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Sardaigne

Sardaigne

Sardaigne
Mis en ligne le lundi 17 septembre 2007 ; mis à jour le lundi 3 décembre 2007.

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Publié dans le numéro I (avril 2007)

INTRODUCTION GÉNÉRALE DE LA RUBRIQUE "LES MURS ONT LA PAROLE". La plupart des manuels d’histoire de l’art identifient le début du mouvement muraliste à l’œuvre des artistes mexicains du XXe siècle. Lié au mouvement de révolution qui marque l’histoire du Mexique des années 1900, le muralisme se développe dans les décennies suivantes autour de José Clemente Orozco, Diego Rivera et David Alvaro Siqueiros. Si ce mouvement reste le plus connu, il existe d’autres expériences de peinture murale à travers le monde. Aux États-Unis, dans les années 1930, le gouvernement lance le programme « Works of Public Art » à travers lequel les bâtiments publics sont couverts de peintures diffusant les idées du New Deal. Les artistes se nourrissent des exemples des maîtres mexicains qui sont euxmêmes appelés à peindre aux États-Unis : en 1932, Diego Rivera peint sur le bâtiment du Rockefeller Center de New York un grand portrait de Lénine qui fera scandale et sera effacé deux ans après sa réalisation. Le fascisme se sert également des murs à des fins de propagande politique, mais il s’agit surtout d’écritures, les peintures murales (ainsi celles de Mario Sironi) n’occupant que l’intérieur des bâtiments publics. La naissance du muralisme contemporain date de février 1967, lorsque le peintre américain William Wolker peint dans le ghetto noir de Chicago The wall of respect, un hommage à la communauté noire des États-Unis. Les peintures murales se multiplient alors dans les quartiers populaires des villes américaines par le biais d’artistes noirs, portoricains et chicanos (Mexicains qui vivent aux États-Unis). Mission District, le quartier mexicain de San Francisco, sera ainsi entièrement couvert de peintures qui deviennent une référence pour la collectivité. Des États-Unis, le muralisme se diffuse dans le monde entier. En France, Ernest Pignon réalise de gigantesques sérigraphies qu’il appose sur les murs de lieux marqués par des luttes politiques. L’aspect militant est aussi présent chez les Brigades muralistes chiliennes, qui utilisent la peinture pour diffuser les communications du gouvernement de Salvador Allende. En Europe, les affiches de Mai 68 et les peintures sur le mur de Berlin sont des exemples connus de l’utilisation des murs comme espace de parole. Mais il existe d’autres cas : ainsi l’Irlande du Nord, où les murs racontent le « dimanche sanglant » de 1972 et les revendications de l’IRA. Plus récemment, le mouvement Set Setal qui a surgi en 1990 à Dakar au Sénégal, porté par l’engagement des associations de la ville, donne son point de vue sur la vie sociale urbaine au travers des peintures murales.
Le Tigre

Texte de l’article sur la Sardaigne : Francesca Cozzolino
Photographies : Hélène Degrandpré


 

 Carabinieiri
 ORGOSOLO. Caserna dei carabinieri.
Peinture (L.10m x H.3 m) réalisée sur commande des carabinieri par TERESA PODDA & LUISA SANNA années 1990.
TEXTE : « Dans la demeure de la justice, même ceux qui exercent un pouvoir ne font que prêter service à ceux qui sont commandés. Eux en effet ne commandent non par désir de commander, mais par devoir de faire le bien des hommes, non par désir de dominer, mais par amour d’être au secours d’autrui. » Saint Augustin.

 

Le cas de la Sardaigne représente, dans le cadre de ce panorama mondial, un cas de pratique de peinture murale tout à fait singulière. Les origines de ce phénomène sont complexes. Les premières traces du muralisme en Sardaigne sont celles de l’artiste sarde Aligi Sassu qui réalise à Iglesias, en 1950, une peinture représentant le travail de la mine. Toutes les peintures qu’il effectue par la suite dans l’île se caractérisent par leur dimension sociale et contestatrice. Ses œuvres font écho à l’activité d’intellectuels sardes qui, dans la deuxième moitié des années 1950, essayent d’accroître le rôle de l’île dans le panorama artistique et culturel italien. En 1958 a lieu à Nuoro le « Convegno di Icnusa », dans lequel artistes et intellectuels de la région débattent du manque de moyens d’expression. En 1964 un premier pamphlet d’art politique, le Manifesto del Gruppo d’Iniziativa, pose les bases théoriques du mouvement muraliste : une pratique de l’art comme engagement au cœur de la société, un art à la portée de tous, hors des musées, qui s’exprime par des messages simples et qui cherche à instaurer une logique participative avec les habitants.

 peinture dioniso
 ORGOSOLO. Corso Repubblica. Peinture réalisée par le groupe DIONISO en 1969. Photo d’époque ; la peinture n’est plus visible aujourd’hui.

bandits d'orgosolo

ORGOSOLO. Corso Repubblica (ancienne mairie). Peinture (L.0,78 m x H.2,55 m) réalisée par FRANCESCO DEL CASINO en 1969, en mémoire du cinéma d’art et d’essai Cinema Fontana, et du film Les Bandits d’Orgosolo de Vittorio de Seta, sorti en 1954.

 

rue Allende

ORGOSOLO. Rue Allende. (L.3,30m x H.4,10 m) Peinture réalisée par MASSIMO CANTONI, fin des années 1990.
TEXTE : À Tienanmen, le 1er octobre 1949, Mao Zedong a célébré la révolution chinoise. À Tienanmen, 40 ans après, le régime communiste a perdu sa « légitimation du pouvoir venue du ciel ».

À la fin des années 1960, le muralisme se développe autour d’une autre figure centrale : le sculpteur sarde Pinuccio Sciola, dont le parcours artistique est marqué par des voyages au Mexique et par une forte implication dans les événements de contestation étudiante, en Espagne et en France. À la fin des années 1960, Sciola retourne en Sardaigne. Sous son impulsion, la région de San Sperate (Cagliari) commence à se transformer en paseo-museo, c’est-à-dire « villagemusée ». Le mouvement prend de l’ampleur dans la vie politique de la ville : en 1970, le paseo-museo se porte candidat aux élections municipales contre le parti démocrate chrétien et le parti communiste. Les initiatives artistiques se développent, avec toujours une étroite participation des villageois.

Les premières peintures murales naissent de cette expérience de partage. Chaque peinture correspond à un événement de la vie du village : fête populaire, élections... Progressivement, les murs du petit village de Sardaigne se font les porteparole d’une histoire, celle de la ville et de ses citoyens.

Cette initiative se diffuse rapidement dans d’autres villages de l’île. Mais si les motivations qui amènent Pinuccio Sciola et ses collègues à créer ces fresques restent de nature essentiellement artistiques, issues du désir de faire sortir l’art des musées, les autres peintures murales sont, quant à elles, essentiellement politiques : en se diffusant dans l’île, elles deviennent progressivement la « voix » contestatrice des habitants par rapport aux événements politiques de l’époque — cela sera le cas de beaucoup de villages de Sardaigne animés par une forte tension sociale, comme Orgosolo, Serramanna, Norbello, Ozieri et Villamar.

Ainsi, dans la décennie suivante à Orgosolo, un village de montagne, les peintures murales sont bien l’expression d’un malaise social. La première peinture murale politique d’Orgosolo (province de Nuoro) est réalisée en 1969 par Dioniso, une compagnie théâtrale anarchiste de Milan. Elle représente l’Italie, avec un point d’interrogation à la place de la Sardaigne — la question étant « Quelle place pour l’île dans la politique du gouvernement italien ? » Il est intéressant de souligner que les auteurs de cette peinture ne sont pas sardes, ce qui témoigne du fort écho national et international que suscite la question sarde dans les réseaux des groupes militants.

peinture francesco del casino

ORGOSOLO. Corso Repubblica. Peinture réalisée par FRANCESCO DEL CASINO et des femmes du village en 1978.
TEXTE : Le 8 mars 1908 dans une usine de New York, 129 femmes ont été enfermées par leur patron et elles sont mortes brûlées. Femmes unies pour l’émancipation, la libération et pour un vrai rôle de la femme dans la famille et dans le monde du travail.

affiche femmes du village

Affiche réalisée par des femmes du village dans l’atelier du CIRCOLO GIOVANILE d’Orgosolo, à l’occasion des manifestations de Pratobello, en 1969. On retrouve une « citation » de l’affiche dans la peinture ci-dessus.
TEXTE : Femmes et hommes unis dans la lutte.


Au cours des années 1968 et 1970, l’activisme de certains habitants donne naissance au « Circolo Giovanile d’Orgosolo ». C’est dans les locaux de son siège que seront produites toutes les affiches de contestation et de revendication qui décoreront les murs du village pendant des années — les dessins étant ensuite reproduits sur les murs. Un enseignant de dessin de Sienne, Francesco Del Casino, va jouer un rôle majeur en s’installant à Orgosolo. Les premiers travaux, réalisés par les mains inexpertes de ses élèves, cèdent bientôt la place à des œuvres beaucoup plus élaborées, tant au niveau du style que du message. Francesco Del Casino sera l’instigateur de la plupart des peintures du village d’Orgosolo. Son style évoque Picasso, mais on ne saurait réduire à cela le panorama varié des peintures murales de la région, étant donné la multiplicité des collaborateurs.

Ces années sont des années d’ardente activité politique où la participation populaire relève d’une prise de conscience exceptionnelle des événements liés à la politique nationale et internationale : événements de Pratobello (lutte locale contre l’implantation d’un camp de l’Otan), problème du chômage, lutte pour l’émancipation de la femme, guerre d’Espagne, coup d’État chilien, questions liées à la vie pastorale, revendications des étudiants pour l’application effective du droit aux études sans entraves — jusqu’aux événements plus récents peints sur les murs : guerre du Golfe, destruction des tours jumelles de New York, manifestations de Gênes contre le G8...

Aujourd’hui, la Sardaigne compte près de 250 peintures murales, presque toutes à tonalité politique. La majorité d’entre elles sont le fait de Francesco Del Casino, avec la collaboration constante, au cours de toutes ces années, des élèves de l’école.

Depuis les années 1990, une nouvelle impulsion est donnée à la production de peintures murales, avec un nouvel intervenant : le SCI (Service Civil International), une association réalisant des chantiers culturels avec des jeunes de différentes nationalités. Le SCI a mis en place des ateliers de réalisation de peintures murales en Sardaigne.

libération des pârurages

ORGOSOLO. Corso Repubblica. Détail d’une peinture (L.3m x H.7 m) réalisée par FRANCESCO DEL CASINO en 1976 et restaurée en 1984, en mémoire des luttes pour la libération des pâturages de Pratobello, occupés par l’OTAN pour y créer une base militaire.
TEXTE : Ce qui se passe à Pratobello, contre l’élevage et l’agriculture, est une provocation d’ordre colonial. Il faut remonter à la période du fascisme pour retrouver un événement pareil. Pour cette raison je me sens solidaire avec les bergers et les agriculteurs d’Orgosolo qui résistent avec courage et si je n’étais pas en mauvaise condition de santé, je serais parmi eux. Texte du télégramme de l’intellectuel et homme politique Emilio Lussu, juillet 1969.


Une nouvelle étape dans le développement du muralisme commence alors, qui cette fois ne se caractérise pas par un engagement dans la création, mais plutôt par une volonté de conservation de ce qui commence à être perçu comme le « patrimoine culturel » de la ville. On trouve un exemple de cette nouvelle démarche à Orgosolo où, en 2000, l’administration municipale met à disposition plusieurs dizaines de millions de lires pour la conservation et la restauration des peintures du village et confie cette mission aux étudiants de l’école d’art de la ville. Cette apparition progressive d’une reconnaissance intellectuelle fait subir une importante mutation aux peintures murales de Sardaigne : d’outils de contestation politique (cas du village d’Orgosolo) ou artistique (cas du village de San Sperate), ces peintures sont devenues un élément fondamental de la politique urbaine et des programmes culturels des différentes municipalités. Tout conduit à une institutionnalisation du phénomène, comme en témoigne la récente mise en place d’un règlement sur la réalisation des peintures murales par la mairie d’Orgosolo. Parallèlement, la Sardaigne a ouvert une procédure visant à la reconnaissance du statut d’œuvres d’art pour ces peintures singulières.

Del Casino, parti de Sardaigne depuis 1985, retourne parfois à Orgosolo faire de nouvelles peintures. Certains de ses élèves ont pris la relève ; ainsi Teresa Podda et Gianfranco Fistrale. Ce dernier avait créé un collectif très engagé, Le Api, actif de 1976 aux années 1980, qui a réalisé plusieurs peintures, et soutenu depuis d’autres groupes indépendants venus à Orgosolo pour réaliser une peinture murale — ainsi la peinture en l’honneur de Carlo Giuliani, tué lors des manifestations de Gênes en 2001.

rue Arbarei

SAN SPERATE. Rue Arbarei. Peinture (L.6 m x H.8,65 m) réalisée par ANGELO PILLONI en 1976 en l’honneur du village de San Sperate : on peut y voir les symboles du village : orages, agriculture, maisons typiques du Campidano, fête du village.

Les politiques culturelles de l’île se trouvent en outre confrontées aux enjeux de l’économie touristiques. Les circuits touristiques proposés par certains opérateurs touristiques (FRAM pour la France) sont significatifs : le passage par les villages des peintures murales se résume en une rapide visite des « dessins » des bergers révolutionnaires — lorsque les touristes ne peuvent pas profiter des belles côtes de l’île à cause du mauvais temps, et entre deux bonnes heures à goûter les produits de leur cuisine... Et les explications du sens de ces images sont succintes voire erronées. Un exemple en est la peinture qui se trouve sur la façade du commissariat d’Orgosolo — peinture qui représente trois bergers qui tiennent leur main sur l’oreille (technique typique du chant polyphonique sarde), un enfant qui tire la veste de son père et deux femmes qui discutent avec deux policiers. Les auteurs de ce mur peint ont représenté l’atmosphère pacifique nouvelle entre les policiers, qui prennent part à une fête dans la campagne avec les gens du village, après des années de conflit entre villageois et forces policières. Les guides touristiques, eux, préfèrent raconter que les trois hommes sont trois brigands sardes qui se parlent en secret, et que l’enfant les prévient de l’arrivée de la police, venue les chercher auprès de leurs femmes...

liberté
 

égalité fraternité


ORGOSOLO. Rue Ennio Porrino. (L.5,60m x H.1,90 m) - détail. « Liberté, Égalité, Fraternité » ou « Sarkozy, Banlieues di Parigi », réalisée par PASQUALE BUESCA en novembre 2005 suite aux événements dans les banlieues parisiennes.
TEXTE : « La trop grande sécurité des peuples est toujours l’avant-coureur de leur servitude. » Jean-Paul Marat. « Parce que vous avez voté encore pour la sécurité et la discipline, convaincus d’avoir éloigné la peur de changer, on viendra à vos portes et on criera encore plus fort. » Citation de la chanson de Fabrizio De André.


peinture sur berlusconi


ORGOSOLO. Corso Repubblica. (L.2,30m x H.5 m) - détail. Peinture sur Berlusconi réalisée par FRANCESCO DEL CASINO en 2002.
TEXTE : Justice, chômage, santé, école, constitution... j’y pense ! « Ils ont mérité leur peine, lorsqu’ils ont brisé la justice en donnant des peines aux autres. » Peppino Mereu.

panem et circenses

ORGOSOLO. Circonvallazione San Michele. Peinture (L.18 m x H.10 m) réalisée par Tristan Favre et Hug Marechal en 2006.
TEXTE : Panem et circenses.


 

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