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Dans l’arrière-boutique des anthropologues
« J’arrive à faire face à à peu près tout »
« Le respect de la diversité n’est pas une donnée française »
Une audience à la Cour nationale du droit d’asile
Grothendieck mon trésor (national)
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Publié dans le
numéro 09 (5-18 juin 2010)
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Un entretien avec Léon Ntoya réalisé à colombes le 24 mai 2010 par Clément Charbonnier & Sylvain Prudhomme gros demi-gros photographies Clément Charbonnier
C’est toi qui as décoré l’appartement ?
Tout. Je fais, je défais, je refais, je modifie. J’aime modifier les choses. Ici c’est peut-être le quatrième ou le cinquième décor. Même les couleurs changent. Quand je défais, les gens crient mais pourquoi tu fais ça ? Ne t’inquiète pas je leur dis, j’en ferai un autre, j’ai encore des idées. De temps en temps je me dis, mais pourquoi Dieu me lance dans ça ? Là par exemple j’ai voulu mettre de la feuille d’or partout. J’ai tout fait à la main. Ça m’a pris du temps, il faut aimer hein.
Tu es installé en France depuis longtemps ?
Je suis arrivé en France en 1986. Du temps de Mobutu. Quand je suis venu en Europe, c’était… c’était par aventure.
Ce n’était pas par nécessité, ni pour des raisons politiques ?
Non non non. C’était par curiosité. J’avais un billet d’une année, mais un visa de quatre mois seulement. J’étais seulement venu prendre « l’étiquette ». Parce que chez nous, les gens qui arrivent de l’Europe ont beaucoup de succès. Les « Parisiens » débarquent avec leurs fringues, et même si toi tu te fringues plus qu’eux, du fait que t’as pas voyagé, t’as moins de succès qu’eux. C’était juste€ça : l’étiquette. Pour que les gens voient que moi aussi, je venais de l’Europe. Quand j’ai vu l’Europe, franchement… j’ai été déçu. Surtout Paris. Par la façon dont les gens vivent. C’était le contraire de l’image que j’avais dans la tête. Ce qui m’a frappé, c’est l’éclairage déjà. L’éclairage que j’ai vu quand je suis arrivé, c’était le même éclairage que j’avais laissé chez moi. Franchement… J’avais beaucoup fantasmé, et quand j’ai voulu comparer mon fantasme avec la réalité, ça collait pas. Mon fantasme était plus beau.
Pourquoi la France t’a déçu ?
Pourquoi ? Parce que c’est un pays développé, et nous on dit qu’on est un pays sous-développé, en voie de développement mais sousdéveloppé (rires). Mais oui c’est ça, hein ! À un moment, franchement on avait fait un pas, du temps où Mobutu faisait tout pour embellir le pays, avant qu’il devienne vraiment trop cupide. On avait presque tout, on avait des routes, on avait des cabines téléphoniques, on avait des télévisions à chaque carrefour, pour permettre aux gens qui n’avaient pas la télé de venir la regarder… Iciaussi il y a de beaux endroits, je dis pas le contraire, samedi on est partis avec les enfants se balader vers Montmorency, Enghien, Choisy… il y a des endroits où tu restes bouche bée. Quand je suis arrivé à Paris, déjà, j’ai vu qu’il y avait beaucoup beaucoup de Noirs. Chez nous aussi on a des Africains d’autres pays, des Sénégalais, des Maliens, des commerçants. Beaucoup de Sénégalais avant de venir en Europe s’installent dans d’autres pays d’Afrique. La plupart des gens qui balaient ici, ce sont de grands commerçants en Afrique. Comme ici ils peuvent pas faire le commerce, ils balaient. Les Sénégalais ils n’aiment pas la sape, ils vont en djellabah, ils s’en fichent du confort. Ils ne vont pas dorer leurs murs à la feuille d’or, ils vont me regarder ils vont dire : tu es malade ou quoi ? Tu vas mourir là, pourtant c’est pas ton pays. On n’a pas la même philosophie. Moi je vois le présent, je vois pas le futur. Pour l’instant c’est ici que je vis ; je vais faire que ce soit agréable par rapport à ma personne quand même non ? J’étais étonné. J’avais laissé les Noirs chez moi, je retrouvais des Noirs en boubou, qui marchent avec des babouches ! J’ai vécu dans des endroits où on prenait encore l’eau avec des seaux, près de Bastille, en face du Café de la danse. C’est un quartier que je connaissais vraiment comme ma poche. Et bien des fois on prenait l’eau avec les seaux, comme en Afrique. Les gens qui allaient voir la danse rigolaient en nous voyant, moi je leur disais : mais c’est votre pays !
Il n’y avait pas d’eau dans l’immeuble ?
Non ! j’ai connu les douches publiques à Oberkampf, je venais de Bastille, j’achetais le savon, je louais une serviette. C’est les Zaïrois qui ont mis le mot squatt en vogue. On a apporté beaucoup de choses parmi les Noirs en France. On n’était pas une colonie française, nous : pour avoir des papiers il fallait être historien, savoir vraiment bien mentir ! Il fallait dire que tu avais décapité Mobutu au moins, pour obtenir l’asile. Et réussir à les convaincre. Il fallait faire bien attention aux dates, que ton histoire soit convaincante. Par rapport à beaucoup d’Africains, nous les Zaïrois on est un peu… on est chauds. On est éveillés, courageux, on est presque tout. On se démerde, comme des enfants qui n’ont pas connu de papa ni de maman. Tu verras jamais un Zaïrois dans un foyer. Dans une chambre de bonne non plus. Ils préfèrent squatter. Tu verras jamais un Zaïrois faire la manche dans le métro. J’ai balayé la rue, j’ai fait les prospectus, j’ai distribué des papiers. Le destin m’a amené dans le bâtiment, là j’ai trouvé des compatriotes qui étaient déjà électriciens, ils m’ont montré le métier. Là maintenant je m’occupe de réseaux informatiques, pas des petits trucs, des trucs énormes, des gros chantiers de 4000, parfois de 15 000 prises. Et maintenant je forme les gens moi aussi. Je rencontre des gens qui balaient, je leur dis : viens, je t’apprends l’électricité. Gratuit.
Tu te sapais même dans les années où tu vivais dans des squatts ?
À mort ! Ça c’est dans le sang… notre vie c’était American Gigolo. Bon maintenant on a des enfants, mais avant... Des chaussures j’en ai des placards, et des fringues qui font le tour de la pièce, tu fuis, il faut pousser le mur tellement il y en a. Et pas des fringues de n’importe qui : je peux rivaliser avec n’importe quel ministre, je te jure, et même peutêtre s’il n’est pas fort je peux le battre ! Franchement je dis la vérité. Regarde là, ici : tout est en Versace, non ? Dans le temps on l’aimait bien ce couturier. Des manteaux, des trucs, jusqu’au canapé… on était à fond la caisse. Il y a un lien entre la débrouille et la sape ? J’ai côtoyé beaucoup d’amis qui aimaient étudier. Moi j’aimais pas beaucoup l’école. J’étais déjà une tête brûlée, je fréquentais les boîtes de nuit à l’âge de douze ou treize ans, je me sapais à mort. À l’école, je sentais la boisson, je dormais en cours. Le professeur disait : regardez sa vie, elle est foutue déjà. J’avais des amis qui aimaient étudier, mais moi j’avais envie de tout lâcher. Peut-être que j’ai eu raison ! Parce qu’aujourd’hui tous ces amis qu’est-ce qu’ils font ? Ils sont au chômage. Ils ont vieilli.
Alors que toi tu as profité de la vie...
Ça oui… il y a même un moment j’appelais la mort pour qu’elle vienne m’arracher ! Tellement j’étais bien. On dansait avec les enfants des présidents, je connaissais tout le monde. Je vivais mieux qu’ici. Je me disais, mais qu’est-ce que je n’ai pas fait ? Il me manquait l’Europe, justement. Alors je suis venu, pour l’étiquette.
Tu n’as jamais voulu rentrer ?
Bon, on te met tellement de choses en tête, « il ne faut pas rentrer les mains vides », etc. Le refus de l’échec. Et puis ça a donné des enfants, une femme. Et une fois que les enfants vont à l’école, comment tu vas rentrer ? Alors tu commences à te stabiliser, tu cherches un travail pour nourrir les enfants… Dans ma tête je suis un playboy, sans enfants. Moi c’est la sape, faire ma vie, vivre la nuit, dormir le jour. Mais j’ai toujours été très spirituel aussi. Je viens d’une famille très chrétienne. Ma mère était là-dedans à fond la caisse. À partir de ça j’ai tracé mon chemin là-dedans. J’ai vu des amis atteints du sida, mourir lentement, trop jeunes, d’autres mourir d’overdose. J’ai commencé à me demander s’il y avait une vie après la mort, à devenir croyant moi aussi. Je me drogue pas, je fume pas. Je bois simplement. J’ai dit à Dieu de me laisser ça, quand même… avec les femmes. Je prêchais les femmes, je les ramenais vers Dieu, mais j’avais ma part. Comme un chasseur : 50-50 ! Sans blague, hein ! j’ai ramené des Sylvie, j’en ai ramené beaucoup… La liste elle est longue ! J’aime débattre avec des gens un peu intellectuels, je cherche des professeurs si vous en connaissez, j’aime les chocs. Même les Zemmour, là, tous les gens qui prétendent être intelligents, qu’ils viennent, on va discuter. Moi j’ai été dans des boîtes de nuit, je te sors des trucs, tu restes hébété. Une fois j’étais assis dans un club, un bataillon de milliardaires des Émirat arabes arrive et demande à ce que je me déplace. Moi j’étais en Versace, casque colonial, vraiment bien sapé, j’avais pris deux bouteilles de whisky avec Sylvie. Le mec du bar me connaissait, il vient et me demande de bouger. J’ai dit je bouge pas, ils n’ont qu’à s’éparpiller, s’asseoir là autour, mais je bouge pas. C’est des êtres humains comme moi. Peut-être ils vont dépenser plus que moi, mais moi aussi je dépense. Et c’est ce qui s’est passé. Ils arrivent et en plus ils tombent amoureux de moi. Ils étaient fous de Versace, ils m’ont directement repéré, Versace, Versace ! On a dansé ensemble. Des fois des Blancs viennent me voir et me disent mais les gens comme vous, c’est dans les catalogues qu’on devrait les voir. C’est pour ça que j’ai fait cette fausse couverture de Vogue à l’époque : nous aussi on mérite d’être en couv’ ! (Il montre une gravure d’un roi d’Afghanistan.) Tu vois un monsieur comme ça, s’il me croise, lui il va me comprendre. Parce que dans la tête je me vois comme un prince aussi. (Intervention de sa fille, Aude, sept ans : « Mais t’es un prince ! ») C’est ce que je vous disais… la barre elle est très haute.
On dit qu’il y a un retour de la sape en France.
Chez les Congolais, franchement, le mouvement est revenu il y a même pas deux ans. C’était en voie de disparition, on croisait plus de sapeurs. La sape est restée dans le milieu zaïrois chez les bad boys, les vendeurs de drogue. Pour être sapeur, il fallait être dans la drogue, presque systématiquement. Les chanteurs zaïrois, ce sont eux qui mettent en valeur les couturiers. Les couturiers italiens et japonais surtout. Pour eux, il n’y a pas vraiment de couturier valable en France. Mais si vous allez voir Yohji Yamamoto, il vous dira la vérité : c’est les Zaïrois et les Congolais qui l’ont fait. Issey Miyake. Nicole Matsuda. Lui il a fermé maintenant, mais il était mieux que Yohji et tout. Les Zaïrois, c’est surtout les Japonais. Et pour ceux qui aimaient les costards vraiment classiques, Thierry Mugler. Et Claude Montana. Mais lui j’ai vu ses fringues récemment, et vraiment j’aime plus.
Et les couturiers français ?
Non, non. Les Français s’habillent triste. Il y a quoi à part le gris et le bleu, c’est tout non ? Les Italiens, eux, c’est flashy, ils aiment la couleur, la chaleur. Et ça, ça correspond bien au goût des Congolais. Ils ont repris la mode européenne, mais en plus ils sont forts pour tout ce qui est chaussures, vraiment forts, làdessus rien à dire. Moi y a beaucoup de bottiers que je connaissais déjà au pays : pas seulement Weston mais Testimony, Robert Clergerie, John Lobb. Y en a plein de bottiers, mais eux se focalisent sur les Weston, comme si c’était le seul botttier du monde. C’est ça le mal des Congolais : ils n’ont pas de recherche. C’est comme des militaires : l’uniforme.
Ils ne sont pas exactement habillés comme vous, non ?
Souvent les sapeurs sont en costume cravate... plus classique que vous. C’est ça que je dis ! Moi, y a des recherches ! Eux, la façon dont ils s’habillent, c’est pour les bureaucrates... Au-delà de ce qu’ils font, il y a encore une autre façon... au-dessus.
Tu regardes les catalogues de mode ?
Non j’aime pas ça, sinon je vais tomber dans le plagiat. Je préfère rester dans mes idées. Comme je vous ai dit, hein ! Chacun est habité par un esprit... mais y a beaucoup de gens qui n’écoutent pas leur esprit.
Il y a toujours cette rivalité entre l’extravagance des Zaïrois et l’élégance des Congolais.
Tu te sens plutôt de quel côté ? Moi je me retrouve pas, ni d’un côté ni de l’autre. C’est des gens, ils n’ont pas de recherche. Vous pouvez aller à une soirée chez des sapeurs congolais : ils sont tous pareils ! Maintenant si tu vas chez des Zaïrois, ça va t’agacer parce qu’il y a pas d’harmonie. Le Zaïrois il met les trucs parce qu’il sait que c’est 1500 euros… il voit que le prix ! Tout ce qui est cher, c’est bon. Chez les Congolais, ce n’est pas le prix, ils n’ont pas l’argent pour se payer des griffes. Je vous le dis franchement, ils ne portent pas de griffes. Leurs Weston, c’est tout ce qu’ils ont. Maintenant ils voient bien que leur faille par rapport aux Zaïrois, c’est la griffe. Alors ils commencent à acheter des vêtements un peu griffés, à cause de la rivalité. Mais c’est rare. À part les chaussures, non. Moi j’aime pas rentrer dans ces polémiques, mais quand même pour moi les Congolais savent s’habiller. Parce qu’il respectent les couleurs, ils savent qu’il y a des couleurs, tu peux pas aller au-delà. Au moins ils sont peu structurés, par rapport aux Zaïrois, qui débarquent avec un pantalon à 1000 euros et qui disent : je suis en 1 000 euros ! en croyant qu’ils sont meilleurs que les autres. Or les autres sont élégants… Je les fréquente chaque samedi.
Il y a des endroits où ils se réunissent ?
J’ai des potes qui tiennent des cafés, si Dieu le permet on ira faire un tour ensemble. Il y avait une grande soirée cet hiver, on y est allés avec ma femme Sylvie, mais moi j’aime pas… Ils se montrent, ils parlent, ils disent : je suis comme ça. J’aime pas ça moi. C’est de la bassesse d’esprit. Tu vas pas dire que parce que tu as une paire de chaussures en croco à 3000 euros, tu es plus fort ou moins fort qu’un autre ! C’est pour ça que je préfère dire qu’on s’habille pour soi. Je fréquente les sapeurs, mais je fais pas des choses comme eux.
Dans ma philosophie, c’est pas bien de se montrer, de dire je suis le meilleur. Si je dis ça je vais choquer Dieu. Quand tu mets Dieu devant, tu as peur de tout parce que tu as des micros et des caméras invisibles partout qui te surveillent. Le moindre faux-pas, il note. Vas voir où ils dorment, tous ! il y a des gens qui mettent des chaussures en croco mais qui habitent dans des maisons en terre. Je ne sais pas si c’est un complexe d’infériorité ou de supériorité, mais peut-être que ça demanderait à être soigné.
Tu as aussi vendu des habits aux sapeurs...
Oui j’étais l’habilleur des sapeurs. Donc déjà, j’étais au-dessus. C’est pour ça que je vous dis, j’ai eu des trucs haut-de-gamme. Pas destinées au commerce. Je vendais la nuit, avec Sylvie. Les gens qui me fournissaient les vêtements m’appelaient quand ils avaient des stocks. Les habitudes sont restées : j’ai des manteaux Cavalli, fourrés, si je vous les montre, vous allez tomber par terre.
Tu te fournissais auprès de couturiers ?
De couturiers, de mannequins, de gens qui avaient des stocks et n’arrivaient pas à les écouler. J’ai parfois des amis qui font de la prison un an ou deux, quand ils ressortent ils me retrouvent toujours propre, ils me disent mais comment tu fais toi ? Je leur dis : grâce à Dieu, mais vous voulez pas chercher Dieu ! Il y a une équipe qui prend soin de moi là-haut, qui veille sur moi.
Tu t’habilles aussi pour aller au travail ?
Le juste milieu entre le « pas trop » et le « pas assez ». Je ne peux pas parler de tout ça au travail. Quelqu’un qui n’a jamais mis de costard de sa vie, tu viens lui parler de la sape ou du prix de ta montre, il va te traiter malade. Il vaut mieux ne pas parler de ça. Des fois il te dit, hou c’es beau ce que tu mets, hou c’est beau ça. Mais tu restes tranquille, tu ne parles pas. Sinon pour travailler je mets le bleu. Mais un bleu stylé, pas le même bleu qu’eux. Des fois ils s’en rendent compte, ils me disent c’est beau. Ils sont sensibles à ça. Quand tu es devant la glace le matin, c’est comme un cri de guerre pour te dire vas-y, t’es le plus beau, le meilleur. Tu te regardes, tu dis non, y a personne aujourd’hui qui peut me rivaliser. Et effectivement. Il y a des trucs, ça te donne des ailes. Quand t’es bien habillé, t’es sûr. C’est pas les vêtements qui attirent. C’est l’aura. Ce que tu dégages. Cette lumière, là. Parce que la lumière attire les insectes. Vous m’excusez, hein : je suis un peu philosophe. À ma façon. Si vous voulez on peut débattre de ça. Pour me comprendre il faut être créateur... Peut-être Galliano ou Bocuse ils peuvent me comprendre, mais c’est pas tout le monde qui peut me capter ! Pour l’homme de la rue c’est difficile. Des fois y a des gens ils me demandent, tu l’as laissé où, ton cheval ? Mais je m’en fous. Je m’habille pas pour les autres, je m’habille pour moi.