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Africaine Queen, 7

Africaine Queen, 7

Africaine Queen, 7
Mis en ligne le mercredi 2 juin 2010 ; mis à jour le mardi 1er juin 2010.

Publié dans le numéro 06 (24 avril-7 mai 2010)

« Et comment je vous reconnaîtrai ? J’ai trente ans, les cheveux bruns...Et moi j’en ai soixante... les cheveux blancs. » La porte du bistrot poussée, j’aperçois mon homme, assis à une table déjà : Pierre Prades, initiateur de la commission « monoactivité » du conseil de quartier Château d’eau-Lancry. Le calme amusé de sa voix au téléphone m’avait plu, je le découvre tel que je l’imaginais, réfléchi, posé. Comme je l’interroge sur la réalité des plaintes de riverains, il est formel : elle existent. Dans quelle proportion ? Toute la difficulté est de le savoir. Au conseil de quartier dont il est l’un des animateurs, elles sont de plus en plus nombreuses. « La majorité de ceux qui viennent sont mécontents. En tout cas la majorité de la minorité qui s’exprime.  » Ce qui est très différent, il en convient. Ces mécontents, de quoi se plaignent-ils ? Je connais la réponse : le bruit, l’encombrement des trottoirs, les cheveux qui traînent, la disparition des autres commerces. Pour les qualifier, Pierre Prades manie la litote. « Des modérés poussés à bout  », « Des gens aussi qui, pour certains, se situent probablement très à droite. » Xénophobes ? « Ils jureront que non. Mais disons que si les gérants des salons étaient Auvergnats, ça leur paraîtrait moins insupportable. »

Ce n’est pas la première fois que le quartier voit une activité prendre le pas sur les autres. Longtemps extension du Sentier, Château d’eau n’a vu que récemment les grossistes en textile refluer, vers 2002. Les riverains s’en réjouissaient et espéraient qu’une diversification des commerces s’ensuivrait. Au lieu de cela, les salons africains ont gagné du terrain, provoquant en 2004 la première poussée de ras-le-bol, sous forme d’une pétition signée par 4 à 500 riverains. Face à cette colère, la position du maire d’alors, Tony Dreyfus, était simple : le déni absolu. « Dreyfus était d’accord pour réfléchir aux questions sociales, d’accord pour lutter contre la pauvreté et l’exclusion, mais ces choses-là il ne voulait tout simplement pas en entendre parler.  » Une fin de non-recevoir qui semble avoir nui à la popularité du député-maire, au point de l’obliger à verser finalement dans l’excès opposé : une gigantesque opération coup de poing contre les salons, dont le souvenir et surtout l’issue spectaculaire - une bataille rangée entre rabatteurs et brigades de police bientôt contraintes de s’enfuir sous une pluie de projectiles, leurs cars à moitié remplis seulement de prévenus, certaines voitures vitres cassées - sont entrés pour longtemps dans l’histoire orale du quartier.

Je comprends mieux le rôle que joue dans tout cela Pierre Prades : celui d’une sorte de médiateur, de canalisateur d’amertumes. « D’ordinaire c’est toujours pareil aux conseils : d’un côté les énervés, demandeurs en gros d’un bon coup de balai ; de l’autre des gens ulcérés qui leur répondent par un catéchisme moralisateur - le traditionnel «Moi les cheveux par terre, ça me dérange moins que les gens qui dorment dans la rue». » Des échanges qui lui faisaient craindre une radicalisation des plaignants. « Regardez la Ligue du Nord, en Italie, les rondes de citoyens qui s’organisent pour se rendre justice eux-mêmes. On n’en est pas là, mais on se demande si ça ne pourrait pas arriver.  »

Il y a quelques mois, avant les régionales, un nouvel accès d’exaspération s’est manifesté. Pour disposer d’interlocuteurs, la mairie et le commissariat ont incité les gérants à se constituer en association. Rebondissant sur cette initiative, la commission « monoactivité » a organisé en décembre une rencontre entre gérants de salons, élus, représentants des forces de l’ordre et riverains. Pour la première fois, un dialogue public s’est noué, réunissant l’ensemble des acteurs concernés. « Les gérants ont expliqué la pression que leur imposaient les loyers très élevés, les obligeant à faire du chiffre. Ils se sont engagés à faire de leur mieux pour réduire les nuisances, en limitant notamment le nombre de rabatteurs et en développant un label qualité. »

J’imaginais la mairie plutôt hostile aux salons, je découvre le contraire : conscient que le dynamisme des quartiers parisiens a toujours reposé sur une certaine spécialisation, le nouveau maire, Rémi Féraud, serait prêt à miser sur le potentiel qu’ils représentent. « Les gérants sont souvent des hommes d’un bon niveau d’études, explique Pierre Prades. Ils se présentent comme des hommes d’affaires pour lesquels les salons ne sont qu’une étape. «Laissez-nous réussir, disent-ils, et de nous-mêmes nous diversifierons nos activités.» » Pari optimiste que contestent nombre de riverains mobilisés, cela va sans dire. Je demande à Pierre Prades son avis, sachant que sa position de médiateur ne lui rend pas la réponse facile. « D’accord pour le dynamisme économique et social, qui décoiffe toujours, souffle-t-il. Mais dans le respect d’un code de conduite.  »

Dehors il fait beau et chaud, c’est samedi, l’activité au carrefour bat son plein. Près du passage piéton, Moussa est là, porteur d’une belle nouvelle. Accompagné de son frère, il viendra demain dimanche m’apporter les carnets promis et offrir à ce récit la conclusion que j’espérais : des bribes de son journal livrées brutes. Plongeant plus efficacement qu’aucun reportage dans le quotidien des salons et la vie du quartier.

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