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Africaine Queen, 2

Africaine Queen, 2

Africaine Queen, 2
Mis en ligne le mercredi 10 mars 2010 ; mis à jour le vendredi 12 février 2010.

Publié dans le numéro 01 (13-26 février 2010)



Château d’eau est né il y a vingt-cinq ans. Château d’eau, ou en tout cas ce qui caractérise aujourd’hui si visiblement, si ostensiblement les abords du métro du même nom : la centaine de salons de coiffure afro-caribéens et de boutiques de cosmétiques qui en font le temple de la coiffure africaine en France, connu jusqu’en Côte d’Ivoire et dans toute l’Afrique. Étoiles du rap, femmes de grands dirigeants africains, stars du football européen, mais aussi ados fauchés aperçus l’après-midi du 31 décembre en train de négocier un coup de tondeuse à cinq euros – le quartier a ceci d’étonnant qu’il brasse tous les milieux, attire les princesses richissimes comme les clients les plus modestes. Promiscuité rare : Ronaldinho, Eto’o, la fille d’Omar Bongo confient leur tête aux mêmes mains, s’assoient dans le même fauteuil que le client lambda – le même ou celui d’à côté, car les salons aussi ont leurs préséances.

Château d’eau va s’étendant : vingt-cinq salons il y a dix ans, plus de cent aujourd’hui. L’îlot reste ramassé : l’affaire d’un rayon de cent mètres à peine autour du métro, au-delà duquel on retombe sur les commerces de la rue du Faubourg-Saint-Denis ou les grossistes en textile du faubourg Saint-Martin. Africaine Queen, Miss Afro, African Beauty, Mèches Diana, Saint-Esprit Cosmétiques, les enseignes étalent à chaque porte leurs lettres roses et argentées. Déjà spectaculaire en semaine, l’affluence atteint son comble le samedi : salons bondés, clientes contraintes d’attendre sur le trottoir le séchage de leur shampoing fortifiant, essaims de rabatteurs à l’affût dès la sortie de métro : « Excusez-moi, miss, vous voulez coiffer ? Tu veux faire les ongles ? »

La concurrence est rude, les rabatteurs nombreux, les moins expérimentés payés 150 euros la semaine, les plus efficaces jusqu’à 300 euros et au-delà. Les armes du bon rabatteur ? La tchatche, les gros bras – les bagarres ne sont pas rares – et surtout le réseau, que seule procure l’ancienneté. « Plus tu es là depuis longtemps, plus tu connais de clientes. Elles viennent se faire coiffer tous les mois, tous les quinze jours pour les plus riches. Si elles sont déjà venues chez toi et qu’elles étaient contentes, elles restent fidèles. Quand elles arrivent, tu sais que c’est bon, elle est pour toi. Personne ne peut te la prendre. »

Cette fidélité va parfois au-delà du strict intérêt capillaire. « Tu blagues avec la cliente, tu prends soin d’elle pendant qu’elle se fait coiffer, et tu finis par sortir avec elle. Il y en a beaucoup comme ça qui ont cinq, six copines en même temps ! C’est risqué. Une fois que tu te sépares, tu sais que c’est une cliente de perdue. »

En parlant avec Cheikh, rabatteur du salon Stone Beauté« Cheikh comme « chéquier », tu pourras le mettre dans ton reportage ! » – j’apprends quelques lois simples qui régissent la concurrence. Les abords du métro sont à tout le monde : attrape le client qui peut. Mais sur les trottoirs des rues avoisinantes, gare ! Des lignes invisibles découpent la chaussée, délimitant des sortes d’eaux territoriales ou de chasses gardées. Les clientes entrent successivement sur les terres d’un salon, puis d’un suivant, puis d’un autre. Devant la porte de chacun, les rabatteurs ont quelques pas pour les convaincre. Comme Cheikh multiplie les invites à l’attention d’une fille arrêtée à vingt mètres de nous – contorsions de sémaphore, ntchitts qui se voudraient discrets mais font se retourner la rue entière hormis l’intéressée – je lui demande pourquoi il ne va pas tout simplement lui parler. « Mais je peux pas aller là-bas. C’est hors zone ! Attends je la fais venir, tu vas voir ». Trop tard : la fille entre chez Rayan Coiffure, concurrent direct.

Au même moment une cliente ressort de chez Stone Beauté. « Hé petit format ! lui crie Cheikh comme elle s’éloigne. Tu t’en vas sans dire au revoir ? » La jolie Camerounaise, effectivement plus que menue, revient en souriant. « Tu es contente ? C’est bon comme ça les cheveux ? » La fille opine, Cheikh l’enlace. « Ah petit format ! Je te l’avais dit, tu vois ? J’ai qu’une parole, moi. J’ai raté ma vocation. Tu sais ce que j’aurais dû faire ? Imam. Ou pasteur. Ou enfant de choeur. Je te jure ! Je sais pas mentir ». Petit format éclate de rire, ce que voyant, Cheikh fronce le sourcil, théâtral : « Attention ! Tu vas pas glisser la prochaine fois, hein ? Si tu glisses, moi aussi je glisse ! » Glisser : filouter, faire l’anguille – en gros filer à la concurrence. Petit format lève la main et jure : « T’inquiète même pas, Cheikh. Je glisse pas, moi »

Choc des cultures : la porte d’à côté est celle du chocolatier Tholoniat, roi du semi-freddo, établi là depuis 1938, aujourd’hui pris en sandwich entre les salons Stone Beauté et Rayan Coiffure. Qui mieux que le vieux chocolatier pour me rancarder sur les métamorphoses du quartier ces dernières décennies  ? Coup de chance, il a un moment à m’accorder. Trois minutes plus tard je suis assis avec lui dans son arrière-boutique, devant un bon café. Et ce que mes oreilles entendent ! Ce que je découvre !...

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