Dans l’arrière-boutique des ship managers
Dans l’arrière-boutique des anthropologues
« J’arrive à faire face à à peu près tout »
« Le respect de la diversité n’est pas une donnée française »
Une audience à la Cour nationale du droit d’asile
Grothendieck mon trésor (national)
Publié dans le
numéro 02 (27 février 2010)
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L’interface est sobre, pas très engageante, assez moche en somme. Degré zéro de la décoration. Apparemment nulle publicité ne clignote, à moins que notre navigateur rusé et son système anti-pub ne les aient fait disparaître. Si vous vous attendiez à trouver un peu du faste du casino dans cet univers-là, passez votre chemin. Sur la gauche de l’écran, deux fenêtres se superposent. La première, en bas, c’est you, vous quoi — enfin plutôt nous en l’occurrence, qui montre l’image transmise par la webcam, notre joli minois, notre meilleur profil, ou bien encore pour les besoins de l’expérience un gros plan sur un décolleté prometteur ou un torse musculeux. La seconde fenêtre, au-dessus, montre l’image choisie par l’interlocuteur — lui, c’est le stranger. À droite, une simple fenêtre, blanche et vide, où défileront les Hi et autres Where r u qui font office de salutations. Point besoin de préciser que sur Chatroulette les causeries sont en anglais, un anglais SMS où trois mots font trois lettres. Avant de s’embarquer, quelques révisions pourraient donc s’imposer. Chatroulette se présente comme un jeu. Click ‘play’ to start the game, nous annonce l’interface. Les premières minutes sont déroutantes pour le néophyte : on s’engouffre dans un long couloir où en guise de galerie de portraits, c’est une succession de pénis qui attend le chatrouletteur ; une litanie d’hommes en train de se masturber ou d’exposer leur sexe en toute simplicité. Mais ces messieurs manient aussi bien la veuve poignet que la touche « suivant » et leur plaisir solitaire se passera de nous. Des visages aussi défilent, de jeunes Américains prépubères tout droit sortis des films de Larry Clark, des adolescentes britanniques qui ne déplairaient pas à Ken Loach, sans oublier des Asiatiques, des hommes jeunes et insomniaques pour la plupart. Les désœuvrés du jour remplaceront probablement les insomniaques de la nuit. Souvent le stranger ne souhaite pas converser et nous laisse tout juste le temps de voir son regard passer de l’écran au clavier, où d’une simple pression sur la fatidique touche F9, celle qui permet d’éliminer l’inopportun, il nous remplacera par un autre. La fenêtre de chat précise : Your partner disconnected. Press ‘next’ to find a new person ! Au suivant ! Alors, Chatroulette peut avoir des airs d’entretiens d’embauche ou de speed-dating — seule la première impression compte — à savoir les quelques secondes qui détermineront si votre tête plaît ou non au stranger, et vice versa. Après quelques minutes et un défilement toujours plus hétéroclite de visages — cinq hommes plutôt jeunes dont un grimé, trois couples, un adolescent, deux femmes buvant de la bière et mangeant des chips, ce qui nous donne l’impression qu’elles regardent Chatroulette comme une télevision trônant en bonne place dans le salon, une chaîne de télévision qu’elles zapperaient vite — nous discutons par clavier interposé avec notre premier inconnu. Nous ne sommes pas au comptoir d’un café mais on entend (parfois) sa voix ou le bruit environnant ; et le propos, badin, n’est pas non plus désagréable. Appelons-le John. Puisqu’il est de Boston. Quoique sa mère soit française et qu’il « parle » plutôt bien français : « J’ai parfois des erreurs mais je pense me débrouiller. » Alors, la conversation se fait à la fois en anglais et en français. Nous apprenons qu’il étudie dans une business school et aime la littérature française. « J’ai beaucoup de votre littérature », dit-il et de préciser qu’il lit « du Hugo, Zola ». En anglais. Et apprécie John Fante. Ce qui nous fait un point commun. Il citera Le Vin de la jeunesse. Nous apprenons encore qu’il se sera bientôt à Bordeaux pour rendre visite à sa famille, mais que pour le moment il doit travailler et donc quitter Chatroulette, et il ajoute : « Je pense que ce n’est pas un good plan for date. » Nous le voyons se retourner, prendre sur le bureau des pochettes cartonnées qu’il ouvre avant de taper son dernier message : « I gotta work dude so good life and keep strong :) » (« J’ai du boulot mon pote, alors bonne vie et sois fort. ») Quant aux raisons qui l’amènent à fréquenter ce site depuis quelques mois, elles resteront énigmatiques : « I’m like all the people, you can say that a wasp like me don’t research nothing ! » (« Je suis comme tout le monde, tu peux dire qu’un Wasp comme moi ne cherche rien ! »)
Retour à la roulette en quête d’un nouveau correspondant. Se succèdent un homme endormi. F9. Deux hommes hilares qui saluent de la main avant de disparaître aussitôt. F9. Une masturbation masculine, F9. Le récurrent et désormais cultissime (au moins jusqu’à demain) : « Show me your tits » (« Montre-moi tes nénés ») — qui est aussi, accessoirement, le titre d’une vieille chanson d’Anvil, un groupe de hard-rock canadien. On interroge, en anglais : « Vous en avez vu beaucoup ? Stranger : Aucune aujourd’hui ! You : Mauvais jour ? Stranger : 5 hier ! 5 paires ! » On lui dit au revoir en lui souhaitant des jours meilleurs. Un nouveau lien s’établit. Cette fois la conversation se fera en partie à haute voix. Parce qu’en plus de l’image, Chatroulette permet de parler véritablement avec nos interlocuteurs — bien que notre pratique nous porte à croire que le chatteur, habitué aux messageries instantanées privées (la plus courue étant msn) ou aléatoires (omegle.com par exemple), préfère son clavier. Il est vrai qu’il est plus facile de lire l’anglais, même approximatif, que de le comprendre parfois. L’écrit aplatit les accents. Notre nouveau stranger, dont la caméra ne montre qu’un carré noir, parle quand nous tapons sur le clavier nos réponses. Malheureusement, nous comprenons mal son anglais à l’accent japonais trop prononcé et la conversation ne durera qu’une poignée de minutes. Le temps de trouver un nouveau partenaire défileront encore quelques visages, masculins pour la plupart, mais aussi des dessins, des figurines, et quelques fakes montrant des scènes de films ou des images retouchées par quelques geeks plus ou moins bien inspirés. Notre partenaire suivant est un homme d’une soixantaine d’années. Berlinois. Nous échangeons d’abord en anglais puis déroulons des banalités avec son français aussi rudimentaire que notre allemand peut l’être. Sur Chatroulette comme ailleurs, le temps qu’il fait arrive au premier rang des banalités. Il apprend donc comment s’écrit « neige » : « Das wort ist nège in Französisch, genau ? Für die Schnee. Snow » — quand nous apprenons qu’il fait 0°C ce soir-là à Berlin. Avant de partir se préparer à dîner, il raconte avoir chatté il y a une dizaine d’années de cela avec un Américain ; à l’époque, dit-il, « c’était quelque chose de spécial, aujourd’hui c’est tout à fait anodin ».
Ses propos marquent une forme de stupéfaction face à la vitesse à laquelle ces nouvelles pratiques se répandent et semblent aujourd’hui évidentes voire banales. Notre vis-à-vis est maintenant une jeune Taïwanaise, 28 ans et noctambule (trois heures du matin de son côté de la planète), qui découvrait l’existence du site via la télévision. Elle joue un jeu de charme sympathique, précise que depuis sa découverte de la roulette elle n’a jamais passé autant de temps avec un stranger : « You are my chat time longest person. » Ce qui ici n’est pas la moitié d’un compliment. Nous parlons surtout cinéma — cinéma taïwanais et asiatique. Une incompréhension liée à l’un des films que nous citons, Beijing Bicycle, dont le réalisateur n’est pas taïwanais comme nous le croyions mais chinois, lui fait taper :
我不是北京人我是台灣人哦. Ce qui, d’après un traducteur automatique signifie : « Je ne suis pas chinois je suis taïwanais oh ! » Le sujet est sensible, c’est évident — restons-en donc au cinéma et à ses insomnies avant de nous quitter... Ce soir-là, d’autres Asiatiques discuteront avec nous. Dont Xu Zhen, un étudiant de Xiamen, qui sur la fin de la conversation proposera d’échanger nos adresses emails afin de correspondre parce qu’il « aimerait en savoir un peu plus sur la France ». Pourquoi pas ? À ce jour, l’affaire est restée sans lendemain. Enfin, nous passons un long moment avec un autre Taïwanais qui buvait au petit matin d’une nuit sans sommeil — il était déjà sept heures chez lui — du Taïwan Mountain Tea. Un thé qui, dit-il, « ressemble un peu au Oolong ». Il est probablement le contact le plus agréable et le plus drôle que nous eûmes lors de cette expérience. Il accueillait chacun de nos écrits par un charmant sourire qui devint vite familier. Nous parlions de Taïwan reconnue comme État indépendant par seulement vingt-cinq pays disait-il, mais aussi du gouvernement chinois qu’il déteste (« I hate china actually, not the ppl [people] but the government »), bien que d’après ses dires, près de la moitié de ses concitoyens désire la nationalité chinoise afin de faire des affaires : « helf [half] of taiwanese want to be chinese to make money in china. » Nous parlions également un peu de la France. Il connaissait notre président et son épouse, nous ignorions tout du sien. « Stupide », dit-il — son président —, et « à la botte de la Chine », avons-nous retenu. Puis, encore, le cinéma vint à notre rescousse. Hourra ! Ang Lee était taïwanais. Nous pouvions lui montrer notre beau dvd de Tigre et Dragon et nous enorgueillir d’avoir quelques notions de cinéma taïwanais. Il nous faisait une petite démonstration de maniement du sabre (un jouet) et approchait de sa caméra un portrait du sacrosaint Bruce Lee. Nous étions tout émus de partager une idole. Rapidement, nous nous enquîmes du sommeil de notre nouvel et (malheureusement) éphémère ami. Il nous rassura nous précisant qu’il ne travaillait pas le lendemain en raison des festivités liées à la nouvelle année. Nous nous mîmes à comparer la célébration du nouvel an à Taïwan et à Paris. On se souhaita une joyeuse année du Tigre — même si, à notre grande déception, il nous annonça qu’à Taïwan on préférait celle du Dragon. Après une grosse demi-heure, ce qui à l’échelle de Chatroulette est déjà bien long, nous nous quittions heureux du moment passé et déjà presque nostalgiques. Chatroulette propose donc de faire communiquer — ou du moins de mettre en relation — de parfaits étrangers. Le you et le stranger se transforment rarement en Marie, John ou Hans, car nul n’ose ou ne ressent le besoin de demander ou révéler son prénom à l’autre. Chatroulette est donc un espace nonidentifié qui vit sous un règne bien particulier : celui de l’anonymat à visage découvert. À notre grande surprise, on peut y passer de bons moments entre confidences légères, découvertes de parcelles de territoires inconnus et petit cours d’anglais xxie siècle. Mais si vous souhaitez nouer une correspondance postale avec de parfaits inconnus aux quatre coins du globe, vous pouvez tout aussi bien vous inscrire au Club de correspondance internationale http://www.ipfpenfriends.com qui, depuis des dizaines d’années, procure à n’en pas douter les mêmes plaisirs que Chatroulette — à l’exception notable de vous donner le loisir d’observer l’anatomie d’une partie de vos contemporains.