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Publié dans le
numéro 003 (Mars 2011)
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ENTRETIEN AVEC CLAUDE COURTOIS, Vigneron en Sologne.
Claude Courtois nous accueille aux « Cailloux du Paradis », son exploitation de Soings-en-Sologne. Il nous offre un en-cas et nous emmène aussitôt visiter ses vignes. Nous traversons une grande prairie fleurie.
Pourquoi ce champ n’est-il pas cultivé ?
On fait des jachères volontaires avec des rotations très, très longues pour préserver la biodiversité. La vigne, c’est de la monoculture. Pour compenser il faut être proche de bois, de prairies et d’arbres fruitiers. La ferme fait vingt hectares : seulement six sont plantés de vignes, dont les deux tiers enherbés. Il y a quatre hectares de bois mais aussi un petit étang, des prairies, et là-dedans vous avez des millions et des millions d’insectes. Des abeilles, des guêpes sauvages, des bourdons... Quand j’ai racheté ce domaine il y a plus de quinze ans, le propriétaire m’avait dit qu’ici, on ne pouvait pas faire du vin sans chaptaliser [1]. J’avais pressenti le contraire, l’été il y avait des fruits sauvages dans les haies, sucrés comme du miel.
À mon arrivée j’ai beaucoup arraché. Les vignes n’avaient pas été correctement cultivées, elles étaient vulnérables à l’eau, à la sécheresse et aux maladies. Ici, vous ne pouviez pas ouvrir les yeux sans lunettes de soleil parce que la silice dégageait une poussière fine, c’était tout blanc, le Sahara. Il n’y avait rien, zéro traces d’humus. L’ancien exploitant balançait des désherbants à tout va. Quand il y avait un coup de vent il fallait se tourner parce que la silice fine nous venait au visage. Il n’y avait aucune vie microbienne, elle grillait. Dans le temps, on trouvait plus de cent vingt-cinq variétés dans une prairie naturelle en France, je suis remonté à une soixantaine de variétés.
Pourquoi y a-t-il de l’herbe entre vos vignes ?
C’est un bon moyen de favoriser la vie microbienne et d’avoir des sols pleins de vie, comme un levain. Vous avez sûrement remarqué que lorsqu’on fait une route, les bas-côtés sont au même niveau, et pourtant tous les trois ans on est obligé d’y mettre un coup de racleuse car ils remontent toujours. Vous vous êtes demandé pourquoi ? C’est la vie microbienne qui fait gonfler la terre, comme une pâte à pain. Tout organisme vivant fermente. L’enherbement sert aussi à piéger l’eau, l’oblige à descendre dans ce sol argileux et à alimenter les racines profondes. Le terrain devient plus frais, la végétation croît.
Cette herbe ne fait-elle pas concurrence à la vigne ?
Si, justement, l’herbe lui prend de l’eau ! Ça oblige les racines à plonger profondément. On les fait bosser en ce sens pour qu’elles aillent se nourrir en profondeur. On fait des piochages sur les jeunes vignes les trois premières années pour qu’il n’y ait pas de radicelles qui se forment en surface. Les racines vont alors s’enfoncer et pivoter dans cette argile, qui est très riche. Nos raisins ont alors une belle maturité qui au final donne des degrés naturels - on n’a donc pas besoin de chaptaliser. Les racines qui ont plongé sont à l’abri des intempéries et cela évite des à-coups à la végétation. En cas de sécheresse, les racines seront au frais. Après les vendanges il faudra donner un coup de sous-solage [2] pour piéger l’eau pendant l’hiver et jusqu’au printemps, faute de quoi elle ruissellera. Je suis en train de pratiquer tout doucement l’enherbement total : il faudrait que je mette au point un outil qui me permette de scarifier, d’aérer le sol, de démousser tout en préservant l’herbe. Je n’en ai pas encore eu le temps jusqu’ici. Il y a quinze ans, on s’est moqué de moi parce que j’avais de l’herbe dans les vignes. Mais ici l’été, pendant les grosses chaleurs, on a de la fraîcheur.
Et le fait d’avoir des racines plongeantes influence le goût du vin ?
Ça apporte déjà le principal : le goût du terroir. Si vous avez la chance que le sous-sol soit riche, vous aurez automatiquement des arômes multiples. Dans ces argiles, des tas d’oligoéléments sont piégés depuis des millénaires, et cela donne des vins minéraux. Un vin ne peut pas être grand s’il n’est pas minéral, et s’il ne l’est pas c’est que la culture de la vigne est mal faite.
Vous ne leur donnez pas d’engrais non plus ?
Plus après la plantation, ni compost, ni fumure. Rien d’autre que l’herbe issue de la tonte et les tonnages de déjections des vers de terre. La vigne doit se débrouiller seule. Chaque année, les racines vont aller explorer des endroits où elles n’étaient pas allées l’année précédente, et le goût du vin va évoluer. Cette vigne-là par exemple, du romorantin, c’est la première que j’ai plantée. Elle ne donne pas le même vin aujourd’hui qu’il y a dix ans. A cent cinquante mètres d’ici il y avait une carrière de calcaire à ciel ouvert, si bien que notre vin Romorantin commence à avoir un goût crayeux qu’il n’avait pas il y a quelques années.
Par comparaison, dans des vignes qui ne sont pas cultivées et où on emploie chaque année les mêmes produits de traitement, d’engrais, de désherbants, dans dix ou quinze ans leur vin aura toujours le même goût. Ils n’auront même pas l’effet millésime des années avec plus ou moins de pluie, de soleil...
Comment ça se passe quand les vignes sont malades ?
Il vaut mieux prévenir que guérir ! On n’a pas toute la panoplie du monde conventionnel pour soigner les vignes, il faut être beaucoup plus précautionneux que les autres. D’autres vignerons ont des produits systémiques qui sont véhiculés par la sève, des produits cancérigènes, très nocifs pour la santé. Chez nous, ce sont des produits de contact, s’ils ne touchent pas la feuille la vigne n’est pas protégée. Ce sont des décoctions ou des tisanes, de la bouillie bordelaise. On évite les purins à certaines périodes car ils rajoutent de l’azote et risquent de favoriser le mildiou. Il faut faire attention à tout, on fait même nos piquets nous-mêmes, en acacia ! D’habitude c’est du châtaigner, mais l’acacia est d’ici, donc n’amènera pas de maladies extérieures à la région. Et dans ces terres siliceuses, argileuses, acides, l’acacia tient, le châtaigner ne tient pas. Là vous voyez, le piquet de châtaigner est mangé. Et bien le piquet d’acacia il lui faudrait trente ans pour être comme ça. Tous ces détails c’est un tout, ça se tient.
Nous traversons un champ dont les sarments atteignent à peine quinze centimètres de hauteur.
Là, ce sont des jeunes vignes qui ont été mises directement en terre il y a trois semaines. La seule chose à faire, pour que la végétation explose, c’est de bien préparer le terrain pour être sûr qu’elles s’enracinent correctement. On les prend en lune montante et on les plante en lune descendante, quand la sève redescend en avril.
Comment les préparez-vous ?
Ah, ah... Vous voulez tout savoir ! Ce n’est pas un secret, mais quand vous avez mis des années à trouver quelque chose, à mettre au point une technique... Je montre volontiers aux jeunes comment je fais, mais à ceux qui viennent m’aider et passer un peu de temps sur le domaine pour se former. Je trouve qu’il faut que ça se mérite ! Ce que je peux vous dire, c’est que ça marche à 99%
Claude Courtois nous révèle ici sa technique, fascinante, que nous ne divulguerons pas.
Tout ça, ce sont des gestes ancestraux : la vigne était plantée comme ça avant par les anciens. Quelques vignerons viennent me rendre visite pour comprendre cette technique. Aujourd’hui, c’est fait avec des tracteurs. Les sarments de dix, douze centimètres sont plantés au laser. Nous, on met des plants déjà longs, que l’on tasse à la main pour qu’ils plongent tout de suite dans l’argile, là où il y a un maximum de fraîcheur. Parce que dans un mois, la chaleur va être intenable.
Vous ne les arrosez pas ?
Surtout pas ! Sinon on commence dès le début le système de la mendicité. Il faut que les racines soient tout de suite obligées de descendre, de plonger dans le sol. L’an prochain, au mois de juillet, les sarments seront de votre taille, et l’année suivante la vigne produira. Il faut la laisser monter. J’aime bien que ma vigne fasse deux mètres à la fin de la première année. Plus la plante monte, plus l’enracinement est profond. J’ai la chance d’avoir la main verte, chaque vigne que je plante produit rapidement. La première année de production on coupe les grappes pour ne pas affaiblir les jeunes vignes. Les jeunes sarments seront taillés en fonction de leur vigueur l’hiver prochain. Si c’est un sarment énorme on lui laissera non seulement un œil ou deux, mais jusqu’à trois...
Justement : parlez-nous de la taille
Après les vendanges, on entame les façons d’hiver pendant le repos végétatif. On va tailler près de cinq mois dans les bonnes phases lunaires. Chaque pied de vigne sera taillé en fonction de sa vigueur, au bon moment. Les premières vignes, on les attaque en novembre. En principe ce n’est pas très bien, avec les risques de maladie pendant l’hiver.... Il faudrait les attaquer en février, après la Saint-Vincent, quand la sève commence à faire le yoyo et coule lorsque vous faites une entaille : ça permet aux bois de cicatriser et ça les protège des infections. Mais on préfère tailler à certaines périodes bien précises, en fonction de la force de la vigne et de la lune.
... de la lune ?
Oui, on fait attention aux cycles lunaires, comme pour les ongles et les cheveux. Vous avez intérêt à les couper en lune descendante si vous voulez qu’ils repoussent moins vite. C’est vrai des tontes en général. Mais tout ça n’est vrai que parce qu’on travaille de cette façon. Quelqu’un qui travaille en conventionnel, avec tous les apports d’azote, d’engrais, avec ce système de racines mendiantes qui se met en place, sa vigne est moins sensible. La période n’est pas la même pour les tailles fructifères, qui vont inciter la vigne à faire des fruits, et pour ce qu’on appelle les « tailles à bois », nécessaires pour aider la vigne à se charpenter davantage, à se renforcer.
Claude Courtois nous raccompagne à la ferme et faisons un déjeuner somptueux préparé par madame Courtois : salades, rôti, charcuteries et fromages artisanaux, accompagné d’une quinzaine de bouteilles à déguster. Claude Courtois nous sert un verre de Gascon.
Dans ce vin, il n’y a donc que du raisin ?
Dans celui-ci absolument. Aucun additif !
Et les sulfites ?
C’est un conservateur ajouté à différentes étapes de l’élaboration des vins et principalement lors de la mise en bouteille. En fin de compte, tout ce dont on a besoin on le trouve dans la nature, pourquoi en rajouter quand ce n’est pas nécessaire ? Mais il faut rester très vigilant, et peut-être encore plus quand on fait des vins comme ceux-là. Et nous, on ne met que du raisin dans la plus grande part de nos cuvées. Il y a encore quelques cuvées en blanc où nous ajoutons une dose homéopathique de sulfites, mais je peux les boire sans souci alors que j’y suis allergique, alors... Mais beaucoup prétendent que c’est impossible de faire du vin ainsi.
Quel travail faites-vous sur le vin ?
D’abord, il y a la première fermentation. C’est la transformation du sucre en alcool avec, chez nous, des levures indigènes, naturelles. Vous allez un peu fouler le raisin, comme quand on fait des distillations de céréales pour des whiskys. On blesse le grain d’orge pour que les sucs fermentent et après on envoie ça à l’alambic. Avant, on foulait le raisin au pied. Plus ça se rapproche de la main de l’homme, plus les jus sont beaux, moins bourbeux. Quand vous avez foulé le raisin, les levures indigènes se mélangent au jus et c’est presque systématique, la fermentation démarre toute seule. La levure qui est sur le raisin, c’est la levure propre à chaque vigneron, en fonction de la manière dont il aura travaillé, de l’enherbement par exemple. Dès le travail de la vigne on va personnaliser le goût futur. Ailleurs, on peut utiliser des levures exogènes. Ensuite, c’est la cuisine personnelle du vigneron.
En quoi consiste cette cuisine ?
Ce que je veux dire en parlant de cuisine, c’est que nous intervenons sur notre jus de raisin en fermentation comme un cuisinier intervient sur la matière première qu’il a déjà préparé. Là on fait de la cuisine au même titre qu’un cuisinier, à la différence qu’on ne peut pas se rattraper et que chaque année c’est différent. Vous allez intervenir sur le jus du raisin. Débourber, c’est un geste de cuisinier. Quand un cuisinier va presser un fruit, il sépare le jus clair du reste. Je cuisine le raisin, mais je n’ai pas de chaud ni de froid. Le chaud, c’est la fermentation. D’ailleurs les anciens disaient « mon vin bout ». En fonction de l’avancement de la fermentation, vous avez des phases d’intervention. C’est comme quand vous cuisinez et que brusquement vous refroidissez pour bloquer les arômes.
Vous pouvez arrêter une fermentation ?
Le but n’est pas de l’arrêter : il faut qu’elle aille jusqu’au bout. Mais on peut faire un soutirage et mettre le jus en tonneau. Sur les rouges, il y a le tanin en plus, c’est-à-dire plus de matière solide que sur les blancs, on peut s’amuser davantage. En conventionnel, le raisin passe par la compression automatique, on ajoute des enzymes, des levures, le SO2 dans la cuve, et on programme. Et chaque année ça va donner les mêmes vins. C’est ce qu’on appelle la bouffe industrielle.
Comment avez-vous appris votre métier ?
Mon travail, je l’ai appris gamin, à regarder les anciens travailler. Le travail dans les vignes c’était trop physique, trop dur, et dans les caves il faisait frais, je préférais être au chai avec mon père. Plus tard il a fallu que j’apprenne complètement le travail de la vigne, mais le travail de la cave, je l’avais en moi et tout de suite j’ai pu vinifier. J’essaye de retrouver les gestes de l’ancien vigneron. Je reproduis cette façon de faire à tel point que mes vins, les vieux Racines par exemple, ressemblent à des bourgognes bien que sans un brin de pinot noir.
Nous goûtons un Quartz, un blanc très minéral.
Ce
Quartz est tout jeune, de 2006. Il est très minéral, ça
veut dire que les racines ont plongé. Il a vingt-quatre mois
d’élevage et en gros six mois de bouteille. Bientôt je pourrai
aller jusqu’à trente mois d’élevage, trois hivers et deux étés
comme un affinage de fromage. C’est idéal. Après, le vin se
dégrade.
Mais commercialiser un vin de trente-six mois, ça veut dire avoir trois ans de trésorerie d’avance, c’est réalisable seulement lorsque vous n’avez plus d’emprunts. Quand je pourrai faire ça, je n’aurai plus de soucis : les vins ne bougeront plus. Avant j’étais obligé de vendre des vins trop jeunes et la vinification se terminait chez le client, dans la bouteille, et non au chai. Je devais vendre des vins de trois semaines, un mois - tout juste s’il n’y avait pas des pépins ou de la vigne dedans - sinon je ne m’en sortais pas. Parfois il y avait du dépôt, des bouchons qui partaient, ça ne sentait pas bon. Les vrais amis ont passé outre, d’autres, pour lesquels je n’étais qu’un fournisseur, n’ont pas pardonné. C’est pourquoi je ne veux pas encore vendre le Romorantin, malgré les mille bouteilles qui attendent.
Il faut que vous me goûtiez un Or’Norm.
Claude Courtois part chercher un Or’Norm à la cave.
Ça, c’est du sauvignon. C’est « hors-norme ». L’étiquette, en forme de goutte d’eau, l’est aussi. C’est unique, un goût comme ça. Avec les asperges, c’est formidable. Avec le chou aussi. Tu scarifies légèrement le choux, tu lui mets un tout petit peu de sucre dessus et tu provoques une fermentation. Tu le laisses une nuit... Tu le mets après à cuire dans un grand vin rouge, il prendra une couleur violette bizarre. Tu le sers avec un Or’Norm et une tranche de foie de veau ou une côtelette de porc... C’est ce que j’appelle de la cuisine.
Nous partons visiter la cave pour continuer à goûter les vins.
Je manque de place, je suis obligé d’embouteiller en plusieurs fois les cuvées. Une toute petite partie de ma réserve personnelle se trouve sous les tôles près du poulailler. Il y a trente degrés d’amplitude entre l’été et l’hiver là-bas. Ça gèle tous les hivers, et il y a une température pas possible sous les tôles l’été. Ça me permet de faire des expérimentations de tenue sur mes vins sans soufre. Ce ne sont pas des bouteilles à vendre. Malgré tout ça, vous avez vu comment il est ? Parfois l’été, le vin est brûlant, on le met direct au frigo ! Et on peut le conserver ouvert quatre ou cinq jours sans qu’il bouge.
Nous dégustons un verre d’ Élément Terre, de son fils Julien.
Ça, c’est encore autre chose. On est sur un autre cépage : un chaudenay, un gamay de Chaudenay - Saône et Loire à l’origine. Tu peux accompagner des viandes avec ça. On dirait presque des vins du Sud sauf qu’il y a la fraîcheur, la minéralité de la région. Si on sent tellement ces différences, c’est aussi parce qu’il y a zéro, mais alors zéro conservateur. Même dans le liquoreux, je ne mets pas une goutte de soufre, ce que très peu de vignerons font en France. En 2004, fin octobre, le jus de raisin d’une de mes vignes avait un potentiel de 12,5 degrés, mais en 2005 dans cette même vigne, le potentiel était de 22°. Alors j’ai décidé de faire du liquoreux, c’est la seule année où j’en ai fait, parce que la nature m’avait donné ça. Il faut être patient ! C’est ça qui est intéressant : vous avez fait le même travail au même endroit et pourtant d’une année à l’autre le goût est différent, c’est l’effet millésime. C’est ce que les appellations voudraient gommer : les différences. Dès qu’on ne bafoue pas la nature, elle nous le rend au centuple. On s’est moqué de nous pendant des années. Il faut être costaud, résister... Bon, qu’est ce qui nous reste comme rouge à goûter ?
Entretien publié dans la revue Geste n°6, automne 2009.