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Grothendieck mon trésor (national)
Publié dans le
numéro 06 (24 avril-7 mai 2010)
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« C’est ta première action ? - Avec la Barbe, oui. Mais d’habitude je me baigne seins nus à la piscine. » Je viens d’engager la conversation avec Noëlle, sympathique jeune femme venue ce soir-là prêter main forte aux Barbues. Passé le premier réflexe goguenard (« Tu tombes le haut de maillot et tu gardes le bonnet ? »), je demande des précisions. J’apprends qu’il ne s’agit pas d’un cas isolé d’exhibitionnisme mais du mode de militance d’un collectif féministe. Les Tumultueuses débarquent torses nus dans les piscines publiques de Paris, parfois flanquées de complices masculins affublés de leurs soutiens-gorge. Leur revendication : que le corps des femmes cesse d’être considéré comme plus sexuel que celui des hommes, et soumis à des normes de beauté. J’ai dans l’idée qu’avec de telles méthodes, les Tumultueuses sont reçues avec ferveur. Noëlle me détrompe. Outre l’accusation récurrente d’attentat à la pudeur, il n’est pas rare que la police vienne les sortir de l’eau. « Le pire, ça été l’action à la piscine Pailleron, dans le xixe arrondissement. Le directeur a appelé les flics et ils nous ont poursuivies jusque dans les douches des femmes ! » De retour chez moi je constate que ces « actions piscines » sont plutôt bien relayées sur internet. Le site de La Dépêche du Midi tente même de surfer sur la vague, espérant harponner le chaland par un racoleur « -VIDEO- Des féministes seins nus dans une piscine parisienne ».
À l’humour et l’insolence de leurs aînées, les féministes de la nouvelle génération ont ajouté une bonne dose de communication. Nom de scène qui claque, image de marque et dispositif labellisés, la formule est calibrée pour être médiatique. Elles ont parfois un côté showgirls, et parmi leurs trophées de guerre les Barbues évoquent volontiers l’ovation monstre qui avait ponctué leur intervention dans un salon d’entrepreneurs au Palais des Congrès, immédiatement suivie par une désertion de la moitié des spectateurs. Séduire pour rallier à la cause entre dans leur stratégie, ce qui provoque parfois des divergences avec les militantes traditionnelles. À une table ronde réunissant il y a peu divers courants féministes pour préparer les quarante ans du MLF, les propositions de la Barbe ont été accueillies vertement par certaines anciennes : « On n’est pas là pour être sympa. Le féminisme, c’est pas pour faire joli. »
La force des Barbues est pourtant de savoir tirer profit de l’effet qu’elles produisent. Si le groupe est exclusivement féminin, c’est notamment parce que les services d’ordre français sont formés pour neutraliser des hommes. « On pense qu’ils ont un peu plus de difficultés à nous foutre dehors parce qu’ils ne sont pas entraînés à ça. Le fait qu’on soit des femmes a un effet retard. Avant qu’ils aient trouvé quelle posture adopter, on a eu le temps de monter au créneau », m’expliquait Chris. « Nous pouvons intervenir dans certains lieux parce que nous sommes des filles jeunes, blanches, issues de milieux socioculturels assez favorisés, et plutôt sympathiques », analysent Anne et Catherine. Pendant une opération qui avait failli mal tourner, Anne se souvient de la réaction d’un vigile furieux de s’être laissé berné, qui lui criait : « Envoie-moi ton mec, je vais le latter ! »
Après deux mois de fréquentation de la Barbe, je m’aperçois que la logistique constitue une grande part de l’activité du groupe, monté en association. Les coulisses des coups d’éclat, ce sont les longues réunions du soir, les mails pléthoriques, la prospection des cibles, la rédaction collégiale des tracts et des discours, les détails pratiques de l’organisation des raids. Certains journalistes de confiance sont parfois avertis des actions et invités à les couvrir ; après coup, des communiqués de presse partent aux très nombreux contacts du « fichier médias ». Mais ce sont surtout les films des actions, mis sur le site et largement visionnés, qui constituent la marque de fabrique de la Barbe. On y trouve des moments d’anthologie, comme la réponse de Gérard Longuet au Sénat, se défendant de sexisme en ces termes : « Je suis marié avec une femme, ce qui est encore assez fréquent, j’ai quatre filles, une mère et quand j’ai un chien, c’est une chienne. »
Tout cela a contribué à renforcer la popularité de la Barbe. Le 8 mars dernier, pour la journée des femmes, les invitations des journalistes ont plu. Sur Europe 1, l’objectif de Jean-Marc Morandini était clair : faire dire aux Barbues que le féminisme a gagné - exit le féminisme. Dans les magazines féminins, des articles sur les « nouvelles militantes » voisinent désormais avec les titres « redevenir une vraie femme en dix leçons », cours de cuisine, de tricot et de strip-tease à l’appui. Il y a quelques semaines la Barbe avait rencontré Christine Delphy, militante historique et théoricienne, qui s’alarmait de ce retour de bâton. Elle comparait le combat féministe au mythe de Sisyphe : « Quand on lutte on avance à pas de fourmi, mais dès qu’on s’arrête, on recule. » Les féministes d’aujourd’hui doivent faire du buzz pour recruter et agir, avec le risque que l’aspect ludique de la démarche dépolitise leur mouvement : c’est la rançon de la gloire médiatique.