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Le museau de la taupe

Le museau de la taupe

Le museau de la taupe
Mis en ligne le mercredi 16 juillet 2014 ; mis à jour le mercredi 2 juillet 2014.

Publié dans le numéro 031 (été 2013)

Le Mucem, muséum d’histoire culturelle ?

Le Mucem montre son museau — et il est empaillé. La taupe est un animal aveugle qui creuse des galeries et fragilise les terrains. C’est aussi un espion dormant, quelqu’un d’infiltré que l’on ne voit pas. C’est encore la Taupe, le mouvement insurrectionnel clandestin qui, au moment-clé, fera éclater la vérité des jours meilleurs. Apparemment, un animal sans transcendance dont la peau douce vaut moins que celle du lapin. 

Le grand problème que pose le musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée est son manque d’excen­tricité. L’État croyait, après longue macé­ration, rapprocher Marseille de la capitale. Profitant de l’enlisement à Boulogne du musée des Arts et Traditions populaires créé en 1937, l’État tur­­­gescent et conquérant décida, sous Jospin, après une vingtaine d’années d’études, de bâtir une station en orbite qui puisse attirer une coalescence touristique, une manne de voyageurs fortunés. Méditerranée. Nous ne savons rien de ce lac fermé aux deux bouts. Le Midi, au milieu des terres. Gibraltar et Dardanelles. N’était-ce pas le vivier, récitent tous les manuels, de la civilisation évangélisatrice ? Les flots d’Athènes, la mer de Rome, tout est parti de là. La vision ethnographique occidentale a l’occasion, avec ce temple pharaonique, de déballer son impérialisme culturel sans embarras. En partant de ce postulat de l’ostentation cicatrisante, quelle ne fut pas notre surprise, en visitant l’exposition Le Noir et le Bleu, affrétée par Thierry Fabre, de voir qu’il était possible de concevoir une singularité de regard qui englobe l’appartenance de classe, la répartition des plaisirs dans le jugement ainsi que l’affirmation d’un goût de la curiosité. L’exposition est une belle réussite : la floraison des signes de richesse, la diversité des supports (vieux films, diapos, choix des peintures), tout prête au plaisir. Une telle prodigalité bourgeoise, de l’autosatisfaction à la découverte de l’annexion mutuelle des cultures, laisse sans voix : nous en sommes les bénéficiaires et les héritiers. Le ravissement se nourrit de la propagande au sujet du consentement et de la participation.

Il est question de satisfaire les demandes informulées. Ne boudons pas notre plaisir. Sachons décoder et naviguer. L’élégance d’un esprit flatteur sait survoler les miasmes et les déraisons de la misère.

Vu la prolixité de ce qui nous est mon­tré au cœur de la bâtisse surchargée, cela doit avoir de l’importance. Dans ce magasin d’antiquités de luxe où le passé est chosifié, ceux qui savent si peu ou quasiment rien se doivent d’être ravis et comblés, de voir assemblé ce qui a été prélevé du musée agricole du coin, récolté au magasin de farces et attrapes, ou sorti de la remise des accessoires de théâtre. L’emmurement, la saturation de signes, tous les visiteurs les pointent, soulignent une absence de prise de risques, de vision propre. Par peur de fâcher ou d’irriter les possibles oubliés, il y a cinq directions conjointes et con­tradictoires. Chacune a tenté de tirer son épingle du jeu et crache sur la voisine. La guéguerre, pour les attributions de dotations selon les galeries et la rotation des expos, a battu son plein. Il n’y a pas de réflexion globale, de tutelle de l’esprit. Les adhérences esthétiques de confort sont là. Tout ce qui remplit le Mucem sert à le desservir.

Ce geste architectural est peut-être trop puissant pour que ce soit une œuvre — seul le temps le dira. L’omni­potence du discours du concepteur du bâtiment sur ce qu’il a fondé ne légitime pas en longévité la per­manence du bâtiment. Bunker alvéolé, Mecque de la Kultur, il enferme son contenant. Outre ses échecs dans la phase finale, la terrasse ressemble à celle d’un ferry de la SNCM, d’où l’on sent la mer sans la voir. Le nœud de compression en béton fibré avec son retournement rappelle la RDA. Rajoutées pour des motifs de desserte handicapés, ce sont deux cicatrices de con­cession, guère justifiables par leur grossièreté.Ce lieu est un hangar aux murs en lave de volcan, qui se suffit à lui-même : l’emplir de quoi que ce soit n’est guère heureux. La suralimentation pour cacher et amputer la radicalité du geste est plutôt suffocante. Et la disproportion entre un monument morturaire d’envergure, une Kaaba magnifique, et une muséographie pataude, suradap­tée au clin d’œil et à l’euphémisation en permanence de ce qui est cité — l’holo­causte, Sarajevo, Mers el-Kébir —, trahit la proposition de l’architecte. 

Par curiosité, nous nous sommes penchés sur les appels d’offres et sur le choix parmi les candidatures des commissariats d’exposition. Les accointances se sont retrouvées sur un universalisme universitaire de bon ton : juste rageur comme il faut, pouvant piquer la curio­­sité. La multiplicité des scénographies, au lieu d’être une richesse, devient vite une entrave au jugement propre : tout de notre perception est guidé, léché, assigné. La déambulation dans le musée érode la curiosité, comme si la gestation de toutes ces monstrations avait été beaucoup trop longue. La désopilante Galerie de la Méditerranée qui reçoit le visiteur au rez-de-chaussée décontenance par son académisme pompier ; les instruments agraires, la hutte puis, plus loin, l’enjolivement d’une muraille d’écrans et de poteries qui évoque le hall d’entrée d’un Hilton, visent par leur arrangement dans l’espace à être rassurants. Des couleurs chaudes, beiges, blanches et grises, tout ce qui rappelle la déco de qualité, un monde acceptable. Le bouquet étant la guillotine ayant servi la dernière fois aux Baumettes en 1977, langée dans une boucle de tulle qui fait berceau ; c’est évidemment un objet comme un autre. La vision ethnographique tend à blanchir. Qu’une proposition aussi radicale que celle de Rudy Ricciotti soit neutralisée par l’invasion du sens, le besoin du parcours didactique, pose la ques­tion du choix : était-il le concepteur adéquat pour un musée ? 

La vastitude du territoire investi, 44000 m2 sur trois lieux dont 15500 pour le J4, le môle de départ sur lequel le cube est construit, aurait mérité que l’on respecte sa vacuité. L’architecte a réussi à conserver l’idée de promenade libre autour de l’édifice. Dédié au chant, à l’oralité, à la poésie, il ne donnerait pas l’impression, dans une ville au fort niveau de pauvreté, d’un diamant trop visible. Le retard et l’indigence cul­turels sont tels à Marseille que cette volonté de gentrification — la venue d’une bourgeoisie cosmopolite et d’une clientèle friquée — qui va de pair avec la construction de cinq-étoiles à moitié vides, ressemble à de l’hyperventilation. Le lifting opéré sur cette ville, initié en 1992 par Charles Pasqua dans le cadre du plan Euroméditerranée, se pour­suit. Nous avons un front de mer qui ressemble à celui de Sydney. L’homogénéisation des lieux marche avec la circulation des capitaux, des marchandises. Le typique est détecté, il est aussitôt asservi, blasonné. Le tout-culturel se nourrit de la friche Belle de mai, du dynamisme des galeries associatives. 

En dehors de l’exposition de photos au fort Saint-Jean — conçue par François Cheval, avec les travaux conséquents de Patrick Tosani, de Jean-Luc Moulène — et de la racée et très habile exposition Le Noir et le Bleu, qui nous balance Courbet, Goya et Miró sans broncher, le reste, scolaire et piteux, fait peine de si peu ressentir le monde latin. Avec le lancement bifide du porte-conteneurs Jules-Verne et de ce vraquier d’urnes funéraires, la presse généraliste encense un miracle, une rénovation spectaculaire de Marseille qui souffre toujours d’avoir perdu sa superbe de ponton pour les colonies. C’est bien la glorification d’un passé impérial, que ce catafalque de béton promeut. Le visiteur lambda se trouve piégé dans un dédale surinformé et laconique : les éclats de guerre, les vestiges lapidaires du quotidien s’annexent les uns les autres et forment un train fantôme. Oui, nous avons fait cela, déporté, embarqué, transmis. Les corps expéditionnaires ont essaimé le besoin de relever et de conserver des traces de la mission civilisatrice du Mékong à Abu Dhabi.

La consomption à insister, autant chez Denis Chevallier que chez Zeev Gourarier, sur les panoplies de rituels religieux mais sans les doter d’un substrat spirituel, vise à une correction intellectuelle anthropologique : celle de la neutralité. La tenue d’un rabbin vaut celle d’un clown. Vue de l’esprit d’une taupe aveugle. Courroie de transmission et d’induction d’un rabâchage sur la lecture à plat d’un melting pot : le bassin méditerranéen, un bassin de cul­tures bactériologiques. Les missionnaires du tout-culturel ont aménagé un office du tourisme. Bain premier de la civilisation, l’outremer est brodé. Les entomo­logistes réunis à l’occasion de ce florilège sentent bon la Restauration. L’exposition Au bazar du genre, organisée au deuxième étage, est une caricature du genre. Tape-à-l’œil et foutraque. Les clichés concernant la spoliation de la femme dans le monde méditerranéen sont là. Denis Chevallier ne s’est pas cassé la tête. Cela ressemble à un mauvais magazine ou site de rencontres pour transsexuels soft. Un bric-à-brac de matériel gynécologique, de photos de manifs gays, une propagande affligeante sur des mœurs qui seraient nouvelles. Extrait de la prose : « L’aspiration à être soi-même se déploie dans un monde où Internet et les réseaux sociaux permettent toutes les transgressions, mais l’espace public reste peu accueillant envers les femmes et les minorités sexuelles. » Tous les traits culturels se valent, la pratique artisanale ou sociétive, les us et pratiques sont à lire sur un pied d’égalité. Sous les oripeaux de souhaits de vulgarisation et d’accès démocratique à la mémoire du patrimoine, se tient une grave erreur, proche de la forfanterie : croire que les universaux puissent s’inverser.  Dans tout le Mucem, il y a une propension à la propagande, une bien-pensance de nantis. 

L’on se demande bien pourquoi, au moment où l’Europe technocratique échoue lamentablement, Marseille hérite d’un stigmate aussi énorme. En dehors de Thierry Fabre qui joue, avec le brio d’un dandy transfuge, sur le principe d’une balade cosmopolite fin-de-siècle, les autres scénographes et arrangeurs ont une interprétation sépulcrale de la civilisation : cette dernière est forcément du passé. Rien de ce qui fait le Sud dans sa polysémie n’est illustré et présenté : rien du rap, rien du troc. Un miserere snob particulièrement léché, pour magazines et tour-operators. Ce qui est constitutif d’une construction de l’esprit dans l’individuation d’un geste mémoriel ne peut être caréné par une présentation visant au plaisir par les yeux. Le discours qui appelle à goûter la différence est toujours celui qui banalise la diversité, en rend commun le sens par amalgames et vitrification. Sont broyées les aspérités, survolés les axes de dissymétrie : la visite à trois reprises du fonds montré pour de nombreuses années expurge le com­men­taire. De vagues propos généralistes sur de grands panneaux nous indiquent comment voir et recevoir les tumultes de l’expansion. Les merveilles du passé colonial sont présentées pour le divertisssement. 

Thésaurisation, entassement, caverne d’Ali Baba. Il n’y a nulle honte à fré­quenter les boutiques de la participation. Les produits dérivés ne sont pas encore mis en place ; cela fait un autre pôle que l’OM ou le bar de Plus belle la vie. Comment purger cet encombrement, à quoi peuvent bien servir cette accumulation de richesses, cette surabondance de reliques ? La méprise est telle qu’une position de classe aussi affirmée dans son arrogance et son inconscience nous fait douter du bienfait de ce gemme pétrifié. Le principe de saturation qui anime cette implantation va à l’encontre de l’œuvre architecturale. Persiste un contresens total entre une fonctionnalité assermentée et dévouée au postcolonialisme et un lieu d’une telle pureté. La fossilisation, la pulsion archéologique, l’imposition du savoir, le besoin de remplir les cases, de boucher la lumière (le nombre de panneaux qui cachent le moucharabieh est incalculable), les atteintes faites à l’intégrité du bâtiment de Ricciotti vont con­duire celui-ci à monter de toutes pièces des Tchernobyl de la pensée. La pulsion archiviste et conservatrice a fait d’une orangeraie des temps futurs un funérarium.

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