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L’Adriatique est une sorte d’annexe de la Méditerranée, annexe particulière parce que son extrémité est située à une latitude très septentrionale où les caractéristiques du climat méditerranéen s’estompent, et où les influences de l’Europe centrale se font sentir.Trieste, le port le plus septentrional de l’Adriatique et de la Méditerranée est situé à la même latitude que Lyon, plus au nord que Belgrade ou Bucarest. L’influence de l’Europe centrale n’est pas seulement affaire de climat : on connaît les brouillards de Venise en hiver. C’est aussi une influence politique. Le monde germanique a dominé l’Adriatique par l’intermédiaire de l’Autriche durant tout le XIX siècle. L’Adriatique est aussi le seul point où le monde slave touche la Méditerranée. Toutefois, jusqu’en 1797 la domination de Venise sur l’Adriatique s’était traduite par une italianisation culturelle des deux rives. Sur la carte de Coronelli (1688), l’Adriatique est dénommée Golfo di Venezia. C’est seulement à partir de 1850 qu’elle fut déchirée par les nations désireuses de se constituer en Etats.
Cette indentation de la Méditerranée, longue d’environ 800 km du sud-est au nord-ouest et large de moins de 300 km, est fermée au sud-est par le Canal (ou détroit ) d’Otrante, d’une dimension de 72 km en son point le plus resserré. Du temps de la marine à voiles, on pouvait franchir cette distance dans la journée.
Tout oppose la rive occidentale, italienne, à la rive orientale, balkanique. Ce dernier adjectif est d’ailleurs récusé par les Croates qui possèdent la plus grande longueur de cette dernière rive.
Le fond de l’Adriatique est occupé par les terres basses que drainent le Pô et quelques fleuves côtiers comme l’Adige. Au sud de Rimini, plages et lagunes cèdent la place à une côte bordée de collines, exceptionnellement de montagnes comme le Gargano, et plus au sud d’un plateau comme dans les Pouilles. Les abris y sont rares : la lagune de Venise a été le lieu d’une lutte séculaire contre les ensablements et plus au sud, les seuls bons ports sont Ancône, abrité par le cap Conero et Brindisi, à l’abri de deux bras de mer bien protégés.
La côte balkanique est en revanche extrêmement découpée, avec des milliers d’îles, des golfes, des promontoires, des détroits. Le littoral croate a un développement linéaire de plus de 5000 km, si l’on y inclut les îles. Cette côte est ordinairement dominée par des montagnes, qui, à quelques km du rivage s’élèvent à près de 2.000 m. Toutefois, à partir de l’embouchure du Drin, sur la frontière de l’Albanie, le littoral devient bas, bordé de lagunes et de flèches de sable, jusqu’à la hauteur de Vlora. Alors la direction sud-est nord-ouest l’emporte à nouveau, tandis que les montagnes dominent le rivage jusqu’à la frontière de la Grèce.
Si la végétation avec l’arbre qui en est l’emblème, l’olivier définit le milieu méditerranéen, l’Adriatique est bien peu méditerranéenne. L’olivier est absent des rivages adriatiques de la plaine du Pô et sur la rive orientale, il n’occupe qu’un mince liséré au nord de la ville croate de Split. Mais cette Méditerranée imparfaite, soumise aux coups de froid des vents du nord, apparut infiniment séduisante aux gens fortunés de Vienne et Budapest qui édifièrent dès la fin du XIX° siècle les stations du Kvarner (Quarnero), dont Abazzia (Opatija) était la plus célèbre.
Les évènements sanglants du 20° siècle nous font oublier que pendant des siècles, c’est-à-dire pendant la durée de la République de Venise, supprimée en tant que construction politique autonome en 1797 par Bonaparte, l’Adriatique fut moins une terre d’affrontements que le centre d’une thalassocratie qui englobait la plus grande partie des rivages orientaux de l’Adriatique, thalassocratie assez séduisante pour amener au moins jusqu’au milieu du 19° siècle une italianisation volontaire des populations slaves de la côte dalmate et l’usage de l’italien comme langue du gouvernement et de l’administration dans les villes de la côte au sein de l’Empire d’Autriche, après le traité de Vienne (1815).
Plus au sud, les Iles Ioniennes, au premier rang desquelles Corfou, montent la garde à la sortie de l’Adriatique. Elles furent vénitiennes jusqu’en 1797 et durent à ce privilège d’être les seules terres grecques à échapper à la domination ottomane.
Pour l’historien anglais Eric Hobsbawm, il existe un «court vingtième siècle» qui commence avec 1914 et la Première Guerre Mondiale et se termine en 1990 avec l’effondrement des régimes communistes en Europe de l’est. Cette division de l’histoire convient bien à l’Adriatique, à condition de faire commencer ce siècle en 1912, avec les guerres balkaniques, prélude à l’embrasement de 1914, et de mener l’effondrement des régimes à son terme en 1999, avec l’éclatement de la Yougoslavie et le retrait des troupes serbes du Kosovo. C’est assez dire que l’Adriatique, sur son versant balkanique, a été au cœur des affrontements en Europe au 20° siècle, qui commencent avec le meurtre de l’archiduc à Sarajevo et se terminent avec les bombardements de l’OTAN sur Belgrade, à partir des aéroports militaires italiens.
Trois phases caractérisent l’histoire de l’Adriatique au 20° siècle.
Au début du 20° siècle trois puissances s’affrontent dans l’Adriatique. La première, la Turquie est en passe d’être éliminée du continent européen. Elle tient encore alors le littoral de ce qui deviendra en 1912 le royaume d’Albanie. En 1913, les nations qu’elle avait longtemps asservies : Serbie, Monténégro, Bulgarie, Grèce, réduisent son territoire européen à une portion de la Thrace.
La seconde, l’Autriche-Hongrie, qui maîtrisait la côte adriatique de Trieste à Kotor en est évincée par les traités qui mettent fin à la guerre de 1914-1918 et à son existence en tant qu’empire.
La troisième, l’Italie se pose en héritière de Venise et aspire, selon l’idéologie nationaliste qui l’anime, à réunir tous les Italiens dans son territoire et à considérer les pays bordiers de l’Adriatique comme le champ légitime de son expansion territoriale future. Les Italiens, en récupérant Trieste, Fiume (Rijeka) et même Zara (Zadar en Dalmatie) ainsi que la totalité de l’Istrie, ont annexé les terres «irrédentes». Mais, l’union des Slaves du sud a été réalisée en même temps sous l’égide d’un royaume qui prend en 1929 le nom de Yougoslavie. Dès lors la Yougoslavie proteste contre l’annexion par l’Italie d’une forte minorité slovène et croate : les bases d’un conflit à venir sont posées.
La seconde phase de l’histoire de l’Adriatique commence en 1922 avec l’arrivée au pouvoir des fascistes à Rome et leur politique agressive marquée par l’invasion de l’Albanie en mars 1939, suivie par celle de la Grèce en Epire en 1940. La défaite de l’Italie alliée de l’Allemagne, permit en 1945 aux Yougoslaves de reporter la frontière plus à l’ouest et de la faire correspondre avec la limite ethnique au prix de la déportation des 350.000 Italiens d’Istrie. Le sort de Trieste ne fut définitivement réglé qu’en 1954 avec le retour de la ville à l’Italie.
A partir de 1954, l’Adriatique ne fut plus seulement le lieu d’un affrontement local entre deux nations, comme dans l’Entre deux guerres. D’ailleurs, les revendications territoriales disparaissent alors de l’argumentaire politique.
En revanche, l’Adriatique devint la frontière entre les deux blocs qui divisent l’Europe. L’Italie est dans le camp occidental, celui de l’OTAN ; la Yougoslavie et l’Albanie du côté du camp de l’est, dirigé par Moscou. C’est à propos de la frontière italo-yougoslave que Churchill emploie pour la première fois le terme de «rideau de fer».
A vrai dire, les rapports se modifient après 1948, date de la rupture entre Moscou et Belgrade. Les rapports entre la Yougoslavie et l’Ouest s’améliorent et la Yougoslavie reçoit de l’ouest une aide financière et militaire. Ses relations commerciales se font avec l’ouest. La frontière italienne devient beaucoup plus perméable et à partir de 1960, les Yougoslaves peuvent émigrer vers l’ouest pour y trouver du travail. Ils se pressent nombreux en Allemagne.
La zone adriatique semble apaisée jusqu’à l’aube des années quatre vingt dix.
Alors la région s’embrase à nouveau : c’est la troisième phase de l’histoire de l’Adriatique.
Les tensions internes qui minaient sourdement la République Fédérative de Yougoslavie produisent des effets dévastateurs lorsque le pouvoir central vient à s’affaiblir. Les deux républiques les plus développées, la Slovénie et la Serbie, contestent la prééminence serbe, et ne voient bientôt plus d’autre issue que l’indépendance politique. Les élections de 1990 qui donnent la victoire aux partis nationalistes en Slovénie et Croatie sont suivies par La proclamation des indépendances de ces deux républiques en 1991. C’est le début de la décennie terrible, au terme de laquelle trois conflits, celui qui oppose Croates et Serbes (1991-1995), puis le conflit de Bosnie (1992-1995) enfin celui du Kosovo (1998-1999) déchirent l’ex-Yougoslavie, qui donne naissance à cinq Etats. Des centaines de milliers de victimes et plus encore de déportés et déplacés, des régions entières détruites : le bilan des années quatre vingt dix est catastrophique.
Jusqu’en 1990, pour aller de Trieste en Italie à Igoumenitsa en Grèce en suivant le tracé de la côte, on franchissait trois frontières, celle de la Yougoslavie, puis celle de l’Albanie et enfin celle de la Grèce. Il faut maintenant en franchir sept., celles de la Slovénie, celle de la Croatie, celle de la Bosnie Herzégovine, à nouveau celle de la Croatie, celle de la Serbie-Monténégro, celle de l’Albanie et celle de la Grèce. Six Etats accèdent au rivage adriatique.
L’Italie ne possède plus, à l’est de Monfalcone qu’une étroite bande de terre et les faubourgs de Trieste sont rasés de près par la frontière slovène.
L’Italie, n’a pas de revendication territoriale, mais reste attentive au sort de la petite minorité de langue italienne d’Istrie, distribuée entre Slovénie et Croatie, reste des populations déplacées en 1945. Elle montre un intérêt particulier pour l’émergence d’un mouvement politique istrien qui revendique une certaine autonomie culturelle au sein de la république de Croatie. La ville de Trieste tend à recouvrer son importance économique régionale, depuis l’intégration de la Slovénie dans l’Union européenne et donc la suppression de tout contrôle aux confins de l’Etat, vis à vis des Slovènes, les droits de la minorité slovène en Italie étant par ailleurs scrupuleusement respectés. Trieste évoque avec nostalgie le rôle qui fut le sien avant 1914, de point de rencontre des civilisations germanique, italienne et slave.
La Slovénie ne dispose que d’une ouverture limitée sur l’Adriatique : la partie méridionale du golfe de Trieste. Le développement de ses côtes ne dépasse guère 30km. Pour faire concurrence à Trieste et garder le bénéfice des trafics maritimes sur le territoire national, la Yougoslavie avait développé le port de Koper (ou Capo d’Istria), en le reliant par voie ferrée et autoroute à Ljubljana. Koper est donc devenu le port de la Slovénie. Il reste à cette dernière à régler un conflit mineur avec la Croatie, sur l’étendue respective de leurs eaux territoriales.
Au contraire de la Slovénie, la Croatie dispose d’un littoral long à vol d’oiseau de 600 km et de 5.300 km dans son développement, compte tenu du grand nombre des îles et des découpages du rivage. C’est un atout touristique de première grandeur. La côte a relativement peu souffert du conflit croato-serbe, sauf en deux points : le premier point se situe à la hauteur de Sibenik, où les Serbes (ou si l’on préfère l’armée fédérale) ont tenté de couper en deux le territoire de la Croatie, en exploitant la présence d’une minorité serbe qui accédait presque jusqu’à la côte (ce fut la bataille pour le pont de Maslenica). Le second point est à Dubrovnik, où l’armée fédérale, composée surtout ici de Monténégrins a bombardé la vieille ville, symbole de ce qui fut autrefois la république de Raguse, ce que les Ragusains ne sont pas prêts à pardonner.
La continuité du littoral croate est interrompue au droit de Neum sur une dizaine de km. C’est le seul point où la Bosnie débouche sur la mer. Débouché bien malcommode car vite barré vers l’intérieur par les montagnes. Aussi bien les deux Etats ont-ils conclu un compromis. En échange de l’usage libre du port de Ploce, sur le delta de la Neretva, port relié par voie ferrée à Sarajevo, la Bosnie admet la libre traversée par la route littorale, sans contrôle, de la zone de Neum, peuplée au demeurant par des Croates.
En suivant la côte vers le sud-est, le territoire croate devient de plus en plus étroit. En arrière de Dubrovnik, la frontière bosniaque n’est pas à plus de cinq kilomètres. L’alimentation en eau et en énergie de la zone côtière, essentielle à la Croatie par ses activités touristiques, dépend de ses relations avec la Bosnie-Herzégovine, où se trouvent les usines hydro-électriques et les réservoirs d’eau potable.
La côte dalmate et l’Istrie étaient devenues une des destinations majeures du tourisme méditerranéen, avant 1990 ; La Yougoslavie dénombrait alors 9 millions d’entrées. Toute cette activité s’est effondrée pendant la décennie de guerre mais a repris depuis avec 8 millions d’entrées en Croatie en 2004. Le tourisme représente désormais 20% du PIB de la Croatie. On espère 11 millions de visiteurs en 2006. Les plus nombreux sont les Allemands et les Autrichiens.
Quelques km encore et voici les Bouches de Kotor ; elles
furent attribuées par Tito au Monténégro pour élargir sa façade maritime, alors
qu’auparavant elles étaient dalmates, c’est-à-dire vénitiennes puis
autrichiennes. La côte monténégrine est le seul débouché maritime de la Serbie
Monténégro.
Encore est-ce un débouché malcommode, difficilement relié
à l’intérieur. La Yougoslavie avait aménagé le port de Bar, relié à Belgrade
par une voie ferrée longue et accidentée. Mais cette voie ferrée n’est pas tout
entière incluse dans le territoire de la Serbie-Monténégro, et fait un court
détour par la Bosnie. De surcroît, l’avenir de la Fédération de la Serbie
Monténégro n’est pas assuré ; car la population du Monténégro est partagée
entre l’union à la Serbie et le désir d’indépendance. Des élections en avril
2006 seront décisives. Autrement dit, la Serbie peut se voir ramenée à ce petit
Etat continental qu’elle était au début du 20° siècle. Amère constatation pour
les Serbes, que cet effondrement !
La côte albanaise n’a pas été directement affectée par les évènements de Yougoslavie mais elle a considérablement changé. Durant la période communiste, ce fut une côte déserte, sauf sur les quais du port de Durres : aucune activité de pêche, par peur de fuites incontrôlées de citoyens albanais. La manifestation la plus visible du changement politique, fut le rassemblement de milliers d’Albanais à Durres, candidats au départ pour l’Italie.
La zone de Vlora est devenue une zone de départ pour les clandestins à destination de l’Union européenne, à bord de gros motor boats. L’Albanie a même sollicité la police italienne de venir l’épauler sur le territoire albanais.
D’une manière plus générale, les liaisons par ferries entre les deux rives de l’Adriatique se sont multipliées. Dans la décennie quatre-vingt dix, le port grec d’Igoumenitsa, a profité de la fermeture des routes yougoslaves pour capter les trafics en provenance de la Turquie et à destination de l’Europe occidentale.
Toutefois, depuis la fin des bombardements de l’OTAN en Serbie et le retrait des troupes serbes du Kosovo en juin 1999, tous ces pays adriatiques n’ont connu que des incidents mineurs. Sont-ils pour autant pacifiés ?. Il serait excessif de le prétendre.
Les régions de la Croatie, de la Bosnie, du Kosovo, qui ont été dévastées par la guerre en portent encore les marques. La Krajina croate, autrefois peuplée de Serbes n’a retrouvé qu’une partie, les plus âgés, de ses anciens habitants, et les touristes étrangers qui se rendent de Zagreb à Split vers les plages ensoleillées traversent en Krajina des villages incendiés.
Si la question croate est réglée, aucune solution stable n’est en vue tant en Bosnie qu’au Kosovo.
Les accords de Dayton régissent l’organisation politique de la Bosnie-Herzégovine. Ils y définissent deux entités : la République serbe (Republika Srpska), de forme très contournée et qui s’appuie sur les frontières nord et est de la Bosnie, et la Fédération croato-musulmane, qui occupe le reste du pays avec Sarajevo comme capitale de l’ensemble. Les deux entités ont chacune un gouvernement, et la Fédération croato-musulmane elle même est divisée en cantons croates et cantons musulmans. Les Croates occupent le sud du pays, en Herzégovine, le long de la frontière croate de Dalmatie.
A l’assemblée nationale chacune des trois nations constitutives dispose d’un droit de veto si bien que cette organisation, conçue pour garantir une Bosnie pluri-ethnique ne fait que conforter les nationalismes hostiles. Le pays n’est calme que grâce à la présence d’une force armée de 7.000 soldats qui en 2004 a pris le relais des forces de l’OTAN et grâce aux fonds de l’Union européenne.
L’avenir n’est pas plus assuré au Kosovo qui a lui aussi la forme d’un protectorat de l’Union européenne et de l’OTAN. Théoriquement, le Kosovo fait partie de la Serbie-Monténégro, mais pratiquement, les Albanais, qui représentent 90% de la population ne pensent qu’à l’indépendance, cependant que l’ordre est assuré par la KFOR, la force multinationale de l’OTAN, qui s’emploie à éviter les heurts entre Serbes et Albanais, sans toujours y parvenir.
L’intégration de la Slovénie dans l’Union européenne en 2004 peut cependant apparaître comme une préfiguration de l’ancrage des Balkans dans l’Europe. On sait que la Croatie a été admise au titre de pays candidat. Et si aujourd’hui, la Mer Adriatique est comme une frontière entre pauvres et riches, entre démocratie et violence, entre ordre et désordre, l’intégration dans l’Europe est, à terme, la seule solution. Des négociations préalables, dites de «l’accord de stabilisation et d’association» (ASA) ont été ouvertes avec les différents Etats concernés, dont la Serbie.
L’Adriatique peut devenir un lac de paix.