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Publié dans le
numéro I (avril 2007)
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Les historiens s’accordent tous sur un point : l’existence d’un peuple kurde, uni et uniforme, est un mythe. Tout d’abord parce que les Kurdes n’ont pas tous la même langue, ni la même religion cf. introduction. « Ce phénomène, loin d’être marginal, a fait historiquement obstacle à la construction d’un sentiment national [1] » ; « le mouvement kurde n’est jamais arrivé à créer même l’esquisse d’une unité, d’une fédération de ses différentes composantes, ni entre les différents pays, ni à l’intérieur même des frontières turques. Au contraire [2]. » Ainsi, les Kurdes zazas, du fait de leur langue, et les Kurdes alevis, du fait de leur religion, revendiquent leur spécificité et refusent d’être assimilés au « groupe » des Kurdes de Turquie.
Dès les trois grandes révoltes réprimées dans un bain de sang qui agitent le Sud-Est du pays en 1925, en 1930 et en 1936-1938, les Kurdes ne sont pas unis : « La révolte de cheikh Said en 1925 a essentielle-ment mobilisé des Kurdes zazas ; les Kurdes alévis, dont le statut s’améliorait avec la République, ont refusé de s’engager [3] », et « dans les années 1920 ou 1930, lorsque les Kurdes sunnites de Turquie se soulèvent contre le pouvoir, les Kurdes alévis du même pays restent silencieux, et inversement [4]. »
Si l’on s’en tient à la Turquie, où la majorité des Kurdes sont musulmans, la fracture entre sunnites et alévis est telle qu’elle prime sur l’appartenance kurde. La solidarité religieuse entre alévis prime sur les appartenances ethniques, car les alévis (qui sont aujourd’hui entre 10 et 15 millions en Turquie) ont été victimes de l’oppression de la majorité sunnite à plusieurs reprises au cours de l’histoire. Dans les années 1970, des pogroms anti-alévis ont eu lieu, notamment à l’est du pays, où des Kurdes sunnites ont pu s’en prendre à des Kurdes alévis...
Outre l’absence de mobilisation transfrontalière et les contacts limités entre Kurdes des différents États de la région (Turquie, Iran, Irak), les dissensions internes aux Kurdes de Turquie font donc du projet séparatiste d’un Kurdistan transnational une utopie peu partagée. Les partis kurdes recrutent sur des bases nationales, et leurs revendications sont nationales. Quant au PKK, qui recrutait certes des Kurdes syriens, irakiens, iraniens, dans les années 1980, il avait choisi comme langue de travail entre cadres du mouvement... le turc !
En fin de compte, les Kurdes pour qui l’idée d’un Kurdistan transfrontalier semble avoir un sens, sont ceux de la diaspora - qui, logiquement, regroupe des Kurdes exilés, victimes de la répression turque. Ces Kurdes-là ont construit leur identité par rapport à la stigmatisation dont ils ont été victimes. « La diaspora européenne reste probablement le dernier endroit où une identité kurde transnationale pourrait se reconstruire [5] », notamment dans les instituts kurdes (Paris, Bruxelles, Berlin, Moscou, Washington...) qui sont des lieux d’information pour les militants en exil et une base arrière du PKK.
Reste à savoir jusqu’à quel point le PKK a été, durant les années de guérilla, et reste représentatif de ce que souhaitaient les Kurdes de Turquie. Rappelons que le PKK est considéré comme une organisation terroriste par la Turquie, mais aussi par l’Union européenne. Réaction à la violence étatique, ou cause de celle-ci (selon le point de vue selon lequel on se place), le PKK a mené de très nombreuses actions violentes, notamment à partir des années 1990. Des attentats ont alors été commis contre les militaires turcs, mais aussi contre des touristes. Le mode d’action violent a touché, outre le fonctionnement interne du parti, la population kurde elle-même : le racket était monnaie courante. « Cela s’explique par le fait que le PKK se considère comme un État en puissance. Dans cette logique, le prélèvement obligatoire, c’est un impôt, ni plus ni moins. Et le fait d’enrôler de force des jeunes gens, c’est le service militaire [6]. » Au sein de la population kurde, les individus taxés de « collaboration » avec l’État turc ont été malmenés. Et bien sûr les Turcs. « Dans les années 1990, il procède à l’assassinat des instituteurs. Et il vise, en général, tout ce qui symbolise l’État turc : les commissariats, la gendarmerie, la poste, les banques... Il faut cependant rappeler que l’État turc a envoyé au Kurdistan des escadrons de la mort qui ont tué quelque 2500 personnes, des sympathisants du PKK ou des intellectuels nationalistes kurdes. Face à cette répression, la majorité des Kurdes a fini par considérer le PKK comme son armée de libération nationale [7]. »
En fin de compte, ce sont deux violences extrêmes, celle de l’État et celle du PKK, qui se renvoient dos à dos. Chacun attribuant la responsabilité des quelques 30000 morts à l’autre camp. Comment en est-on arrivé là ?
À la fin de la décennie 1960, la gauche turque se radicalise. Plusieurs groupuscules sont acquis à l’idée de la guérilla. Chez les Kurdes, les revendications sont toujours les mêmes qu’avant-guerre : avoir le droit de se dire Kurde, d’avoir des écoles, des radios kurdes, des aides au développement économique dans le sud-est du pays... Mais ces demandes se heurtent toujours à une fin de non-recevoir du pouvoir. Peu à peu, ces revendications se transforment en une contestation politique extrême. En définitive, la radicalisation naît de la totale incompréhension du pouvoir turc qui, croyant éradiquer le problème kurde par la force, pousse toute la jeunesse d’une région désœuvrée et stigmatisée du pays dans la violence. À chaque fois que les militaires turcs ont accédé au pouvoir, lors d’un premier coup d’État en 1971, puis en 1980, la répression contre les Kurdes redouble de violence, et, avec elle, la radicalisation de la rébellion non pas de tous les Kurdes de Turquie, mais des habitants du Sud-Est : « l’ampleur de la répression fut tel que le PKK, petit groupe d’étudiants marxistes sans implantation en milieu rural, parvint à trouver une base populaire [8] ».
Il faut ajouter à cela la pauvreté des provinces du Sud-Est, délaissées par l’État depuis les années 1920, puis détruites par la répression des révoltes. Avec l’exil des élites économiques dans l’ouest du pays, c’est un sentiment d’abandon total qui a gagné la jeunesse du Sud-Est, qui s’est globalement identifiée au PKK : « La guérilla [s’est perpétuée] aussi parce que c’est une voie d’ascension «sociale» pour les combattants... Ainsi, en 1993, le PKK avait décrété un cessez-le-feu qui n’a pas duré, parce qu’un des chefs régionaux, en désaccord avec Öcalan, a ordonné l’exécution de 33 soldats turcs prisonniers [9]. »
On en arrive dès lors à une première constatation : dans un pays où l’assimilation des minorités est aussi une réalité, « c’est la région du Sud-Est, plus que la communauté kurde, qui forme un sous-système politique au sein de la Turquie [10]. » Ce qui explique que ce ne soit pas « tous » les Kurdes qui se reconnaissent dans la lutte du PKK.
Il y a par ailleurs une autre donnée sans laquelle on ne saurait comprendre toutes ces années de guerre : l’autoritarisme de l’État turc. Dans un article datant de 2000, Gilles Dorronsoro écrit : « Dès lors que l’on s’intéresse au système politique turc, on se trouve confronté à l’ambiguïté d’un régime qui se réclame de la démocratie, mais dont les pratiques, à l’évidence, sont autres. [...] Démocratie en devenir : cette appellation a l’avantage diplomatique de préserver le pouvoir des critiques » [11]. Bien que membre de l’Otan, la Turquie est dotée d’un régime autoritaire, et a été dirigée tout au long du siècle dernier par une élite kémaliste principalement militaire. Le principe de légitimation du pouvoir s’inscrit dans la continuité du régime de Mustafa Kemal.
Comme dans toute guerre, il faut croire que certains ont eu intérêt à perpétuer la répression et les combats contre le PKK, et ce malgré les morts et l’incidence économique sur le pays (une inflation délirante due au coût faramineux de la guerre). Beaucoup disent que la guerre aurait été menée, en dehors de tout cadre légal, par des forces de sécurité aux mains des ultra-nationalistes. Se pose alors, dans le contexte actuel d’apaisement apparent, la question de la nature du pouvoir turc : « La question kurde est un miroir de l’évolution du système politique turc [12]. »
CHRONOLOGIE SUCCINTE
XVIIIe siècle. L’ensemble des populations kurdes se trouve sous la domination de l’Empire ottoman. La reconquête persane avait provoqué une première séparation géographique, formant ce qui est aujourd’hui le Kurdistan d’Iran.
1923. Proclamation de la République turque, dirigée par Mustafa Kemal dit « Atatürk ».
1924. Décret-loi interdisant les écoles et publications kurdes.
1925-1938. Révolte de cheikh Saïd Piran (1925), mobilisant les Kurdes zaza. Révolte du mont Ararat (1930), sous la direction de Khoybûn. Révolte de Dersim (1936-1938).
Mai 1960. Coup d’État militaire.
Mars 1971. Nouveau coup d’État militaire en Turquie. Interdiction des partis et organisations de gauche.
1974-1978. Fondation dans la clandestinité de plusieurs organisations politiques kurdes de gauche dont le PKK.
Septembre 1980. Troisième coup d’État militaire. Répression sans précédent contre les Kurdes.
1983. La Turquie vole au secours de Bagdad, attaquant les bases des peshmergas kurdes en Irak.
1983. Mehdi Zana, ancien maire de Diyarbakir, est condamné à vingt-cinq ans de prison. Plus de cent membres du Parti socialiste du Kurdistan sont emprisonnés.
1984. Le Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK) déclenche la lutte armée au Kurdistan de Turquie.
1985. Le gouvernement recrute, souvent par la force, des « gardiens de village » pour faire face à la guérilla du PKK.
1990. Fondation d’un parti politique légal pro-kurde, le HEP, qui sera interdit en 1993.
1995. Une télévision, MED-TV, en langue kurde émet depuis l’Europe. Le gouvernement turc tente de la faire interdire.
Juillet 1995. La Turquie confirme officiellement la destruction de 2700 villages kurdes pour raisons de sécurité.
Novembre 1995. Le prix Sakharov des droits de l’homme du Parlement européen est décerné à Leyla Zana, députée kurde emprisonnée depuis mars 1994.
1999. Arrestation d’Abdullah Öcalan, chef du PKK.
2000. Le PKK annonce l’arrêt de la lutte armée.
Août 2002. Élections législatives et présidentielles. Dans le but de rapprocher la Turquie des normes européennes, le Parlement turc vote en faveur de « droits culturels pour le peuple kurde » (diffusion d’émissions de radio et de télévision, enseignement privé en kurde).
29 mai 2004. Les rebelles du Congrès du peuple du Kurdistan (Kongra-Gel), successeur du PKK, annoncent la rupture de la trêve.9 juin 2004La justice turque ordonne la libération de Leyla Zana et de trois autres ex-députés kurdes, condamnés pour soutien au PKK. Le même jour, les premières émissions en langue kurde sont diffusées à la radio-télévision d’État.
2005. Ouverture des négociations sur l’adhésion à l’UE.
Septembre 2006. Un attentat à Diyarbakir (ville à majorité kurde), vraisemblablement perpétré par les Faucons de la Liberté, fait dix morts.
Janvier 2007. Le journaliste turc d’origine arménienne Hrant Dink est assassiné par les ultra-nationalistes.
Mai 2007. Élections législatives et présidentielles en Turquie.
DÉMOGRAPHIE
Les Kurdes constituent un peuple de 25 à 30 millions de personnes vivant dans l’est de la Turquie (20% de la population du pays), le nord-ouest de l’Iran (14%), le nord-est de l’Irak (18%) et en Syrie (8%). 300 000 Kurdes sont en outre disséminés en Arménie, en Géorgie, en Azerbaïdjan, au Turkménistan, en Kirghizie et au Kazakhstan. La diaspora kurde représente 700 000 personnes, qui vivent en Europe (Allemagne, France, Italie...), aux États-Unis, en Australie et au Japon. Les provinces turques d’Agri, Batman, Bingöl, Bitlis, Hakkari, Igdir, Kars, Diyarbakir, Mardin, Mus, Sanliurfa, Sirnak, Siirt, Tunceli et Van ont des populations majoritairement kurdes. Ce sont des régions de hautes montagnes, dans le sud-est de la Turquie. La population kurde de Turquie est estimée à 18 millions de personnes.
LANGUES
La langue kurde fait partie des langues iraniennes (comme le persan, le baloutche, l’afghan...). Elle n’est apparentée ni à l’arabe ni au turc. La langue kurde n’est pas unifiée, elle est fragmentée en plusieurs dialectes. Le kurmançî est parlé par environ 90% des Kurdes de Turquie et par 60% de l’ensemble des Kurdes du Moyen-Orient. Le soranî est parlé dans les régions centrales du Kurdistan, en Iran et en Irak. Le zazaî est parlé dans certaines régions du Kurdistan de Turquie.En outre, les Kurdes de Géorgie et d’Arménie écrivent leur langue en alphabet cyrillique, ceux de Turquie en alphabet latin, et ceux d’Irak, d’Iran et de Syrie en alphabet arabe ou arabo-persan.
RELIGIONS
Les Kurdes (tous pays confondus) sont majoritairement des musulmans sunnites. En Turquie, un tiers des Kurdes sont des alévis. L’alévisme est une branche de l’islam tenue pour hérétique par les sunnites et les chiites, bien qu’elle soit souvent assimilée au chiisme. Les alévis n’observent pas les mêmes pratiques que les autres musulmans (ni prières à la mosquée, ni jeûne du ramadan) ; ils ont leurs propres temples et rites. Il existe en outre chez les Kurdes une multitude de confréries religieuses.
[1] Gilles Dorronsoro, Les Kurdes de Turquie (étuddes du CERI n° 62, janvier 2000
[2] Entretien avec H. Borzalan, L'Histoire n° 235, 1999
[3] Gilles Dorronsoro, Les Kurdes de Turquie, études du CERI, n° 62, janvier 2000
[4] Entretien avec H. Borzalan, L'Histoire, n° 235, 1999
[5] Gilles Dorronsoro, Les Kurdes de Turquie, études du CERI, n° 62, janvier 2000
[6] Entretien avec H. Borzalan, L'Histoire, n° 235, 1999
[7] Entretien avec H. Borzalan, L'Histoire, n° 235, 1999
[8] Gilles Dorronsoro, Les Kurdes de Turquie, études du CERI, n° 62, janvier 2000
[9] Entretien avec H. Borzalan, L'Histoire, n° 235, 1999
[10] Gilles Dorronsoro, Les Kurdes de Turquie, études du CERI, n° 62, janvier 2000
[11] Gilles Dorronsoro, Les Kurdes de Turquie, études du CERI, n° 62, janvier 2000
[12] Gilles Dorronsoro, Les Kurdes de Turquie, études du CERI, n° 62, janvier 2000