire ou en Europe, pour devenir plus professionnels.

Ils enseignent tout, depuis la programmation neuro-linguistique (sorte de méthode Coué menant à la rédemption et à l’abandon de nos névroses, phobies et autres ingrédients inévitables d’une vie humaine), jusqu’à l’utilisation d’Excel, en passant par la gestion de projets, le langage du corps, le leadership et l’expansion du champ des perceptions... C’est si poétique, l’expansion du champ des perceptions, je voudrais commencer dès demain. Le nom de leur institut est encore plus poétique : Horizons illimités... Je vois surgir devant mes yeux un peu fascinés l’horizon irakien qui vous aspire vers l’infini, qui vous écartèle la vue et l’esprit, et dissémine votre âme aux quatre coins de son immense désert avant d’en abandonner les poussières dans les eaux lourdes du Tigre, ou de l’Euphrate...

J’en reviens à Omar. Il me déroule, sans sourciller aucunement, même avec un petit sourire narquois qui semble défier le mauvais génie qui les a déversées sur eux, toutes les calamités qui se sont abattues depuis quelques mois sur lui et ses collègues : d’abord, de collègues, il n’en a pour ainsi dire plus beaucoup. Sur six membres du conseil d’administration, cinq ont dû chercher refuge à l’étranger. On connaît la litanie : menaces de plus en plus pressantes, de plus en plus terrifiantes, et un jour, un collègue de fac est retrouvé égorgé ou sans tête au fond d’un des canaux qui parcourent Bagdad. Il faut alors partir. Omar reste le dernier ici, peut-être parce qu’il n’a pas de famille sur place, ils sont tous en Jordanie. Ensuite, ils ont dû fermer leur centre à Bagdad, après qu’il a été visé par une explosion. Pourquoi ? Allez donc savoir, ce pourrait être le fait qu’ils ont reçu des financements étrangers, ou qu’ils enseignent des sujets pas très orthodoxes (j’en reviens au « langage du corps », on peut y comprendre ce que l’on veut...), ou peut-être par erreur. Qu’importe. Il n’y a plus de centre. De toute façon, c’est devenu trop dangereux de faire venir des gens pour un séminaire de formation, en dehors des quelques hôtels transformés en forteresses de Bagdad - hôtels qui en profitent pour se faire une petite fortune en demandant des sommes incroyables pour la location de salles de réunion. Pour finir, un de leurs formateurs, sunnite, a lui aussi été assassiné après avoir mené une formation au ministère de la Santé, pour les fonctionnaires. Son identité a probablement été révélée à un milicien - le ministère de la Santé est un nid de sadristes -, et il est donc devenu une cible idéale.

Aujourd’hui, Horizons illimités fonctionne incognito, ou presque. Ils viennent d’ouvrir une branche au Kurdistan - le calme règne plus ou moins là-bas - et espèrent pouvoir s’y reposer un peu. Travailler à Bagdad devient tout simplement impossible. Et pourtant, les besoins en formation sont immenses. Nous le savons bien, nous, agences de l’ONU, vu que nous devons emmener tous nos homologues irakiens à Amman ou ailleurs, pour être formés. On ne trouve plus, ou presque, de ressources intellectuelles sur place. C’est cela, le vrai drame de l’Irak. N’y resteront bientôt que quelques ministres isolés dans leur tour d’ivoire dans la zone verte, et une classe pauvre, pas trop éduquée, et plutôt très islamisée. Même si la paix fleurissait soudain dès demain, comme un tapis d’éphémères après une pluie dans le désert, il faudra des années, pour ne pas dire des décades, pour ramener le pays au niveau de capacités auquel il se trouvait avant tout ce gâchis.

Omar conclut sobrement, ne demande rien. Je propose beaucoup, bien malgré moi, car d’habitude je me retiens bien de dire quoi que ce soit de concret qui pourrait déjà nous compromettre. Mais là, je ne peux résister. L’envie d’aider, par les deniers de mon organisation, par mes conseils, par des manuels, par je ne sais quelles ressources que je vais dénicher, pour que Horizons illimités subsiste. Je me connais, ça va passer. Je vais être repris par l’immense machine institutionnelle dans laquelle la plupart des promesses se perdent dans un océan de chaînes de décision et de procédures compétitives. Et une fois de plus, j’essaierai, malgré tout, malgré moi...

 

Statue de Gudea, Prince de Gadash

 

Voilà, c’était une nouvelle cargaison d’improbables héros. Et à chaque fois, la même question me taraude : et si tout cela, tout ce déluge de calamités, toutes ces harpies destructrices, s’abattaient (de nouveau) sur mon beau pays de France, comme elles l’ont fait ici, quel héros serais-je donc, si tant est que j’en sois un ? Je prendrais mes jambes à mon cou ou bien je me battrais avec le glaive dérisoire de la connaissance et de la tolérance face à l’obscurantisme ? Impossible de savoir.



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