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« J’arrive à faire face à à peu près tout »
« Le respect de la diversité n’est pas une donnée française »
Une audience à la Cour nationale du droit d’asile
Grothendieck mon trésor (national)
Publié dans le
numéro 033 (septembre 2013)
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Si j’étais géographe, je vous dirais ceci : « À environ 100 toises du cap de Terre Rouge, qui appartient à la presqu’île de Giens et qui est à peu près à la moitié de sa longueur E. et O., on trouve un petit rocher nommé le Ribaudon. [...] Tout près, et au S. du Ribaudon, est un plus gros rocher nommé le petit Ribaud, presqu’entouré de roches à fleur d’eau qui s’en écartent un peu. À 100 toises dans le S. du petit Ribaud est l’île du grand Ribaud, qui forme une espèce de triangle. » [1]
Si j’étais Joseph Conrad, je vous dirais ceci : « Sur [cette île], un vieux palmier déchiqueté, au gros tronc ventru tout hérissé d’épines, véritable sorcier parmi les palmiers, fait frissonner, au-dessus du sable rude, un lugubre bouquet de feuilles desséchées. » [2]
Si j’étais le général de Gaulle, je vous dirais ceci : « Tenez, mon cher, en remerciement des recherches secrètes que vous avez menées pour la France, je vous offre cette île, vous en ferez ce que vous voudrez ! »
Si j’étais agent immobilier, je vous dirais ceci : « Un besoin de solitude, un besoin de tranquilité, loin de tout, loin du monde. Et... un produit unique. Parce que c’est le seul produit qui existe sur la côte d’Azur : une île avec une maison, il n’y en a qu’une. » [3]
Si j’étais Raphaël Meltz, voilà ce que je vous dirais :
Cette enquête, je l’ai commencée il y a un an. Elle correspondait à un vieux désir : faire des recherches, exhumer les secrets, tous les secrets, en s’intéressant à quelque chose de minuscule, quelque chose de si petit que personne ne le regarde, que personne ne s’y intéresse. Paraphrasant Flaubert : « Ce qui me semble beau, ce que j’aimerais faire, c’est une enquête sur rien ». Et très vite il m’est apparu que le Petit Ribaud, une île de 9745 mètres carrés juste en face de la presqu’île de Giens, pourrait parfaitement jouer ce rôle.
Comment choisit-on un sujet ? Pourquoi une idée sur laquelle on réfléchit un soir pendant quelques heures, traînant sur internet à la recherche d’informations, devient au final un article de 32.000 signes ? Mes premières recherches datent du 28 août 2012 (les fichiers informatiques en gardent le souvenir). Tout est parti d’une discussion avec une amie, habituée de Porquerolles, la grande île varoise, qui me parlait du Grand Ribaud, située juste en face : le Grand Ribaud est une île privée, achetée à la fin du XIXè siècle par le docteur Charles Richet (prix Nobel de médecine en 1913), et appartenant toujours à ses héritiers. Inconstructible, privée d’accès en eau et en électricité, l’île accueille chaque été les membres de la famille Richet qui y vivent des vacances de Robinson tout à fait romanesques.
Et puis cette phrase de mon amie : « À côté, il y a le Petit Ribaud, qui appartenait à un espion russe à qui le Général de Gaulle l’avait offerte pour le remercier d’avoir livré des secrets à la France et pour qu’il soit à l’abri » [4].
Aussitôt je saute dans mon petit avion virtuel, celui des photos aériennes de Google Maps, et celui de Geoportail, et je tourne autour de ce petit îlot surmonté d’une grosse bâtisse, je trouve des photos prises depuis la mer, depuis le ciel. Et puis, rapidement, une série d’informations assez précises bien qu’un peu secrètes : bientôt je connais le nom de la SCI (société civile immobilière) qui possède le Petit Ribaud, et, de fil en aiguille, le nom du propriétaire de ladite SCI, et des informations sur son activité professionnelle - de quoi me donner l’eau à la bouche. Un îlot mystérieux appartenant à quelqu’un qui semble l’être tout autant : un sujet en or.
Jacques Rigaud a laissé peu de traces publiques : profitant d’une homonymie avec l’ancien patron de RTL, il est quasiment introuvable sur Google. À peu de choses près, j’aurais pu ne jamais découvrir son existence. Mais voilà, péché d’orgueil, il a, un jour, décidé de domicilier la SCI familiale, au début tout à fait ordinaire (des petits appartements dans le Val-de-Marne) sur l’île du Petit Ribaud, acquise en 1995. Voilà qui explique pourquoi j’ai trouvé sur internet [5] le procès verbal de l’assemblée générale des trois associés de la SCI Florida (Jacques Rigaud et ses deux filles), assemblée qui, le premier septembre 2004, « décide de transférer le siège social à l’île du Petit Ribaud ». Dès lors, il me suffisait de tirer le fil. L’ensemble des actes publiés par la SCI Florida permettent d’en savoir plus sur Jacques Rigaud : né en 1942, il est « conseiller », et, en 2002, « non résidant en France, résidant en Angola ». Avec le mot-clé « Angola », les recherches Google sont un peu plus faciles. Ainsi la Lettre de l’Océan Indien du 19 mars 2011 : « Lors de son séjour à Paris début mars, le chef de l’Etat mozambicain s’est entretenu à son hôtel avec la présidente de France International Service (FIS), Fatima Faquir, et le vice-président de cette société, Jacques Rigaud. Ce dernier, ex-attaché commercial de l’ambassade de France en Angola, a été très actif dans ce pays via les sociétés FIS, Wapo (services pétroliers) et WTA (transports), avant de s’implanter dans le tourisme à Sao Tomé-et-Principe. Rigaud est d’ailleurs le consul honoraire de Sao Tomé en France. » Sao-Tomé-et-Principe est une petite république insulaire située en face du Gabon ; un consul honoraire exerce le rôle d’un consul sans percevoir de rémunération, donc en plus de son activité professionnelle habituelle. C’est surtout, pour celui qui en a le titre, la possibilité d’avoir un passeport diplomatique, et de commercer entre les deux pays sans droits de douanes. En 1995 [6] la société FIS (dont le vice-président est Jacques Rigaud) a ouvert « un club de vacances à Sao Tomé : le Club Santana. Pour les fêtes de fin d’année, une partie de l’Etat-major d’Elf s’y est retrouvée autour de Philippe Jaffré et de Geneviève Gomez. Très actif en Angola, FIS a également ouvert une ligne privée d’aviation (GIAS) avec Sao Tomé. » La revue Politique internationale écrivait en 2001 [7], à propos de Sao Tomé : « L’affaiblissement de l’emprise économique de l’État est allé fréquemment de pair avec un abandon de souveraineté sur des pans entiers du territoire. L’industrie touristique, en particulier, fonctionne en circuit fermé. L’entrée des hôtels est soigneusement gardée et la clientèle s’y repose à l’abri des regards indiscrets. Le club Santana géré par Jacques Rigaud, un homme d’affaires français par ailleurs consul honoraire de Sao Tomé à Paris, est un bel exemple de ce genre d’enclaves. »
En juillet 2002, l’hebdomadaire angolais Angolense racontait que la société Wapo (alors présidée par Jacques Rigaud ; deux ans plus tard, il allait revendre la société) avait été condamnée à réintégrer et à payer les salaires de deux cent ouvriers injustement licenciés : « Différents secteurs de la société ont manifesté leur indignation face à l’impunité dont paraît bénéficier Jacques Rigaud en Angola (sous une soi-disant très étrange protection d’on ne sait pas très bien qui...) ». Un article [8] d’Africa Confidential permet de se douter d’où peut venir cette étrange protection : « Jacques Rigaud a joué un rôle central dans le développement des activités d’Elf en Angola. Officiellement, Rigaud s’occupe d’une agence de voyages, mais il est les yeux et les oreilles d’Elf à Luanda où il collecte des informations et règle les problèmes qui peuvent se poser. » Bref : pétrole, tourisme pour occidentaux, transports... On imagine les revenus qui vont avec, et il n’est guère étonnant que, en 1995, la SCI Florida de Jacques Rigaud ait pu acheter l’île du Petit Ribaud pour 1,4 millions d’euros. Au moment de la transaction, l’île est vendue avec avec la maison, ainsi présentée sur Wikipédia : « Une maison en pierre édifiée sur deux niveaux est présente sur le Petit Ribaud. [...] Cette île présente de nombreux handicaps : exposition très forte au vent (mistral et vent d’Est), petit terrain, absence de port abrité, pas de plage, impossibilité de construire, insularité. Toutefois, le site est unique en raison de son emplacement et de sa rareté. Il faut noter que l’île jouit d’un dispositif d’alimentation en eau et en électricité. »
En septembre 2012, je suspends mes recherches. Richard Cuffini, le pilote du bateau-taxi dont mon amie m’a donné le contact et qui doit m’emmener visiter l’île, n’est plus là : il ne travaille que pendant la saison touristique. Comment pourrais-je raconter le Petit Ribaud sans mettre les pieds sur l’île ?
Neuf mois plus tard, mon enquête reprend. Je suis tout au bout de la presqu’île de Giens, sur l’embarcadère de la Tour Fondue. Nous sommes le mardi 28 mai 2013. Richard Cuffini vient de mettre son bateau à l’eau : je suis son premier client, cette saison. Il fait un temps épouvantable sur la presqu’île de Giens, gris et pluvieux, mais Richard m’explique que le climat prévu pour le lendemain (ensoleillé mais venteux) ne permettra pas d’accoster sur l’île. Je veux bien le croire, mais la promenade idyllique va se transformer en raid d’aventure. C’est d’autant moins amusant que Richard vient de m’apprendre que je n’aurai pas le droit de visiter la maison. La veille, il a envoyé un mail au propriétaire de l’île (Jacques Rigaud, donc, mais Richard ne me donne ni son nom ni ses coordonnées : il protège les informations privées de son client - c’est lui qui l’emmène sur l’île). Réponse lapidaire par sms : « Désolé mais je ne souhaite pas pour l’instant participer à ce projet ni d’écrit sur le petit Ribaud, on termine les études d’impact, après les travaux je pourrai rencontrer la personne. » En d’autres termes, le propriétaire me refuse le droit de visiter son île.
Heureusement, j’ai la loi du 31 décembre 1976, dite « loi Giscard », avec moi. Dont l’article 52 a rajouté au code de l’urbanisme l’article L 160-6 qui stipule : « Les propriétés privées riveraines du domaine public maritime sont grevées sur une bande de trois mètres de largeur d’une servitude destinée à assurer exclusivement le passage des piétons. » Ce qui signifie que toute propriété, aussi privée soit-elle, doit laisser libre un accès sur une bande de trois mètres de largeur. Laquelle bande est en général mesurée à partir du « niveau des plus hautes eaux » (art. R160-9) : autant dire que je peux faire le tour du Petit Ribaud, si je ne m’éloigne pas à plus de trois mètres à partir du niveau de la mer. Rentrer dans la maison (sur les photos aériennes, je mesure qu’elle est à une trentaine de mètres du débarcadère), ce n’est pas autorisé. S’en approcher, si.
Il pleut, le petit embarcadère est glissant, on doit s’y reprendre à trois fois pour que je parvienne à débarquer en tenant un filin relié au bateau de Richard. Je m’avance. Je compte un, deux, trois mètres. Et ensuite ? Ensuite il faut fermer les yeux et imaginer qu’on monte par le petit escalier en pierre, qu’on rentre dans la maison, qu’on visite ces pièces vandalisées, qu’on regarde la vue magnifique sur la méditerranée par la grande baie vitrée au format cinémascope.
Sur Wikipédia, dans la page de discussion de l’article consacré au Petit Ribaud : « Une villa de 120 m² au sol a été construite sur cet ilot au cours des années 50-60. Elle est construite sur deux niveaux de 3 pièces chacuns avec salle de bain à chaque étage. Aujourd’hui elle est totalement abandonnée, livrée aux vents d’ouest et aux intempéries de l’hiver. Les structures de la maison sont encore en excellent état (murs, terrasse, planchers,...). En revanche tout le mobilier a été retiré (matelas et sommiers parfois présents dans la végétation alentours) et les équipements intérieurs arrachés (robinetterie, chauffage, lavabos). La maison était raccordée au réseau électrique (comme le démontre la présence de nombreux équipement électrique) et au réseau d’eau douce (comme le démontre la présence de plusieurs robinets extérieurs raccordés à de nombreux tuyaux d’arrosage). Au premier étage se trouve la pièce principale (25 m²) dégageant sur une grande terrasse face à l’île du Grand Ribaud. Il y a également deux chambres ainsi qu’une cuisine et une salle de bain. Au rez de chaussée (partiellement sous-sol compte tenu de la topographie) se trouvent plusieurs pièces dont semble t-il une buanderie, une salle de bain avec baignoire enterrée et probablement une chambre. Les sols en carrelage sont en excellent état. À l’extérieur se trouve un mur construit sur la façade ouest pour protéger la maison des vents dominants. le chemin reliant la maison au ponton de débarquement est en pierre plates. Un ponton ainsi qu’une digue on été construits pour permettre l’accostement par bâteau. La végétation de l’île est composée de plantes grasses grimpantes qui donnent un aspect entretenu au jardin. Le long de la maison plusieurs arbustes de type méditerranéen (laurier, eucalyptus). » [9]
Sur le bateau, de retour vers le port, Richard me dit ce qu’il sait du Petit Ribaud : « Le général de Gaulle en avait fait cadeau à un savant qui avait travaillé pour mettre au point une bombe... La bombe à hydrogène, je crois... » Il m’explique avoir transporté une fois un vieux monsieur qui lui avait confirmé cette histoire. Mais comment s’appelait ce savant ? Richard n’a pas la réponse, il sait simplement qu’il était Suisse. Et il me confirme le fait que l’îlot était raccordé en eau et électricité : on voit encore, au port, le départ des tuyaux de raccordement, aujourd’hui pourris et troués.
Le soir, je reprends mes recherches pour tenter d’éclaircir le mystère du savant inconnu. Je trouve deux éléments datant de 1993, année où la mise en vente de l’île a été médiatisée. Au journal de 13-Heures de TF1 (le 12 août 1993), on découvre que l’île, ce « paradis », ce « royaume sauvage muni de tout le confort moderne », « un havre de paix », « même si les jours de mistral son accès est impossible et tout retour sur le continent inimaginable » est en vente pour 17 millions de francs (et « pour cette somme, gentiment on vous offrira un petit bateau »). L’agent immobilier Michel Chassaigne, tout sourire, présente ce « produit unique » : « une île avec une maison, il n’y en a qu’une. » Vingt ans plus tard, Michel Chassaigne est toujours agent immobilier spécialisé dans les « propriétés pieds dans l’eau ». J’appelle au téléphone son agence, installée à Mandelieu-La-Napoule : une femme m’explique que Michel Chassaigne est en congé pour un mois et demi ( !) : il est totalement injoignable, même par mail ( !). Lorsque je lui demande si elle peut chercher dans ses archives pour m’en dire plus sur la vente du Petit Ribaud, elle me répond que toutes les archives de l’agence ont subi un dégât des eaux ( !) et qu’elle ne pourra me renseigner en rien. Je tente une dernière question : « Et aujourd’hui, combien ça peut valoir, une île comme ça ? - Ah non, monsieur, je ne peux pas vous faire une estimation comme ça... » Un journaliste professionnel aurait peut-être insisté avec plus d’énergie, moi je me contente de ses non-réponses.
D’autant que, grâce au deuxième document que j’ai trouvé, je tiens une autre piste : il s’agit d’un article du Monde datant de la même époque [10] : « «Côte varoise, à vendre île, site privilégié et paradisiaque, terrain 1 hectare, petit port privé et protégé, villa 235 m²», la transaction proposée n’aura pas manqué de susciter les curiosités. Le Petit Ribaud est un gros rocher nu et escarpé, situé entre la presqu’île de Giens et Porquerolles, qui a abrité les exils côtiers de propriétaires fortunés. Acheté en 1640 par le marquisat de Giens, il devint propriété de la famille Sabran-Ponteves, qui le revendit au sieur Remonencq à la fin du dix-neuvième siècle, avant d’être racheté par Léon Escoffier de Giens en 1905. En 1960, M. Vaudard acheta l’îlot 2 750 francs et entreprit des travaux de voirie et la construction d’une villa. Aujourd’hui, Le Petit Ribaud est mis en vente pour la somme de 17 millions de francs. »
Ce monsieur Vaudard semble être la personne que je cherche, le savant qui avait travaillé sur la bombe. Je lance donc mon ami Google sur « Vaudard + Suisse », ou « + Genève », ou « + Zurich », mais je ne trouve rien. En revanche, je parviens à joindre un Philippe Escoffier, habitant sur la presqu’île de Giens, qui me confirme que son grand-père, Georges Escoffier (le fils de Léon), a bien vendu l’île autour de 1960 : « Mon grand-père n’avait jamais eu le droit de construire, alors que le nouveau propriétaire, lui, a tout de suite construit sa maison... » Mais il ne connaît pas l’identité de l’acheteur de l’époque. Je ne suis guère avancé.
Mon amie, qui va souvent à Porquerolles, me donne le contact d’un habitant qui connaît très bien l’histoire du Petit Ribaud. Appelons-le Frédéric. Je le contacte par téléphone, il me donne des détails précis : « Le bâtiment a été construit par l’État, pour un chercheur, qui travaillait sur l’atome. C’était une maison d’habitation en haut, et un laboratoire en-dessous : en bas c’est un blockhaus, il n’y a pas de chambre. Le chercheur avait voulu un laboratoire pour être tranquille, il était sûr que là personne ne viendrait l’emmerder. L’État a fait un truc très sérieux, en raccordant l’île à l’eau à l’électricité. » Est-ce qu’il est sûr de cette histoire, et de qui la tient-elle ? « Oui, oui, ça m’a été confirmé par plusieurs personnes différentes. » Mais lui non plus ne connaît pas le nom du chercheur en question.
Le plus simple serait de se tourner vers le propriétaire actuel : sans avoir besoin de l’aide de Richard, j’ai trouvé assez facilement un mail professionnel permettant de joindre Jacques Rigaud. Je lui écris pour lui poser une simple question : « je cherche des renseignements sur le passé de l’île, et notamment sur la date de la construction de la maison et le nom du propriétaire qui l’avait fait construire. J’ai lu qu’il s’agissait d’un monsieur Vaudard, mais je n’ai pas trouvé d’autres informations à ce sujet. En sauriez-vous plus ? » Pas de réponse, mais quelques heures plus tard, Richard m’appelle au téléphone : le propriétaire vient de le joindre ; il ne comprend pas pourquoi je persiste à vouloir écrire sur le Petit Ribaud alors qu’il m’a refusé son accord. Cher monsieur Rigaud, puisque vous ne daignez pas me contacter directement, je vais faire pareil, je vais vous répondre ici : j’ai envie d’écrire sur cette île, sur ses propriétaires successifs, sur son passé mystérieux, que vous ne le souhaitiez pas ne m’empêchera pas de le faire. Cette histoire, j’irai jusqu’au bout, même sans votre aide.
Poursuivant mes recherches sur internet, je trouve un hommage à Jean Blancheton, dit « Tonton Roger », publié par un certain Jean-Pierre Orcier dans le bulletin interne d’une association varoise de défense du patrimoine. C’est « Tonton Roger » qui a construit la maison du Petit Ribaud : « Rien ne te faisait peur ! Il fallait être costaud pour charger à la limite de la flottaison la vedette qui vous transportait de la Tour Fondue [le port au bout de la presqu’île de Giens] au Petit Ribaud, toi et tes complices ! Avec tout ce sable, ce gravier, cette eau et nombre de sacs de ciment ! Alors, tu avais bricolé un treuil avec un moteur de Vespa pour hisser le tout au sommet de l’île : un véritable téléphérique pour vous épargner quelques dizaines de mètres de dénivelé sous le poids. » J’appelle aussitôt Jean-Pierre Orcier, qui me donne quelques renseignements supplémentaires : « Tonton Roger » (l’oncle de sa famme) était chef d’équipe à l’usine de torpille aux Bormettes (à La Londe, dans la rade d’Hyères) ; il avait rencontré le propriétaire du petit Ribaud via des compétitions de nautisme, où il excellait. Mais ce propriétaire, comment s’appelait-il ? Vaudard ? « Oui, Boris Vodar, V,O,D,A,R. C’était un scientifique, il était directeur de recherches à l’observatoire de Meudon. » Il était Suisse ? « Non, non. C’était une famille très riche, sa femme possédait une clinique. Ils avaient un fils, qui doit encore être vivant. Monsieur Vodar, c’était le parfait scientifique, un peu huluberlu, imprévisible. Il était un peu fantasque, il ne se souciait pas de sa tenue vestimentaire. C’était un original. »
Boris Vodar : avec la bonne orthographe, la recherche Google est beaucoup plus facile. Le voici par exemple en visite à l’université d’Oregon en 1960. Voici un article co-signé par lui dans l’International Journal of Optics en 1962 et intitulé : « Un Monochromateur à réseau concave en incidence tangentielle pour l’ultraviolet lointain ». Le voici co-signataire d’un brevet de 1968 sur les « Moyens d’obtention du spectre raman inverse d’une substance à étudier ». Le voici présenté en 1973 dans Sciences et techniques : « Fondateur et directeur du laboratoire des Hautes Pressions du CNRS ». Et voici l’histoire de ce laboratoire, qui s’appelle maintenant LIMHP (Laboratoire d’ingéniérie des matériaux et des hautes pressions » : « En 1948, il porte le nom de laboratoire des Hautes Pressions. Fondé par B. VODAR, il s’installe alors à la Sorbonne. Il déménage rapidement à Meudon dans les locaux du Centre National de la Recherche Scientifique (CNRS). Dans les années 1970, le CNRS propose à B. VODAR, de construire un nouveau bâtiment dédié aux recherches sur les Hautes Pressions, à côté de l’Université Paris 13. Avec l’évolution des orientations scientifiques, le laboratoire a changé de nom à deux reprises. » [11] Le laboratoire est en pointe sur les « fluides supercritiques » [em] et sur l’analyse Raman en ligne [em]. Donc, oui, ce Boris Vodar a pu mener des recherches secrètes au sous-sol de sa maison du Petit Ribaud : tout semble coller.
Après mes deux jours à enquêter sur place, je quitte Hyères, non sans passer par le service du cadastre, à la mairie : je n’y apprends rien de plus que ce je savais déjà, à savoir que l’île appartient à la SCI Florida. Mais le responsable du cadastre me conseille de m’adresser au service des hypothèques, à Toulon. Je remplis le formulaire idoine, et, une dizaine de jours plus tard je reçois la liste des propriétaires successifs de la parcelle cadastrale 1620 de la commune de Hyères, soit l’île du Petit Ribaud : en 1960, l’île a été vendue par Léon Escoffier à Boris Vodar pour 2.750 NF, soit 4300 euros d’aujourd’hui [12]. En 1982, à la mort de Boris Vodar, sa veuve (Marie Laurent) hérite de l’île (estimée alors à 2.500.000 francs, soit 810.000 euros). En 1987 l’île est vendue, puis revendue deux ans plus tard [13]. Et en 1995, donc, l’île est achetée par Jacques Rigaud via la SCI Florida, pour 7.000.000 francs, soit 1.400.000 euros [14]
Que me reste-t-il à chercher ? À trouver ? Le fils et unique descendant de Boris Vodar : sur les Pages Blanches, il n’y a qu’un seul Vodar dans toute la France, il s’appelle Michel, il est architecte. Je lui envoie une lettre, je laisse un message à son agence d’architecture. Et un matin, il me rappelle. Et mon histoire se boucle : « Oui, c’est mon père qui avait acheté l’île. C’était un îlot nu, il a fait construire la maison, a amené l’eau, l’électricité. Cela faisait longtemps que mon père cherchait une maison, il a beaucoup patrouillé dans la région, et un jour un agent immobilier lui a dit : «j’ai une île». Il y est allé, il a été emballé par cet endroit extraordinaire. Il s’est lancé dans les travaux, qui ont été extrêmement difficiles : il fallait tout amener par bateau, et quand le vent soufflait trop fort, on ne pouvait pas accoster. Sur une île, tout est toujours plus compliqué : comme celle-ci est toute petite, vous êtes totalement entouré d’eau, comme sur un bateau. Pour beaucoup de gens, ce serait invivable. Pour d’autres, c’est le paradis. » Je l’interroge sur son père : « C’était un original, il aimait faire des choses. Il n’était pas richissime, mais entreprenant. Arriver à faire cette maison, c’est fou. Là-bas, on l’appelait le «savant atomique». » Mais alors, c’est vrai qu’il y avait un laboratoire, qu’il faisait ses recherches là-bas ? « Non, c’était une simple maison de vacances. Mon père avait beaucoup de vacances, alors on y passait beaucoup de temps. C’est plutôt drôle les rumeurs qui ont couru sur l’île. C’est pour ça que j’ai toujours laissé planer un certain doute. » En quelques mots, toute l’aura romanesque du Petit Ribaud s’effondre. Reste l’histoire d’un fils et de ses souvenirs : « Après la mort de mon père, nous nous sommes séparés de l’île : j’étais jeune, j’avais beaucoup de travail, ça m’ennuyait de la laisser dépérir. J’ai mis plusieurs années à y retourner. J’ai rencontré quelqu’un qui se disait être le propriétaire actuel : il semble avoir des velléités d’en faire quelque chose, sans jamais rien y faire. Moi ça m’arrange qu’elle ne soit pas habitée : ça veut dire qu’elle n’est pas réellement à quelqu’un d’autre. » Il me parle de Paul Valéry, qui venait chez la Comtesse de Béhague, à « La Polynésie » (un quartier de villas avec vue sur la mer), juste en face du Petit Ribaud. Et de Saint-John Perse, qui a passé la fin de sa vie dans une maison de « La Polynésie », les Vigneaux [15] : « Mon père l’avait rencontré : quand Saint-John-Perse avait appris que c’était lui qui habitait sur le Petit Ribaud, il avait lancé deux mots de poète ». Ces deux mots de poète, oubliés par Michel Vodar, terminent notre conversation qui elle-même clôt mon enquête. Cette petite île n’est plus mystérieuse, elle a l’histoire banale d’une propriété peu ordinaire.
Qui, se promenant près d’une bâtisse incroyable, vue sur la mer ou château flamboyant à flanc de coteau, ne s’est pas demandé qui pouvait bien en être les propriétaires ? Qui n’a pas rêvé que ces propriétaires soient des gens aussi extraordinaires que leur maison ? La plupart du temps, il vaut mieux en rester au rêve : j’aurais adoré aller rendre visite à Boris Vodar sur le Petit Ribaud, mais rien chez le propriétaire actuel ne m’a donné envie de le rencontrer.
Reste Joseph Conrad. Entre 1874 et 1878, le jeune Teodor Korzeniowski (son vrai nom) travaille pour la marine marchande française. Il s’est installé dans une pension de famille à Hyères. Deux romans garderont la trace de ces années : La Flèche d’or (1919), et Le Frère de la Côte (1923) qui se passe dans la presqu’île de Giens. Deux romans, ou trois : selon la chercheuse Claudine Lesage [16] Sulaco, le port fictif d’Amérique du Sud où se déroule Nostromo, un des romans les plus célèbres de l’écrivain, serait inspiré de la rade de Hyères : « Dès lors, pourquoi les trois îles d’Hyères, Grand Ribaud, Petit Ribaud, et Ribaudon [17] ne seraient-elles pas Grande Isabelle, Petite Isabelle et Hermosa de Nostromo ? Quand, livre en main, on compare les images physiques et imaginaires des six îlots, on est frappés par leurs analogies. » [18] Documents à l’appui, Claudine Lesage démontre que Conrad a déambulé sur le Grand Ribaud. Dans Nostromo, la Grande Isabelle joue un rôle crucial : c’est là que Nostromo et Decoud cachent le trésor de la mine d’argent. Mais : « Une fois seul sur la Grande Isabelle, en attendant le retour de Nostromo, avec la charge de veiller sur le trésor, Decoud ne fut pas de taille à lutter seul contre lui-même. Il se prit à douter de sa propre existence individuelle. Elle s’était fondue dans l’univers des nuages et des eaux, des forces naturelles et de formes ambiantes. » Decoud prend sa barque et se tire une balle dans la poitrine au milieu du Golfe de Sulaco : « Victime de la lassitude et de la désillusion réservées aux audacieux de l’intelligence, le brillant don Martin Decoud, lesté par les lingots de la San-Tomé, disparut sans laisser de traces, absorbé par l’immense indifférence des choses. »
Pour la première fois de ma vie, j’ai lu Nostromo. Je n’ai pas aimé ce livre dont je sais pourtant combien certains lecteurs l’adorent. Je n’ai pas aimé, mais j’ai aimé cette idée que cette petite île que j’ai voulu croire mystérieuse, ce petit Ribaud autour duquel j’avais tant tourné, était là, déjà là, en 1903, sous la plume de l’écrivain, ou en 1874, lors de son séjour dans le golfe d’Hyères. Et j’ai aimé l’idée de finir sur ça, sur les trois Ribaud : « Les trois Isabelles, avec leurs contours nets, se détachaient en violet sombre, comme suspendues dans l’immense pénombre qui confondait le ciel et la terre. Les petites vagues semaient d’étincelles d’or le sable des grèves et, tout à l’horizon, le miroir des eaux s’embrasait d’une lueur rouge flamboyante, comme si le feu et l’eau eussent été confondus dans le vaste lit de l’Océan. »
[1] L.S. Baudin, Manuel du pilote de la mer Méditerrannée, 1857. Un autre ouvrage, le Dictionnaire géographique et administratif de la France et de ses colonies. publié sous la direction de Paul Joanne à partir de 1890, précise : « L'îlot du Petit-Ribaud (20 m.), au N. duquel est le Ribaudon (7 m.), émerge entre le Grand-Ribaud et la pointe de la Terre-Rouge de la presqu'île de Giens, au N.N.E. [...] Les deux îlots du Petit-Ribaud et du Ribaudon sont entourés de rochers à fleur d'eau qui ne s'en écartent pas à plus de 100 m. Il y a un étroit passage, avec 4 à 5 m. d'eau, pour un petit navire calant moins de 3 M., entre la pointe de la Terre-Rouge et le Ribaudon. Un navire calant moins de 4 m. peut également passer entre le Grand et le Petit-Ribaud, en s'approchant un peu plus de ce dernier que du Grand. Ces deux passages ne peuvent d'ailleurs être pratiqué que par beau temps. »
[2] Joseph Conrad, Nostromo, chapitre premier.
[3] Michel Chassagne, agent immobilier, sur TF1 le 12 août 1993. « Il n'y en a qu'une » signifie qu'il n'existe aucune autre île sur la Méditerranée, en France, avec une seule maison.
[4] M'a-t-elle vraiment parlé d'un espion russe ce soir-là ? Ou est-ce moi qui ait romancé ? Impossible de le savoir : lorsque plus tard nous en reparlerons, elle reprendra la thèse du chercheur avec son laboratoire, thèse racontée localement, cf. infra.
[5] Sur un de ces sites payant où l'on peut acheter des documents déposés au greffe.
[6] Cf. La lettre du Continent, 26 janvier 1995.
[7] N°91, printemps 2001.
[8] Volume 40, n°15, 1999.
[9] Outre cette description, il existe sur internet de nombreuses photos de la villa, photos évidemment prises sans autorisation, dont certaines servent à illustrer cet article.
[10] 27 septembre 1993.
[11] Brochure de présentation disponible sur le site de l'université Paris 13.
[em] « Les fluides supercritiques possèdent des propriétés intermédiaires entre l'état liquide et l'état gazeux. Ils sont utilisés par exemple dans la parfumerie pour extraire les arômes des plantes. Le LIMHP a été un laboratoire pionnier dans l'étude de ces fluides. Il a ainsi contribué en collaboration avec la NASA à la mise en place des premières expériences sur ces fluides en condition d'apesanteur dans des navettes spatiales. » Ibidem.
[em] « Dès la fin des années 80, [le laboratoire] travaille avec l'IFP et des industriels du secteur
pétrolier pour développer un dispositif de mesure ultra précis et 200 fois plus rapide que les techniques de l'époque. Il permettait d'extraire du pétrole, un paraxylène, de très bonne qualité,
composé de base pour la fabrication de matériaux d'emballage, de bouteilles plastiques... De nos jours, cette technique est utilisée dans une douzaine de raffineries dans le monde. » Ibidem.
[12] Les conversions ont été réalisées sur le site de l'Insee et arrondis.
[13] Je décide de ne pas enquêter sur ces deux propriétaires éphémères : j'avais pourtant trouvé le numéro de téléphone du club de plongée dirigé par le premier en Nouvelle-Calédonie, et repéré le deuxième en Suisse, ce qui explique la confusion faite par Richard sur le fait que le chercheur était Suisse.
[14] Moins de la moitié de la somme demandée dans l'annonce diffusée en 1993...
[15] Voir entre autres la communication de Maria-Giulia Longhi, « Le monde méditerranéen dans la correspondance de Saint-John Perse » (colloque Saint-John-Perse à Tunis en 2004) et le texte de Daniel Aranjo, « Un prix Nobel à Giens » dans Saint-John Perse, 1960-2010 : les 50 ans d'un Prix Nobel, L'Harmattan, 2010.
[16] Cf. Joseph Conrad et le continent, Houdiard, 2003 et sa thèse Sources et métamorphoses de la création littéraire chez Joseph Conrad, université d'Amiens, 1987.
[17] J'ai omis jusqu'à présent de parler de Ribaudon, un simple petit rocher situé à quelques mètres du Petit Ribaud. Lors de la fabrication par « tonton Roger » du quai de débarquement sur le Petit Ribaud, des gravats et des pierres ont été déposés entre les deux îlots, maintenant réunis, ce qui crée une petite anse portuaire.
[18] Alain Dugrand, Conrad, l'étrange bienfaiteur, Fayard 2003 : Dugrand s'appuie sur la thèse de Claudine Lesage.