Dans l’arrière-boutique des ship managers
Dans l’arrière-boutique des anthropologues
« J’arrive à faire face à à peu près tout »
« Le respect de la diversité n’est pas une donnée française »
Une audience à la Cour nationale du droit d’asile
Grothendieck mon trésor (national)
Publié dans le
numéro 004 (Avril 2011)
|
Entretien avec une concierge parisienne.
Moi, j’ai déjà été interviewée par deux journalistes de Voici, sur Françoise Sagan. Elle a vécu dix ans ici, quand même ! C’est le premier appartement où elle ait habité aussi longtemps. Elle était au rez-de-chaussée et au premier étage, un double appartement avec un jardin. Ah, Mme Sagan... y a rien à dire, comme locataire ça a été l’une des plus adorables. Elle m’appelait par la fenêtre de la cuisine : « Gisèle ! Est-ce que vous avez des oignons ? » ― parce que Pepita, son employée de maison, souvent elle oubliait de faire les courses. Même Peggy, la compagne de Françoise Sagan, elle me disait : « Mon petit chou, vous avez du sel ? » Alors comme ma cuisine donnait sur la cour, on passait toujours par la fenêtre. C’était sympa...
On sonne à la porte de la loge : Ça, c’est mon courrier... (au facteur) C’est vous demain ?
Et moi, je faisais du service de table pour elle, presque tous les soirs pendant dix ans. Je faisais la cuisine, de l’entrée jusqu’au dessert, même une fois pour vingt personnes. Il y avait Jacques Chazot, l’ex-mari de Françoise Sagan, M. Westhoff, son deuxième mari - qu’est-ce qu’il était beau, cet homme... J’en ai rencontré, du monde, et on m’en a fait des félicitations pour ma cuisine ! J’aurais pu écrire un livre, franchement, avec tout ce qui se disait. Les journalistes qui sont venus, ils ont dit des choses vraies, et beaucoup de choses fausses. Ils ont agrandi les choses. Mais bon... Vous, vous venez surtout pour que je vous raconte le métier de gardienne, alors : c’est un métier ingrat ! On est considéré un peu comme le paillasson. Pas par tout le monde, hein, mais avec les jeunes nouveaux riches, c’est l’horreur. Ils croient que je fais partie des murs... des parties communes, quoi, carrément ! Mais je me laisse pas faire : ça fait trente-huit ans que je suis ici, rue de Sèvres. Je suis arrivée dans cette loge le 1er avril 1973. Et j’étais déjà gardienne avant, rue de Médicis. On pouvait pas avoir une loge comme ça, à l’époque, et comme j’étais pas majeure il avait fallu une autorisation, et ce papier, là... un extrait de casier judiciaire. Ah la la, mon dieu... Alors que maintenant, ils font des stages. Et des formations. C’est horrible, de faire des formations pour être gardienne ! Bon, on sait qu’il faut faire le ménage, faut pas faire des erreurs dans le courrier, d’accord. Mais bon... Quand je suis arrivée, je m’occupais aussi de prélever les loyers. Ça, c’était une responsabilité, parce que c’était en espèces à l’époque : tous les mois, il fallait les porter dans des enveloppes à la caissière boulevard Raspail. Depuis très, très longtemps, c’est souvent les Portugaises qui font ce métier. Y’en a, dans le quartier, elles portent encore les petites chaussettes et les petites blouses bleues... Mais c’est pas possible de s’habiller comme ça ! Et c’est surtout les Portugaises parce que, pour les Françaises, c’était un métier un peu dévalorisant. Mais moi je m’en fous complètement. J’ai toujours vu ça : quand j’étais petite, je venais en vacances chez ma marraine qui était gardienne. Au début elle avait sa loge boulevard Haussmann, après rue de Médicis où elle est restée plus de vingt ans. Quand je dis que je suis gardienne, les gens me regardent d’une façon... Mais quand je dis que j’avais Françoise Sagan, alors là ça change tout ! C’est sûr que c’est pas un métier facile, mais j’ai appris beaucoup de choses. Et être gardienne, ça m’a quand même rendu service. Pour le logement, déjà, parce que moi à 19 ans j’avais déjà deux enfants, et un troisième ensuite. J’ai pu les élever. J’ai deux chambres de service au septième, c’était leurs chambres. Monter les étages, ça leur faisait pas de mal ! Mais ils ont été indépendants trop tôt... le soir ils s’échappaient et on les revoyait plus.
Pourtant vous étiez bien placée pour les surveiller, d’ici...
Mais non ! Ils passaient tout doucement et comme la porte ne fermait pas à clé, y’avait pas de code, pas d’interphone, tout était ouvert, on entrait comme dans un moulin. Y’avait les SDF qui dormaient là avec leurs sacs de couchage, dans le fond de l’appartement où il y avait Françoise Sagan. Moi ça ne me dérangeait pas, mais tout de suite mes locataires me téléphonaient : « Mme Blond, y’a des gens qui dorment dans l’entrée ! » Moi je disais : « ben qu’est-ce que vous voulez que j’y fasse ? Laissez les dormir pour la nuit ». Et j’allais les voir : « demain matin, il faut partir de bonne heure ». Ça fait seulement une vingtaine d’années qu’on a des sécurités comme ça à l’entrée. Et encore, il n’y a pas de code parce qu’il y a quatre médecins dans l’immeuble. Je le mets seulement quand je suis en vacances, et je leur dis : « prévenez vos malades ». Tu parles ! La plupart du temps ils oublient, tout le monde tape dans les carreaux... Mais bon, je préfère ça plutôt que d’avoir des cambriolages.
Comment êtes-vous devenue gardienne ?
A cause de ma marraine qui était gardienne dans le quartier. Quand je me suis mariée, mon mari m’a dit : « ben c’est pas une mauvaise idée ça, d’être gardiens : on paierait pas de loyer ». Mais ça a pas été facile. J’avais 19 ans quand j’ai eu ma première loge, et quand je suis arrivée ici, j’avais même pas 21 ans. La rue de Médicis, je l’ai eue par pistonnage : ma marraine avait une propriétaire qui était amie avec une assistance sociale rue du Cherche-Midi, et elle a parlé pour moi pour que je puisse avoir la petite loge là-bas. Et ici, pareil : la gardienne qui était là, ma marraine lui a dit « ma filleule, elle voudrait une loge. Si vous partez est-ce que vous pouvez parler pour elle ? ». Elle a dit : « pas de problème, mais en échange je veux que son mari me fasse des travaux ». C’est toujours comme ça qu’on a une loge : ça s’achète ! On donne de l’argent à la gardienne qui s’en va et elle fait le nécessaire auprès du gérant. Aujourd’hui je sais qu’il y a des loges, pour y entrer, vous donnez 5000 euros, 10 000 euros...
C’est officiel, ça ?
Non non non, c’est des dessous de table. Ah ben oui ! Parce qu’il n’y a pas beaucoup de loges, et ils les suppriment petit à petit. Nous, on n’avait pas payé pour avoir la loge parce que mon mari était dans le bâtiment : il avait refait tout le rez-de-chaussée de la maison de l’ancienne gardienne, tout en petites tomettes, et aussi la salle de bain. Moi à cette époque j’étais gardienne au 11 rue de Médicis. Un jour, l’inspecteur de la société de gérance est venu me voir à l’improviste. Les cuivres étaient faits, tout, vraiment tout brillait. Il m’a dit « Je vois que tout est nickel. Par contre, quand vous serez rue de Sèvres, bon courage », et moi je lui ai dit : « je m’en fous s’il faut décrasser, je veux cette loge ! » Et effectivement ici c’était sale, mais sale... L’ancienne gardienne, elle avait mis du vernis à ongle sur le cuivre pour pas avoir à le faire ! (Nous rions) Non mais moi j’ai dû tout nettoyer, c’était très dur à faire partir ! Dans le hall, elle passait le clear sur la crasse... Quand j’ai lavé à l’eau avec du produit ça faisait des boules de gomme, j’en ai pleuré. Comme tout le monde allait et venait dans les escaliers de service, y’avait des bouteilles d’eau, des journaux partout. C’était dans un état, je vous dit pas... Sale !
Le quartier a dû beaucoup changer en presque quarante ans. Est-ce que c’était moins bourgeois à l’époque ?
C’est ce qu’on me dit souvent : « ton quartier de bourgeoise » ! Mais moi je remarque pas du tout parce que je suis habituée. Quand j’étais gamine, je venais voir ma marraine et quand j’ai eu mon fils, à 18 ans, j’habitais dans la petite chambre de service de sa loge. Moi ça me dérange pas, je peux très bien vivre avec des non-bourgeois comme avec des bourgeois. Sauf maintenant, depuis que l’immeuble a été vendu... Avec les nouveaux propriétaires, c’est chacun pour soi. Toutes les gardiennes vous le diront : locataires et propriétaires, c’est pas du tout les mêmes rapports. Avant, quand il y avait un problème, c’était moi qui m’en occupait : pour les travaux, appeler le gérant, la société... Mais maintenant qu’ils sont propriétaires, ils se démerdent !
Je m’occupe quand même des problèmes. J’ai passé je sais pas combien de temps à réparer la fameuse poignée à l’entrée. Vous avez pas vu, les poignées ? Y’en a une qui est plus grosse que l’autre. Elle était cassée, mais comme elle était signée, avec le nom j’ai retrouvé la maison d’où elle venait : Maison Fontaine, qui existe depuis 1700 et quelques. Je voulais qu’ils me redonnent la même, ils n’en avaient plus mais ils ont pu me la réparer. C’est fantastique ! Ils ont fait les poignées pour tous les rois de France et elle existe encore, cette maison. Personne ne m’a demandé de m’en occuper, mais j’ai pris les choses en mains. Ça fait plus joli que d’avoir une poignée cassée, quand même. Vous avez vu l’immeuble ? Il est magnifique. Il a 103 ans. Mais ça recommencera parce tout le monde appuie sur cette poignée...
Les nouveaux propriétaires, c’est des gens socialement différents de vos anciens locataires ?
Oui un peu parce que j’avais des gens comme M. Xavier, un grand magistrat qui est décédé aujourd’hui. Son père s’était occupé de l’affaire Dominici, et il était sûr que le vieux Dominici était coupable. Quand il racontait cette histoire, c’était passionnant. Ou Mme Plançon : son papa était peintre... il m’a donné trois belles aquarelles (elle nous montre un tableau dans le vestibule) là-bas, le nu, c’est une Espagnole. Et celle-là aussi, à côté de la fenêtre. J’ai travaillé pendant vingt-cinq ans pour Mme Plançon. Et bien je vous assure, à Noël, à Pâques, même pour mes enfants, on avait des tas de cadeaux, de l’argent... Maintenant, c’est plus du tout ça. Quand j’avais Françoise Sagan, ou même Mme Blum - parce que j’ai noté tous les noms dans un carnet, hein, je me souviens de tous mes locataires ; et je reconnais tous les habitants rien qu’à leurs pas, et même quand ils jettent les poubelles, je sais qui c’est... On est des vrais inspecteurs, en réalité ! Eh bien avec mes anciens locataires, quand j’étais malade tout le monde rentrait comme si j’étais de la famille. « Vous avez besoin de quelque chose Gisèle ? », ou ils m’apportaient de la soupe... A l’époque il y avait aussi le docteur Barbara, qui a vécu là pendant plus de soixante ans. Quand j’étais malade il passait me voir trois fois par jour. Mais là, plus personne remarque. Je suis partie quatre jours en Sardaigne parce que mon beau-père est décédé, ils ont même pas vu que j’étais partie ! (Elle éclate de rire) C’est pas la même mentalité, maintenant avec les propriétaires : c’est chacun pour soi, et chacun ferme sa porte. Quand j’ai appris qu’ils allaient vendre les appartements, j’en étais malade. Parce qu’avant, on était en famille ici. Et quand je montais mon courrier, j’en avais pas pour cinq minutes.
Il n’y a pas de boîtes aux lettres dans l’immeuble ?
Ah mais je n’en veux pas ! C’est moi qui porte le courrier à tous les propriétaires et locataires, douze appartements, deux par étage, plus les chambres de service au septième - mais maintenant c’est des studios. Et donc quand je frappais au quatrième, j’avais mon petit café qui m’attendait, on faisait causette... Maintenant, c’est très différent. Et le métier commence à disparaître. Déjà, ils nous ont bien fait comprendre que la gardienne revenait trop cher - même s’il me manque vingt euros pour faire mille euros par mois. Et je paye mon électricité, mon gaz, on me retient un petit quelque chose sur mon logement. Mais je prends mes vacances quand je veux ! Ça leur plaît pas, mais j’y ai droit. Heureusement, j’ai encore deux anciens locataires qui sont devenus propriétaires. Un au sixième, ça fait quarante-deux ans qu’il est là, et les autres au quatrième, ça fait vingt-neuf ans. Je les ai poussés à rester, eux, parce qu’ils voulaient aller ailleurs. Et puis il y a deux ans, l’immeuble a été vendu à la découpe, c’est pour ça que ça a changé. Et moi aussi, je suis devenue propriétaire à ce moment-là : j’ai acheté mes deux chambres de bonnes, une de dix mètres carrés, l’autre de quatorze, et on les a transformé en studios. Dans l’immeuble, quand ils ont su ça, haaan... La gardienne propriétaire ! Ça leur a pas plu du tout. Pour eux, la gardienne, elle doit rester gardienne, point. Elle doit pas monter, elle doit faire le paillasson. Au début, y’en avait même deux qui voulaient pas que j’assiste aux réunions de copropriétaires. Mais moi j’y vais quand même, et puis je mets mon grain de sel. Pourtant avant d’acheter j’avais bien dit à la commercialiste : « demandez à tout le monde s’ils les veulent ». Ils ont été voir, mais c’était dans un état... Personne n’en a voulu. Alors j’ai acheté, mon mari a fait tous les travaux et quand ils sont venus visiter, ils ont dit « c’est beau... ». Et ça, ils arrivent pas à le digérer.
Dans votre métier, vous avez des comptes à rendre ?
Ça oui ! Déjà il y a des inspecteurs embauchés par le syndics. On est contrôlées, hein, faut respecter ses heures. Moi, mes heures de repos, c’est 13 heures - 17 heures. Repos ! La loge est fermée, là je fais ce que je veux. Et la sieste, c’est pas mon truc. Sauf il y a quinze jours, j’étais malade, on aurait dit qu’ils le sentaient que j’étais couchée : ça n’a pas arrêté de sonner, sonner, sonner. Je commence à 7 heures 30 le matin, je ferme à 20 heures le soir. C’est moi qui ait demandé, mes copines gardiennes elles font 8 heures - 19 heures 30, mais moi je préfère avoir quatre heures de repos au lieu de trois. Y’en a une, dans l’immeuble, qui m’a fait la réflexion : « c’est un peu trop, quatre heures de repos ». Je lui ai dit : « Non madame, je commence à 7 heures et demie mais en réalité je me lève à 6 heures 45 pour sortir les poubelles ; alors ils m’en doivent, des sous, depuis toutes ces années ! ». Et encore avant c’était à 5 heures et demie qu’on se levait pour les poubelles. Et je me souviens qu’une fois, j’avais été faire le ménage chez Mme Wagram qui était gravement malade. Quand je suis revenue, il était 17 heures et trois minutes... et ben j’avais un mot sur ma porte : « Il est 17h03 et vous n’êtes pas à votre poste ». Et les appels téléphoniques anonymes !
Pour vérifier que...
Ouais.
On vous espionne, on dirait : tout le monde veut savoir si vous êtes là, ce que vous êtes en train de faire...
Ah mais il le savent quand je suis là, moi j’ai une voix qui porte. Quand je rigole, on m’entend jusqu’au sixième ! Mme Plançon, qui est partie maintenant, elle me dit : « ce qui nous manque, Gisèle, c’est votre rire, et puis votre bonne cuisine ». Parce que quand je fais de la cuisine tout le monde passe pour dire « Oh la la ça sent bon... qu’est-ce que vous préparez ? » Mais y’en a quand même une qui s’est plainte, Mme Grosgosiers. La gérante de l’époque m’avait appelée : « Mme Blond, il paraît que vous faites de la cuisine... - Ouais comme tout le monde, et alors ? - Mais les odeurs... - Quoi ?! ». Alors j’ai été la voir, la bonne femme, et je lui ai dit « C’est quoi ces manières ? Si vous faites pas à manger c’est votre problème, mais moi je fais de la bonne cuisine ! » Tout le monde est content quand ça sent bon, les patients, ils disent au médecin : « Je sais pas ce qu’elle prépare, votre gardienne, mais quand on rentre ça vous ouvre l’appétit ». Même ça, ça les dérange ! On fait pas ce qu’on veut, hein...
Mais vous savez, la concierge autrefois, c’était « celle qui s’occupe des cierges », parce qu’il fallait allumer les bougies dans le hall d’entrée. Il y avait un cordon à la tête de son lit, elle le tirait et ça ouvrait les portes. Ce qui m’a frappée, c’est que le docteur Barbara avait tellement conservé les anciennes coutumes que quand il passait à une ou deux heures du matin, il disait (voix métallique) : « Barbara ! ». Au début je ne comprenais pas, et un jour je lui ai demandé : « Pourquoi vous dîtes «Barbara» comme ça quand vous rentrez ? - Mais c’est pour me présenter » Il fallait s’annoncer ! D’ailleurs, avant, la gardienne n’avait pas de salaire. Elle était logée mais son seul salaire, c’était ses étrennes. Heureusement que le mari travaillait, mais quand vous voyez certaines loges minuscules, vous vous demandez comment on pouvait vivre là-dedans avec une famille. Dans ma loge rue de Médicis, la douche et les toilettes, c’était dans la cour. Et ici, dans cette pièce, il y avait un gros bidule arrondi en ciment qui venait jusqu’au niveau du canapé, là : c’était pour vider le charbon depuis la rue. Dans l’immeuble, tout le monde avait sa chaudière au charbon ou au fioul. Le docteur Barbara, il avait des énormes tuyaux partout dans son appartement. Il y a eu des travaux depuis, la nouvelle propriétaire a tout fait mettre au gaz. Et moi, j’ai plus le problème de me lever à 6 heures pour les livraisons de fioul.
Mais quand même, ce que je regrette, c’est mes anciens locataires... Ceux qui ont remplacé le docteur, c’est pas de la tarte ! C’est un autre docteur, marié avec une Allemande. Alors franchement... Pour les étrennes, vous savez, moi je ne fais pas de la mendicité : on donne ou on donne pas, point. Un jour, la femme du docteur arrive avec une enveloppe. Dedans il y a avait un billet de cinquante francs ! Je me suis dit : « elle se fiche de ma gueule ? » Moi je lui gardais ses clés... En plus, elle secouait son paillasson dans la cour, alors qu’elle avait un jardin ! J’ai pris les clés, j’ai pris ses cinquante francs, je suis allée la voir et je lui ai dit : « Tenez ! Gardez vos cinquante francs et puis c’est terminé ! » Elle est restée sidérée. Alors là, moi je suis comme ça. Pareil, la Durant, la dernière fois qu’elle me donne ses étrennes : trente euros. Elle avait une femme de ménage, une petite Philippine, qui voulait m’en donner aussi, mais j’ai refusé. Je lui ai dit : « Je connais ton métier, je sais que c’est dur. Garde tes sous ». Le lendemain, je rends son enveloppe à Mme Durant et je lui dis : « Reprenez-là. Votre femme de ménage m’a donné plus que vous. - Ah bon ? » Elle est restée mal ! Le lendemain, dans ma boîte aux lettres : cinquante euros. Elle a fait un effort.
Alors que le Docteur Barbara, Françoise Sagan... C’était mes préférés. Ils sont morts tous les deux mais j’ai toujours une pensée pour eux. D’ailleurs, quand je vais dans l’appartement de Françoise Sagan, je sens encore son odeur. Je vous assure, quand j’entre je retrouve les odeurs qu’il y avait à l’époque ! C’est dans mon nez, dans ma tête, je ne sais pas, mais je les sens. Je me souviens, j’avais vu Peggy Roche rentrer de l’hôpital quelques jours avant sa mort. Vous savez, c’est drôle mais quand on est près de la mort, on a comme une pile qui remonte. Je lui avais dit : « Oh, mais vous êtes là ! - Mais oui Gisèle, ma petite chérie ». Je lui demande si ça va : « Oh oui, je pète le feu ». Dix jours après, elle était morte. Françoise Sagan est partie après ça, elle avait trop de souvenirs ici. Ça m’a fait beaucoup de chagrin. J’ai plein de meubles qu’elle m’a offerts, une table en bambou que Jacques Chazot avait trouvée aux puces, une table chinoise, la cuisine que j’ai en Sardaigne... Ça, elle était généreuse. Parfois elle arrivait en pleine nuit, quatre heures du matin. Elle oubliait ses clés mais moi, je les avais. Elle frappait à la porte, très discrète... tac tac tac... Je lui donnais ses clés, et le lendemain j’avais un énorme bouquet de fleurs devant ma porte ! Là, ça valait la peine de se réveiller à quatre heures ! Un jour, mon fils avait oublié ses clés et il était tout seul dans le hall. « Que faites-vous, Antonio ? » - Mme Sagan, elle vouvoyait les enfants - « Je vois que vous n’êtes pas très bien. Venez dormir sur le canapé »
Elle s’entendait bien avec les autres habitants de l’immeuble ?
Pas du tout ! Mitterrand venait manger chez elle son canard à la pêche, qu’elle se faisait livrer (parce que Pepita, en cuisine, elle était nulle). Il arrivait, il enlevait son chapeau, il me disait bonjour... Mais comme il était président, il venait avec ses gardes du corps. Il y en avait partout : dans l’immeuble, sur le toit... Vous imaginez ? Et quand Françoise Sagan est partie en Colombie avec lui et qu’elle est revenue en avion militaire, on a dit qu’elle avait fait un œdème au poumon, je crois. Eh bien les locataires venaient se plaindre à moi : « Vous vous rendez compte, Gisèle ! Combien ça va nous coûter, le rapatriement ? - Mais ne venez pas me le dire à moi, dites-le à la personne concernée ! Dites-le à Mitterrand ! » C’était dingue.
C’est aussi parce que les gens de l’immeuble étaient plutôt de droite ?
Voilà ! Voilà...
En plus Sagan avait cette réputation de débauchée, elle vivait avec une femme...
Oui. L’autre jour j’ai retrouvé un papier avec un dessin de Peggy. Elle était styliste, Peggy Roche. Elle dessinait bien. Enfin c’est vrai qu’à part Mme Desmarais, qui aimait bien Françoise Sagan et qui était du même bord, les autres ne l’aimaient pas beaucoup... Les Ribot aussi, je crois, mais ils ont peut-être retourné leur veste depuis qu’ils sont propriétaires.
Vous croyez qu’on devient de droite en devenant propriétaire ?
Oh... En tout cas, depuis que moi je suis propriétaire ils me donnent plus d’étrennes.