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« J’arrive à faire face à à peu près tout »
« Le respect de la diversité n’est pas une donnée française »
Une audience à la Cour nationale du droit d’asile
Grothendieck mon trésor (national)
Publié dans le
numéro I (avril 2007)
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Pourquoi payer un journal si on peut l’avoir gratuitement ? Prenant le parti de se financer exclusivement par la publicité (principe depuis longtemps utilisé par les radios), les quotidiens gratuits, forts d’énormes chiffres d’audience (chiffres nécessairement flous, à la différence de la presse payante : on peut mesurer combien d’exemplaires sont réellement vendus, on ne peut jamais prouver, sauf avec des sondages dont la fiabilité reste à prouver, combien - et surtout dans quelle proportion - sont lus), sont devenus des poids lourds de la presse française. Ils le font régulièrement savoir, narguant la presse quotidienne payante, dont les chiffres sont, presque tous, en déclin. Les gratuits mélangent arguments de mauvaise foi (cf. l’analyse de la publicité de 20 minutes en partie Sommation) aux remarques de bon aloi (contre la vision cauchemardesque d’une foule lisant le même journal à l’infini dans les transports en commun, Frédéric Filloux, le patron de 20 minutes, rappelle avec raison qu’on ne « voit » pas, rassemblés dans un même lieu, les sept ou huit millions de Français qui regardent, tous ensemble, le 20-Heures de TF1).
Que lit-on vraiment dans les quotidiens gratuits ? Revue de détails, un jour ordinaire (le 9 mars 2007), de l’actualité telle que racontée par les quatre principaux titres nationaux : Métro, 20 minutes, Direct-soir, et Matin-Plus. Vision partielle, donc, mais qui donne la tonalité globale de ce type de presse.
Première chose qui attire l’œil : la publicité. Les quatre « der » (dernières pages) sont réservées à une publicité : emplacement stratégique puisque visible en permanence par les voisins de celui qui porte le journal. Ce jour-là, la « une » de Matin-Plus est également entièrement recouverte d’une publicité : le bandeau rouge du titre du journal vient en surimpression de l’image du téléphone Samsung, et produit un effet troublant - comme si le titre venait cautionner la publicité. La stricte séparation qui existe habituellement entre le journal et ses publicités (mention « Publicité », ou « Publi-information ») n’existe pas ici, ce qui engendre nécessairement, de la même façon que dans la presse payante mais à un degré supérieur, la question de l’indépendance du titre par rapport aux annonceurs. Imagine-t-on une page conso de Matin-Plus annonçant que les nouveaux téléphones de Samsung sont médiocres ? À l’intérieur du journal, la publicité est moins envahissante (surtout chez les deux nouveaux entrants, Direct-Soir et Matin-Plus, tous deux lancés par le groupe Bolloré, qui, fort d’une immense trésorerie, peut se permettre d’attendre plusieurs années avant d’engranger des bénéfices) : 12,25 pages en tout sur 32 pour 20 Minutes (38%), 8,875 sur 24 pour Métro (37%), mais uniquement 4,75 sur 28 pour Matin-Plus (17%... mais si l’on enlève les deux pages d’ouverture, et les deux de fermeture - dont une page pour Direct8, la chaîne appartenant également à Bolloré -, il ne reste, à l’intérieur du journal, que très exactement un quart et une demi- page, soit deux publicités... on se croirait dans Libération qui en affiche exactement autant ce jour-là). Les chiffres sont élevés (Libération obtient un taux de 2% et Le Monde monte à 15%) mais restent mesurés : le contenu reste majoritaire dans la presse gratuite.
Les unes sont
composées de façon traditionnelle, du moins telle que
la presse quotidienne le conçoit en France depuis une
vingtaine d’années : un ou deux grands titres, dont l’un au
moins est accompagné d’une grande photo, et une série
de quatre ou cinq appels dans une colonne, avec petite photo et petit
titre. C’est composé comme les unes de Libération
qui a servi de modèle jusque dans le format : selon le principe
que plus un journal est « moderne » plus son
format est petit (en souvenir du fait que la presse du XIXe siècle,
dont les lecteurs ne s’écrasaient pas les uns sur les autres
dans le métro, était dans des formats immenses), les
quotidiens gratuits sont systématiquement de petite taille : le
plus grand d’entre eux est Direct soir (format tabloïd,
comme Libération), le plus petit Matin-Plus
(format demi-berlinois, soit la moitié exactement du Monde
qui l’imprime sur ses rotatives et qui en est actionnaire pour
25%...).
Les sujets principaux en Une sont moins monolithiques que dans la presse payante : « Réchauffement : que l’Europe décide ! » demande Metro, tandis que 20 Minutes lance son manifeste « Pour une culture de proximité ». Direct-Soir, assumé comme journal populaire, prévient que « Demain soir, les Victoires de la Musique ». Son petit frère se veut plus sérieux : sous une photo de Bush avec Lula, Matin-Plus titre « George Bush à la reconquête de l’Amérique Latine ». La comparaison avec la presse payante est éclairante : ce jour-là, les quatre principaux quotidiens font leur gros titre sur la politique française (Libération : « La percée de Bayrou. Pourquoi il les affole » ; Le Monde : « Bayrou talonne Royal et Sarkozy dans les sondages » ; Le Parisien : « 7 questions sur Bayrou » ; Le Figaro : « Sarkozy et Royal veulent relancer leur campagne »). Ce parallèle est éclairant : tout se passe comme si la presse gratuite, réputée plus « proche » des gens, se sentait moins liée au petit jeu politique française.
À l’intérieur, sans grande surprise : c’est court. Très court, même. Le « grand » papier annoncé en une de 20 Minutes sur le sondage des Français et la culture fait 1700 signes (pour information, celui-ci en fait 8500), suivi de 1900 signes sur ce que proposent les candidats sur ce sujet. À ce tarif-là, on reste évidemment sur sa faim. Et c’est d’autant plus visible sur des points d’actualité précis : « Nicolas Miguet (Rassemblement des contribuables français) a été mis en examen hier à Paris. Il est suspecté d’avoir envoyé des courriers destinés à détourner des parrainages. » Voilà : c’est un papier de 20 Minutes. Tiens, dans Métro, on a le même, avec une mention supplémentaire : « ...a annoncé son avocat, maître Grégoire Rincourt ». Dans Matin-Plus, c’est encore plus lapidaire : « Il est soupçonné de détournement de parrainages ». La source est évidemment toujours la même : une dépêche AFP. La veille au soir, un sujet du soir 3 sur France 3 a, en deux minutes, présenté toute l’affaire, montré les faux bulletins et les vrais formulaires de parrainages, donné la parole à Miguet : pendant longtemps on a accusé la télévision de sous-informer les téléspectateurs (une vieille rumeur - dont il faudrait retrouver la source - affirmait que la retranscription du 20-Heures de TF1 comptait pour autant de signes que la une du Monde ; je vous parle d’une époque où Le Monde avait beaucoup de signes en une...), aujourd’hui les quotidiens gratuits arrivent à être plus courts. On se demande surtout à quoi sert ce genre de brève : elle qui n’apprend rien à ceux qui connaissent déjà l’information ; et rien à ceux qui ne la connaissent pas. Il ne faut pas mettre en cause l’AFP, car la dépêche source (8 mars, 12h55) est plus longue et détaillée : 1500 signes, qui prennent le temps, avec ce style très particulier des agences, de raconter toute l’affaire. On dit trop souvent que la presse gratuite recycle des dépêches, mais c’est une demi-vérité : elle condense des dépêches ; un journal composé de dépêches complètes, bien qu’effroyablement monotone, serait beaucoup plus complet que la presse gratuite.
La certitude qu’il ne faut pas faire trop long conduit ces journaux à des tics de mise en page : Matin-Plus, avec ses quelques pages réalisées par les journalistes du Monde, a un aspect plus sérieux, presque rébarbatif dans cet univers. À la veille des Victoires de la Musique, il propose deux pages assez détaillées sur le piratage. Deux pages ? Une page : la moitié de la surface est remplie par des photo (un écran d’ordinateur ; deux jeunes filles avec un ipod), qui n’apportent rien à la lecture et qui n’ont même pas l’avantage d’être graphiquement intéressantes.
C’est sans doute ça qui frappe le plus dans la presse gratuite : elle donne le sentiment, encore plus net que chez les payants, que rien de ce qui est fait n’est pensé, réfléchi, argumenté. On fait comme ça parce qu’on fait comme ça, et voilà tout. Le summum du genre est atteint par Direct-Soir, dont on se demande toujours s’il y a quelqu’un qui le dirige. Outre sa particularité qui consiste à annoncer en « une » des informations qui, en « der », sont reprises avec quelques mots supplémentaires (cf. Griffe p.#), ses pages télévision qui placent Direct8 au même niveau que les six grandes chaînes nationales, et sa maquette inspirée des tabloïds anglais (mais sans le savoir-faire particulier de ce type de journaux, qui parviennent à rendre choc l’information la plus anodine), un exemple ce jour-là : une page est titrée « People à bout. La célébrité mauvaise pour les nerfs ». On y lit quelques anecdotes sur les frasques de Doc Gynéco, Jean-Luc Delarue, Naomi Campbell (condamnée à des travaux d’intérêt général) et Maradona (enquête fiscale), et... un encadré, placé au même niveau, sur Pierce Brosnan et Meryl Streep qui vont jouer dans une comédie musicale. Sauf à supposer qu’ils ont pété les plombs en voulant chanter, on se demande encore le rapport avec le reste de la page. Mais, et c’est sans doute le plus inquiétant, on s’en fiche un peu, on jette le journal et on sort du métro en ayant immédiatement oublié ce qu’on vient d’y lire.