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« Il serait absurde de choisir l’équipe olympique de 2020 en sélectionnant les fils aînés des médaillés olympiques de l’an 2000 ». Joignant le geste à la parole, Warren Buffet, l’auteur de cette boutade, a annoncé, le 25 juin 2006, son intention de faire don de 37 milliards de dollars - plus de 80 % de sa fortune amassée à la tête de Berkshire Hathaway, un fonds d’investissement - à la fondation Bill et Melinda Gates. Quelques jours plus tôt, Bill Gates faisait part de sa décision d’abandonner progressivement les responsabilités opérationnelles qu’il exerçait au sein de l’entreprise Microsoft, pour se consacrer à la direction de la fondation à laquelle il a légué la quasi-totalité de sa fortune, ne réservant qu’un million de dollars à chacun de ses enfants.
Faisant assaut de philanthropie, les deux multi-millardaires – en dollars –, respectivement première et deuxième fortunes du monde, selon le magazine américain Forbes, démontraient avec éclat les réserves qu’ils nourrissaient quant à la pertinence et au caractère équitable des modalités traditionnelles de la transmission et de l’héritage.
Ces initiatives demeurent cependant isolées et beaucoup aspirent à transmettre à leur progéniture, par donations ou successions et, dans la mesure du possible, en franchise de droits, les biens acquis au cours d’une vie de labeur (ou de rente, selon les cas).
Mais ne transmet-on, à ses enfants, que ses biens ? Les sociologues ont, de longue date, mis en évidence des phénomènes de reproduction sociale via la transmission – et la validation par le système scolaire – d’un patrimoine immatériel fait de savoirs, d’attitudes et de relations. Le premier des héritages cependant est biologique : on hérite du patrimoine génétique de ses parents. Ce constat élémentaire est évidemment à l’origine d’un débat toujours vif, en philosophie, dans les sciences sociales et naturelles, sur les parts respectives que prennent les facteurs innés et acquis dans le destin des individus.
On doit à Francis Galton – outre des contributions essentielles dans des domaines aussi divers que la statistique, la géographie et la biométrie – les premiers travaux systématiques consacrés à l’hérédité des talents et, de façon moins glorieuse, d’avoir jeté les bases « scientifiques » de l’eugénisme. Dès le chapitre introductif de son Hereditary Genius (1869), Galton déclare que le propos de son livre est de « démonter que les capacités naturelles de l’homme sont héritées, de la même façon que le sont la forme et les caractéristiques physiques dans l’ensemble du monde organique ». Il note ensuite qu’ « il serait tout à fait faisable de produire une race d’hommes hautement doués par une combinaison de mariages judicieux pendant plusieurs générations successives ».
Pour établir cette proposition, Galton a réuni une somme considérable d’informations biographiques sur une multitude d’individus exceptionnels (et britanniques) – vivants ou morts. La démonstration repose sur le constat statistique suivant : les personnes illustres ont, plus que les autres, des ancêtres ou, de façon plus générale, une parentèle, illustres. En effet, si ces caractères sont héréditaires – c’est-à-dire si « de deux enfants nés, pour le premier, d’un père [1] exceptionnellement doué et, pour le second, d’un père ne présentant pas de caractéristique particulière sous ce rapport, le premier a des chances beaucoup plus importantes que le second d’être lui-même doué » - alors, on doit pouvoir mettre en évidence, en moyenne, des lignées de personnes exceptionnelles. On ne peut exclure qu’un individu exceptionnel apparaisse isolément, spontanément, dans une lignée sans caractère particulier mais, en moyenne, les personnes exceptionnelles ont des enfants exceptionnels. Étudiant les arbres généalogiques de centaines de juges, d’hommes de lettres et de sciences, de peintres, etc., Galton met en évidence une proportion élevée de personnages éminents au sein de leur parentèle. Plus précisément, il souligne, d’une part, que cette proportion est singulièrement élevée au 1er degré de parenté et décroît rapidement aux deuxièmes et troisièmes degrés [2] et que, d’autre part, cette proportion croît avec le talent de l’individu considéré [3]. Il infère ainsi le caractère héréditaire du talent [4].
Si ses écrits ont exercé une influence importante tout au long du XXe siècle, ils n’ont plus guère aujourd’hui droit de cité dans les revues scientifiques. Pour l’homme de la rue, les émissions de télé-réalité et les magazines de la presse people ont, par la mise en scène récurrente de pathétiques héritiers, définitivement discrédité la thèse d’une aristocratie de « fils de .... » recevant le talent et le succès en héritage. Dans un registre moins léger, on a pu démontrer que les entreprises transmises par leurs fondateurs à leurs descendants, subissaient en moyenne une baisse très significative de leur performance par rapport aux entreprises transmises hors de la famille : les héritiers sont de piètres gestionnaires du patrimoine économique de leurs parents ; cette sous-performance serait de l’ordre de 40% [5].
Le questionnement de Galton, dépouillé de toute visée eugéniste, n’en demeure pas moins prégnant : comment fait-on une star ? D’où vient le talent ?
Anders Ericsson, de l’Université de Boulder, Colorado, et ses collègues de l’Expert Performance Movement, se sont employés à analyser, de façon systématique, les facteurs susceptibles de rendre compte du succès des individus les plus performants dans un grand nombre de disciplines : sportifs de haut niveau, joueurs d’échec, chirurgiens, musiciens, lanceurs de fléchettes, etc [6]. Le résultat de ces investigations tient en un seul mot : le travail. Pour le dire autrement : on ne naît pas star, on le devient. Plus précisément : on le devient par une pratique résolue et prolongée de la discipline considérée. A dire d’experts, il faut compter une dizaine d’années pour fabriquer un champion. Cela passe, tout au long de la période, par une intense « pratique délibérée » (deliberate practice), c’est-à-dire, la répétition attentive et raisonnée d’exercices techniques dans un cadre permettant, de façon cruciale, l’évaluation des résultats obtenus (immediate feedback). Cela implique, à l’évidence, un haut niveau de motivation. C’est à ce prix que les individus sont à même de perfectionner leurs talents pour repousser leurs limites. Le principal intérêt des travaux d’Ericsson et de ses confrères réside d’ailleurs précisément dans la démonstration du caractère très relatif de cette notion de limite. L’effort, un entraînement soutenu, pendant plusieurs années rendent mieux compte du succès des élites, dans la plupart des disciplines, que les considérations de Galton sur les traits hérités.
Les élèves de la New-York City High School of Performing Arts ne le savent que trop - Lydia Grant (Debbie Allen), la professeur de danse le leur a suffisamment répété, au début de chacun des 136 épisodes de la série Fame : « La gloire, ça coûte cher et cela se paie ici, en une seule monnaie : la sueur ».
[1] Galton note plus loin que la capacité des femmes à transmettre les talents est inférieure à celle des hommes.
[2] Il s'agit de degrés de parenté au sens génétique du terme : les parents au 1er degré sont ceux avec lesquels on partage 50 % de son patrimoine génétique (père et mère, frères et sœurs) ; les parents au deuxième degré, ceux avec lesquels on partage 25 % de son patrimoine génétique (grands-parents, oncles, tantes).
[3] Pour repousser la critique selon laquelle, loin de mesurer le caractère héréditaire des talents, les données produites ne font qu'illustrer la capacité des hommes de pouvoir à placer leurs parents à des positions éminentes, Galton étend son analyse à des professions très diverses (écrivains, scientifiques) et prend le soin d' « établir », dans les premiers chapitres, que la réputation est un bon proxy du talent.
[4] Il n'est pas indifférent de remarquer que sir Galton lui-même est issu d'une famille de « génies » ; il est notamment le cousin de Charles Darwin dont les travaux - contemporains - l'ont beaucoup marqué.
[5] Cf. Bennedsen et al., Inside the Family Firm : the Role of Families in Succession Decision and Performance (Quarterly Journal of Economics, à paraître).
[6] Cf. par exemple, The Cambridge Handbook of Expertise and Expert Performance (http://www.cambridge.org/us/catalogue/catalogue.asp ?isbn=052184097X).