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Meetic : 2 ans d’amour ou presque

Dossier Meetic

Meetic : 2 ans d’amour ou presque

Meetic : 2 ans d'amour ou presque
Mis en ligne le lundi 17 novembre 2008.

Publié dans le numéro X (juillet-août 2008)

Comment expliquer Meetic ? Il faudrait commencer par les mots. Conversations virtuelles, rencontres virtuelles, ce sont les expressions couramment utilisées pour en parler. Ce mot « virtuel » a souvent pris le sens d’un contraire du « réel », mais ne nous y trompons pas : une conversation électronique n’existe pas moins qu’une conversation dans le monde physique, on y échange autant d’idées et il peut s’y glisser des non-dits, des connivences soudaines qui donnent à l’échange un sel particulier. La rencontre physique garde pour elle, toutefois, la prégnance du visage, de la voix et du regard qui seule lui permet de s’imprégner solidement dans la mémoire.
C’est moins le « naturel » qui s’y impose (il n’y a pas de relation amoureuse naturelle, sauf à imaginer un retour aux âges préhistoriques) que la nécessité d’une présence sensorielle. La vie affective découle de constructions culturelles : aux couches de complexité résultant de l’influence du contexte social, technique et économique à travers les âges, Meetic apporte ses propres mécanismes et ses rites.

Il faudrait parler de la première rencontre, de la première meeticienne. Pas de photo, quelques échanges par e-mail, un prénom qu’elle était seule au monde à porter (d’après Google, dont je crus d’autant plus volontiers les résultats qu’ils démontraient une singularité excitante) et dont la traduction renvoyait précisément au désir et à la féérie... Un rendez-vous improvisé à la sortie d’une station de métro très fréquentée pour aller voir une exposition où une de ses amies se dandinait déguisée en fée sur des vidéos. Par quel bout commencer : était-ce censé être un rendez-vous galant ? Une rencontre amicale entre inconnus (Meetic habitue à de telles expressions paradoxales) ? La fée cathodique ne m’ayant pas inspiré, la conversation s’effilocha en de tristes banalités... Une découverte étrange : une rencontre meeticienne pouvait être banale et désenchantée, le sel qu’avaient revêtus pour moi le prénom et l’abordage électronique s’était volatilisé au contact du monde physique. Elle était visiblement plus habituée, elle. Son pseudonyme réapparut, quelques mois plus tard, aux alentours de Berlin : Meetic est international.

Il faudrait parler de la couleur de Meetic, de ces couleurs particulières qui, lorsque je m’y suis inscrit, lui donnaient l’odeur violente d’un lieu à la vocation évidente. Purpurins, le mauve et le rose ultra-vifs évoquaient à la fois l’incarnat, le désir, l’embarras dû à l’excitation et à la palpitation : nul doute n’était possible, on était ici pour affaires amoureuses ou sensuelles. Il faut croire que Meetic eut vent de réactions dédaigneuses : la mise en page a depuis viré au pastel et laisse la part belle à un blanc presque hygiénique. Peut-être est-ce pour mieux s’adapter aux classes sociales qui constituent de facto le gros des inscrits - peut-être savent-ils que les couleurs pleines et joviales attirent la masse populeuse et joufflue, tandis que les classes éduquées préfèrent les tons pastels ou délavés, plus distingués ? Il suffit de faire le compte : à quelques dizaines d’euros par mois, on élimine d’emblée les budgets les plus serrés. Pour ma part, je regrette les violets crus et troublants, et je n’aime pas cette entreprise de dilution chromatique qui me prend pour un enfant.

L’univers Meetic est une sorte de monde parallèle, à la fois clos et lié à l’extérieur. Lié à l’extérieur car il s’agit, évidemment, de nouer des relations dans le monde physique où Meetic n’est pas présent. Mais clos également car tout le dispositif a été pensé dans l’optique d’une utilisation autonome voire autarcique. D’un contrôle affiné des possibilités d’approche et de conversation. Les créateurs des lieux ont trouvé la formule qui fait mouche : plutôt que le carcan traditionnel des agences matrimoniales et leurs cohortes de questionnaires imposés, Meetic tient à donner une impression de liberté à ses inscrits. Cette impression tient autant à la variété des fonctions proposées - publication d’une annonce, de photos, renseignement de diverses caractéristiques, chat, messages privés, conversation vidéo... - qu’au fait que toutes sont optionnelles.

De plus, la profusion d’inscrit(e)s permet de vaquer au fil des profils et des annonces à n’en plus finir. On est ainsi comme dans un gigantesque parc à thème, comme dans ces jeux vidéo où l’on peut passer des heures à explorer des mondes immenses que l’on finit par trouver d’une monotonie stupéfiante. Mais le dispositif est cadré par des contraintes d’ordre social et économique. Du côté social, les photos et les annonces sont contrôlées avant d’être validées. Les équipes de modération doivent être soit sous-payées, soit tatillonnes, soit incompétentes, soit surchargées de travail, en tout cas les motifs de censure sont souvent grotesques : ainsi on a parfois supprimé de mon annonce le mot « dévergondage ». Par ailleurs il suffit parfois de reproposer une annonce censurée pour qu’elle soit publiée verbatim. Ce système a des réminiscences étranges : les régimes bureaucratiques, eux aussi, sont réputés pour leur gabegie. Du côté économique, une inscription gratuite ne donne presque que la possibilité de reluquer - c’est un produit d’appel destiné à ferrer le client : dès que l’on veut parler à quelqu’un (par chat, par mail), il faut payer. Et même, si l’on essaie d’envoyer son adresse électronique à une inscrite non-payante, un message automatique nous menace d’une fermeture de compte à la prochaine tentative. Afficher la liberté et policer en cachette : tout compte fait, Meetic est parfaitement moderne.

Le relatif anonymat pourrait donner lieu à une débauche de créativité, un relâchement soudain des barrières sociales et culturelles permettant à chacun d’exprimer son vrai moi - le moi rêvé. Mais, en réalité, on a plutôt peur sur Meetic de se mettre en avant et quand on le fait, c’est dans les termes le plus impersonnels possibles. Les pseudonymes servent à s’abriter plutôt qu’à s’affirmer. Souvent il s’agit de petits diminutifs sans saveur, ou alors de surnoms dont on se demande si ce sont de vrais sobriquets ou s’ils correspondent plutôt à une façon maladroite d’essayer de s’afficher a minima, sans risquer d’effrayer par un trop d’identité. Il suffira ici de mentionner que parmi les surnoms les plus usités chez les femmes on trouve en bonne place « marmotte », « princesse » ou encore « fée clochette ». Pourtant un pseudonyme bien choisi suscite un attrait puissant qui nous interroge sur les raisons de son choix, sur son adéquation sonore et poétique avec la femme qui l’a choisi... Je n’ai pas pu m’empêcher d’engager la conversation avec Lol V. Stein, Anne Dubreuilh, Lee Ray Miller ; et Entéléchie ne lasse pas, encore, de m’intriguer, bien que je n’aie toujours pas trouvé d’entame satisfaisante.

Cependant, à l’usage, on constate le hiatus entre les intuitions (d’amicalité, de connivences troublantes, de potentialités affectives) que peut nous donner le contact électronique et ce que révèle une rencontre de visu, une fois les masques levés et que la voix, les traits du visage et ses mouvements, retrouvent leur fonction prédominante. Et ce n’est pas un échange de photos préalable qui permet de remédier à cette indétermination. C’est pourquoi beaucoup de meeticiennes aguerries vous le diront : il faut éviter de se perdre dans le virtuel, et passer tout de suite au réel... « Un truc de filles, ça », ai-je pensé à plusieurs reprises : l’obsession du réel, de choses bien palpables.

On ne peut s’empêcher de se prendre au jeu, de s’y perdre, justement. Le chat a sa saveur, différente à la fois de la rencontre physique, de l’appel téléphonique, et de l’échange épistolaire classique. Il exige un certain sens tactique, un goût du rythme et de la respiration, du contre-pied, qui plaisent aux amateurs de jeux vidéo qui sont aussi amateurs de mots. Il s’agit d’être à la fois réfléchi et spontané, d’entretenir la conversation avec soin tout en restant dans l’oralité. Phraseur si l’on veut, mais pas trop. Les plus habiles savent jouer des parenthèses, les prolonger à l’infini jusqu’à ce que la conversation ne soit plus qu’une série de digressions enchâssées. Les smileys peuvent être convoqués, l’érudition comme la vulgarité, et on peut s’accorder quelques jokers (truc classique : prétendre un dérangement pour se détacher et penser à autre chose). Sur Meetic comme ailleurs, la grâce est seule juge. Les deux extrémités du chat sont les moments cruciaux. Surtout l’ouverture, car les femmes sont très sollicitées verbalement et, si on est difficile, on choisit forcément des femmes elles aussi difficiles. J’aime y rebondir sur un élément de l’annonce, sachant que je disqualifie celles qui sont sans saveur. Et quand il faut clôturer la conversation, chaque fois un dilemme : finir en légèreté mais avec le risque que l’interlocutrice soit déçue de l’intérêt que vous lui portez ? Insister au contraire sur la perspective d’une rencontre ? Et comment dire au revoir à une inconnue ? J’aime une certaine distance, mais les filles sont terrestres : elles font souvent des bises ou, plus gênant de la part d’inconnues, m’embrassent ; on a même parfois droit à de tétanisants bisous.

Les bac+3 et plus squattent Meetic. Les tempéraments littéraires ou artistiques sont courants, probablement parce qu’un certain goût de l’écrit incite à se prendre au jeu, il y a ainsi journalistes, juristes, photographes, metteurs en scène... on y trouve aussi une fan déclarée du fondateur du Tigre. Mais, surtout, on retrouve les classes sociales qui peuvent consacrer du temps libre (professeurs, étudiantes) ou une partie de leur temps travaillé (cadres en général). J’ai observé, in fine, une profusion de professeurs de français, d’institutrices, d’étudiantes en philosophie ; reflet probablement de mes propres biais. Passer du temps sur Meetic a un indéniable intérêt sociologique. On prend ainsi conscience de l’extension de la normalité. La vie ressemble, pour certaines de mes contemporaines, à une succession de problèmes auxquels il s’agit de trouver une solution définitive. S’inscrire sur Meetic répond à la volonté de résoudre le problème amoureux (ou, plus prosaïquement, matrimonial). Elles se mettent en avant en expliquant qu’elles ont résolu les autres problèmes : le bien-être économique, la position sociale, l’entourage et la présence des proches. La culture est un faire-valoir comme un autre, les meeticiennes annonçant leur intérêt pour les expositions, les musées, le cinéma... Tous ces indices sont censés converger vers un constat d’épanouissement personnel. Qui est aussi critère : l’homme recherché devra avoir, comme elles, résolu ses problèmes (y compris les problèmes plus intimes tels que « la relation encombrante avec son ex »).

Meetic est au-delà de la réussite ou de l’échec ; c’est l’inachèvement toujours renouvelé. Malgré les professions de foi contraires (une affirmation assez fréquente dans les annonces ou les conversations concerne l’importance accordée à des relations durables), une relation meeticienne - qu’elle soit amicale ou charnelle - dure rarement longtemps. Sur Meetic, on se construit une vie personnelle parallèle comme on confectionne un herbier : à partir de prélèvements datés aux grés de nos pérégrinations. Pas besoin d’un tempérament de collectionneur, plus sûrement d’esthète. Il y a évidemment les cas où tout capote dès le début. Mais, aussi souvent, la relation n’est pas ancrée dans une réalité sociale préexistante et la plupart des gens, même s’ils cherchent l’aventure sur Meetic, restent conservateurs et privilégient la chaleur de leur chez-soi affectif... en d’autres mots, leurs proches et amis habituels plutôt qu’une fille ou un garçon rencontré sur un site Internet à la réputation gênante. Évidemment, espérer que la rencontre s’insère parfaitement dans le puzzle de sa vie s’accorde mal avec le principe de s’inscrire sur un site de rencontres ouvert à tous les vents.

Je l’avouerai donc, j’ai découvert sur Meetic autant de livres, de films, de musique et de saveurs que de spécimens intéressants du sexe désiré. Pour se bercer de mots un milieu petit-bourgeois quelque peu éduqué et avide d’intellectualisme a convoqué à l’appui de ses vacuités un petit terme séduisant : la « sérendipité », qui d’après Wikipédia désigne « la caractéristique d’une démarche qui consiste à trouver quelque chose d’intéressant de façon imprévue, en cherchant autre chose, voire rien de particulier ». Vue derrière les lunettes d’un certain romantisme, la sérendipité est le signe d’une attitude vagabonde, celle qui suscite la grâce masquée sous le faux nez des coïncidences. Évidemment, l’invoquer dans le cas de Meetic est une façon de se rassurer. Nul doute que ç’aurait été l’argument de cette fille férue de psychanalyse avec qui j’ai eu de passionnantes conversations meeticiennes et qui refusa toute rencontre au prétexte qu’il était impossible de transposer un intérêt électronique en un intérêt réel. Ce discours tenait de la prophétie auto-réalisatrice, et éliminait pour elle le risque d’avoir tort.

Pourquoi tant de monde sur Meetic ? Les gens ont souvent des réponses toutes prêtes : la solitude, le vide affectif, ou d’autres insuffisances dont on ajoute souvent, dans la foulée, qu’elles sont dues à la perte du lien social, au désagrègement des structures traditionelles, etc. Mais outre que tout cela n’est pas nouveau, rejeter dans le domaine de l’anormal et de la pathologie affective un phénomène social impliquant une foule de personnes de milieux variés semble pour le moins hâtif. On me croira sur parole ou non, mais un certain nombre de femmes présentes sur Meetic semblent au moins aussi épanouies que leurs congénères non-inscrites. On peut tenter une autre explication : dans les couches sociales résolument modernes (c’est-à-dire, avant tout, convaincues de leur propre modernité) et par conséquent les plus obnubilées par la recherche du bonheur intime au détriment (relatif... vu par exemple le nombre de meeticiennes accordant de l’importance au mariage) des valeurs traditionnelles de bonne réputation sociale et de bonne gestion familiale, s’inscrire sur Meetic est simplement se donner les moyens de ses envies. Meetic est le fils légitime de la société du bonheur-roi.

Il y aurait certainement beaucoup à dire sur le fait qu’un site Web collectif ne fait que décliner une litanie d’invidualités passionnées par la résolution de problèmes personnels et intimes : les sites phares du « Web 2.0 » (cette tendance à la fois réelle et surmédiatisée du Web à se décliner en termes plus communautaires, moins éditoriaux qu’auparavant), Facebook, Myspace et compagnie, en offrant un espace où se livrer à une pulsion de sociabilisation stérile, ne font cependant rien d’autre. Si par domaine public on entend un lieu où se rencontrent les femmes et hommes libres pour parler, agir et décider du destin collectif (que ce soit en termes politiques ou non), alors de domaine public il n’y a pas sur ces sites, seulement une multitude de liens privés parfois exhibés comme des trophées. Meetic au moins a le mérite de sa franchise, et ne prétend pas proposer de nouvelle sociabilité au-delà des liens privés qu’est censé susciter son dispositif. Certains de ses concurrents, qui essaient de créer une vie « communautaire » autour de la notion de site de rencontres amoureuses, ont un désagréable goût d’hypocrisie : l’un d’eux propose ainsi de rencontrer l’âme sœur en fonction de points communs « culturels », incite ses membres à poster des commentaires d’œuvres, et offre en cadeau d’inscription des abonnements à Technikart et Philosophie Magazine, ces pourvoyeurs d’une marchandise rassurante étiquetée « culture » où l’on peine à retrouver les frêles aléas de la pensée et de la création.

Meetic, et après ? Après deux ans d’errance, quelques dizaines de rencontres et un nombre non consigné de conversations, j’ai atteint la fin d’un cycle. On connaît le dispositif par cœur, on a l’impression d’avoir épuisé toutes les possibilités, on se surprend à adopter un discours nostalgique : avant les meeticiennes étaient plus variées, moins conformistes etc. (mais ce n’est probablement qu’un effet de bord de la lassitude et d’un glissement des attentes). Et puis, un jour, par désœuvrement, par envie de voir, juste comme ça, on y retourne.

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