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Underground Expansion

Underground Expansion

Underground Expansion
Mis en ligne le mardi 6 mai 2008 ; mis à jour le dimanche 6 avril 2008.

Publié dans le numéro VII (déc. 2007-fév. 2008)

19 août 2007 Bagdad, bureau ONU

 

Dix-neuf heures. Fin d’une longue journée de labeur, réfrigérée par l’air conditionné poussé au maximum par mon voisin de rangée - je me prends tout l’air froid sur le cou, comme si j’étais tombé d’un jumbo jet en plein Groenland, au retour de vacances tropicales, et lui, à l’écart du flux profite simplement de l’air agréablement frais. Passer une journée au bureau ici, c’est alterner entre la toundra et le Sahara. Dehors, il a bien dû faire 50 °C à l’ombre en cette belle journée au ciel limpide. Difficile à décrire... On est happé par la chaleur dès que l’on sort du sas de réfrigération, elle entre par tous les pores, comme une hydre à un millions de têtes partant dans notre corps à la recherche de la moindre goutte de H2O à anéantir. Et pourtant, supportable, très supportable. Pas une goutte de sueur. Elle serait de toute façon immédiatement désintégrée : l’humidité de l’air ne dépasse pas 10 %.

Enough is enough, j’envoie un dernier email, plus par réflexe, comme si je devais remplir un quota quotidien, ferme mon laptop d’un geste sec et m’apprête à enfiler mon PPE (Personal Protection Equipment), ou gilet pare-balles et casque, pour faire plus simple. Soudain, la porte de notre longue salle de classe s’ouvre - nous occupons une ancienne école pour enfants d’apparatchiks de Saddam -, et surgit un collègue français. Il nous invective, moi et mon collègue franco-canadien, celui qui me maintient dans la toundra toute la sainte journée, l’air agité : « Vous avez entendu la nouvelle ? Non ? Il paraît que Kouchner est à Bagdad aujourd’hui. Il aurait même fait un tour ici, dans nos bureaux, il y a quelques instants, pour voir les grands chefs. » J’ai aussitôt des visions de Kouchner sur la plage en Somalie, un sac de riz sur l’épaule, ou de Mitterrand débarquant à Sarajevo en plein début de guerre. Quant à ce à quoi tout ce raffut médiatique a servi, dans un cas comme dans l’autre...

Je finis de fermer mon gilet pendant que mon collègue, celui du climatiseur, appelle le service de presse de la mission. « Ah bon ? Il est venu... Et il est déjà parti ! Et vous n’avez même pas pensé à nous appeler pour venir le voir, nous le seul staff français de la mission ?! Non, mais alors là, on hallucine ! Il était là, dans le même bâtiment, à une dizaine de mètres, et vous n’avez rien dit au staff !... » Je vois la photo, Papa Kouchner tapant d’un geste plein de grandeur républicaine et de dévouement humanitaire sur l’épaule de ces courageux travailleurs de l’ombre, Français de surcroît, coincés à Bagdad, par 50 °C à l’ombre - enfin, durant les rares intermèdes de réalité entre deux conteneurs réfrigérés - et sous les tirs de mortier. On aurait peut-être eu droit à une entrevue ministérielle, ou bien à un entrefilet dans le journal... Dieu soit loué, j’ai échappé à cette notoriété-là. J’ai déjà eu à serrer la pince de « MAM », lors d’une soirée de l’ambassadeur, l’année passée, il n’y manquait que les rochers Ferrero, et à lui faire part de mes activités onusiennes en Irak. J’ai cru que la DGSE allait m’appeler le lendemain pour me débriefer. Eh bien non, soit nos services de renseignement sont très mal organisés, soit je ne représente rien de vraiment intéressant pour eux. La seconde option est la bonne : il y a suffisamment de barbouzes françaises en Irak, anciens légionnaires en tout genre, dans les myriades de boîtes de mercenaires au service de l’armée américaine, Blackwater et autres, pour faire du renseignement pour la France...

Une fois de plus, je m’égare. Nos chefs à l’ONU n’ont pas cru bon, donc, de faire se rencontrer notre pseudo grand homme avec ses pauvres compatriotes égarés sur ce bateau à la dérive. Vexé ? Oui, un peu. Soulagé, beaucoup. Que lui aurais-je dit, de toute façon ? Que tout ce bataclan sur l’expansion de la mission des Nations Unies en Irak est de la poudre aux yeux, de la poudre de perlimpinpin, de l’encre sympathique consciencieusement imprimée sur les pages immaculées et solennelles du Conseil de Sécurité  ?

 

Statue de Gudea, Price de Lagash, vers 2120 av J.-C.
Musée du Louvre, Département des Antiquités Orientales

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Mais, M. Kouchner, de quelle expansion parle-t-on ici ? Il n’y a rien de ce qui est écrit dans cette nouvelle résolution, que ne nous n’essayions déjà de faire. Regardez ici : section des droits de l’homme, section électorale, section politique et du dialogue national, section constitutionnelle, section humanitaire et de reconstruction... Nous sommes tous là. Enfin, pas très nombreux, vu les restrictions imposées par New York sur les effectifs à Bagdad. À chaque fois qu’un mortier tombe à proximité - ou en plein milieu - du bureau ou du camp ONU, on s’attend même à ce que tout le monde soit rappelé au bercail.

Expansion... Vous avez dit expansion ? Mais dans quelle direction ? Dans quelle dimension ? Vers le ciel ou sous la terre ? Venez donc visiter notre camp ! Avant, il y a avait un semblant de jardin, des reliques du jardin de roses entretenu par le sympathique et sanguinaire Udaï, qui venait peut-être y chercher quelque inspiration pour ses prochains jeux du cirque, on pouvait s’étendre sur l’herbe, ou lire à l’ombre d’un palmier, on voyait le ciel de Bagdad, immensément vide de nuages, même de la plus infime trace de nuage, à l’image du pays, un ciel désertique, d’une platitude extrême, un ciel à la limite du supportable... Avant, la lumière crachée par le soleil arrivait quand même à s’infiltrer entre les sacs de sable qui obstruent les fenêtres de nos trailers pour venir rappeler à nos yeux endormis et endoloris qu’une nouvelle journée commençait, et qu’elle finirait plus tôt qu’on s’y attendait, car toute journée n’a qu’un seul objectif, laisser place le plus vite possible à la suivante... Voilà, c’était « avant », avant que l’on doive tout recouvrir d’une protection de métal, de bois et de sacs de sable. Avant que quelques mortiers ne tombent ici et là, sur le camp ou juste à côté. Maintenant, maintenant... Venez donc voir, M. Kouchner !

C’est une immense prison, on vit comme des rats de laboratoire, si peu de lumière directe nous atteint que l’on pourrait dépérir, même en plein été à Bagdad. Le matin, je n’arrive plus à me réveiller, mon corps ne sait plus si c’est l’heure de se lever. Les rayons tenaces du soleil d’août n’arrivent plus à se frayer un chemin jusqu’à nos intérieurs suffocants. Trop de couches de protection à traverser. Voilà, nous vivons sous haute protection. C’est vrai que l’on s’endort un peu plus rassuré mais, une fois endormi, ça ne fait aucune différence. Les rêves restent les mêmes : imprévus et dénués d’un sens que l’on cherche, commodément, à leur donner. Je ne vous rappellerai pas, non plus, l’obligation qui nous est faite de porter casque et gilet pare-balles avec plaques de fonte devant et derrière (presque dix kilos en tout), dès que l’on met un pied dehors. Même pour venir vous admirer dans votre visite héroïque et, ô combien illusoire ! Comme si le panache français - soit dit en passant pas si « panache » que ça, puisque Bush, Blair et compagnie viennent traîner leur guêtres sous ces latitudes depuis belle lurette - pouvait changer quoi que ce soit au fait que les chefs de guerre irakiens ont décidé d’en découdre jusqu’à qu’il y ait bien un « gagnant-gagnant » et des « perdants-perdants »...

Donc, comme je vous le disais, nous sommes obligés de mettre notre armure de peace-keepers des temps modernes qui nous rend patauds, plutôt ridicules, quand tant de gens autour de nous, et notre personnel irakien pour commencer, ne le porte pas. Au moins, on ne peut pas nous confondre avec les chiens de guerre de Blackwater. Mise à part l’absence de fusil à notre ceinture, nos gilets et nos casques sont bleu ciel, du beau bleu pacifique et débordant d’espoir de l’ONU...

On a dû vous dire aussi que, si nous sortons rarement de nos espaces confinés de la zone verte, notre présence, même épisodique, dans l’Irak, le vrai, est inexistante. Depuis mon retour en Irak il y a plus d’un an, je n’ai jamais mis le pied en dehors de la zone verte, comme 90 % de mes collègues. Ceux qui sont autorisés, exceptionnellement, à aller en zone rouge le font avec escorte militaire plus hélicoptère de sauvetage volant au-dessus du convoi, de quoi passer inaperçus dans les rues défoncées de Bagdad, et se faire aimer de la population...

Nous entendons parler de l’Irak, nous imaginons l’Irak, nous en voyons plus à la télé, sur les mêmes chaînes que vous, que de nos propres yeux. Enfin, et c’est bien cela le plus pathétique, nous ne voyons que les quelques Irakiens qui ont la permission - et le courage - de venir fréquenter la zone verte, zone de non-droit total, en dehors de la juridiction irakienne, une sorte de Far-West où les Irakiens sont avant tout des suspects pour tous ceux qui portent un uniforme. Des suspects, pour ne pas dire des hôtes dérangeants. Dans leur propre pays. Nous sommes revenus à l’époque du Shanghai des années 30, avec les concessions françaises, anglaises ou allemandes, où l’occupant devient l’hôte et l’occupé, l’invité, enfin « invité », c’est un bien grand mot, je dirais plutôt « toléré ». Expansion de l’ONU ? Encore faudrait-il que notre présence ait une réalité quelconque pour les Irakiens aujourd’hui. Et elle n’en a pas. Nous n’existons que pour nous-mêmes, en quelque sorte.

Donc, pour résumer ma question, M. Kouchner, cette expansion de l’ONU va-t-elle se faire vers les entrailles de la terre irakienne  ? Je ne vois pas d’autre solution, quand on est en train déjà de se replier sur nous-mêmes. Une expansion souterraine, an underground expansion ? Comment voulez-vous, dans les conditions actuelles, nous multiplier ici, nous envoyer parcourir les rues et les ministères, et les hôpitaux, et les universités, et les villages, et les champs irakiens, sans parler du désert ou nous devrions aider les Kurdes aussi à déterrer leurs morts par milliers ?

Nous sommes déjà tant coupés de la réalité qui se déroule autour de nous, et à notre insu, à la surface de cette terre biblique, qu’il serait plus utile de penser à passer sous terre. Ce serait pratique, il y existe déjà un réseau de tunnels et de bunkers construits par Saddam. Oh, rien de ce que les journaux nous promettaient avant la guerre de 2003 ! Ce n’est pas une ville sous la ville, juste quelques couloirs sordides qui vont on ne sait où, et des salles au plafond bas qui sentent le renfermé. Remarquez, à dix mètres sous terre, c’est un peu normal, l’odeur de renfermé. Mais on pourrait creuser d’autres galeries. La terre d’Irak est riche et profonde, elle s’ouvrira généreusement à notre développement rhizomique. On pourra alors avoir beaucoup plus de « nous-mêmes », une « armée de nous-mêmes », comme dirait Björk. Une fourmilière de soldats de la paix. Bien à l’abri. Et des mortiers, et du soleil. Et, accessoirement, des Irakiens.

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Statue de Menishtusu, Roi D’Akkad, vers 2279 av. J.-C.
Musée du Louvre, Département des Antiquités Orientales 

 

En fermant la porte de ma voiture, je finis de dévider dans ma tête tous ces mots que je n’ai heureusement pas eu à prononcer à notre ministre plénipotentiaire et ubiquiste. C’est dingue ce que la bravoure peut nous faire dire en silence. Si j’avais dû affronter notre envoyé spécial, j’aurais probablement dévidé des platitudes rassurantes, sur le fait que l’on arrive quand même à faire un tant soit peu de travail utile. Que l’on arrive même à voir et à parler, et à toucher si l’on veut, des Irakiens, des vrais. J’aurais probablement dit que l’on ferait notre possible pour soutenir l’expansion de notre mission ici. Mais quand à prédire l’effet que tout cela aurait... En fait, j’aurais peut-être dit tout simplement que je ne sais rien, que je ne peux prédire de quoi demain sera fait, ni vers quoi l’ONU se dirige ici, et que ceux qui l’ont fait sont soit des extralucides soit des menteurs. On essaye juste de nager dans le bon sens, de ne pas trop s’épuiser en nageant à contre-courant.

Je démarre, mets en route l’air conditionné - seule manière de respirer dans une voiture blindée - et me dirige vers le check point fidjien qui précède le check point géorgien. Le soleil se couche. L’air est rosé, la pénombre douce. La poussière retombe lentement après une nouvelle journée où les volutes de vent brûlant l’ont fait tournoyer sans pitié. Si je pouvais ouvrir la fenêtre, je sentirais le Tigre tout proche et ses effluves moussues. L’harmonie se répand à la surface du monde. Tout semble à sa place, même les soldats de tout poil qui gardent les multiples check points. Cet instant-là justifie soudain, aussi fugace et futile soit-il, notre présence ici, à la surface de la terre irakienne, et non dans quelque labyrinthe souterrain.

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