VEN22NOV2024
Rubrique Agenda
Accueil > Articles > Actualité > Dans l’arrière-boutique >

Dans l’arrière-boutique des anthropologues

Dans l’arrière-boutique des anthropologues

Dans l'arrière-boutique des anthropologues
Mis en ligne le mardi 4 juin 2013 ; mis à jour le mercredi 12 juin 2013.

Publié dans le numéro 015 (Mars 2012)

[Propos recueillis par Lætitia Bianchi. Le Tigre a modifié les prénoms des personnes interrogées.]

Cédric - On n’apprend jamais à faire de l’anthropologie, on n’apprend pas à faire du terrain... On lit des auteurs dont on apprend après que ces gens-là allaient sur le terrain mais vouvoyaient les gens et avaient un interprète... Ils étaient en Afrique, ils vivaient dans la maison du gouverneur, ils allaient de temps en temps voir un informateur à qui ils parlaient... Et c’est les auteurs classiques qu’on lit ! Et après, ben on se démerde... C’est un métier qui ne s’apprend guère... si tant est que ce soit un métier. C’est pourquoi c’est difficile de réunir un panel de gens représentatifs...

Agathe- Oui, c’est à peu près tous les sujets sur toute la planète, quoi !

Cédric - Il y a des anthropologues pour qui c’est la peau de chagrin, les quelques peuplades qui restent primitives, authentiques, et caetera, mais pour les autres, c’est tout le reste, c’est à dire que tout peut être anthropologie. Donc finalement, il y aura de l’anthropologie tant qu’il y aura...

Agathe- ...des financements ! (rires)

Cédric- ...des hommes ! Parce que si on attendait les financements, on n’en ferait plus depuis longtemps.

Et qu’est-ce qui vous a fait devenir, chacun, anthropologue ?

Philippe- Moi, j’étais à une époque où il n’y avait pas de cursus d’anthropologie. La discipline est plus ancienne, mais la licence d’anthropologie n’existait pas. C’était avant 1968. Et j’ai fait de la philo, comme à peu près tous les anthropologues français de l’époque. Et je suis allé vers l’anthropologie parce que j’avais envie de toucher du concret, et comme la philo c’était soit la métaphysique soit l’histoire de la philosophie... A l’époque j’étais marxiste, ce qui est aussi un élément, parce qu’il y avait une bifurcation : soit on allait vers la psychanalyse, vers Lacan, et on se plongeait en analyse... soit on allait vers Levi-Strauss et vers l’anthropologie. Alors bon, je ne suis pas allé vers Lévi-Strauss mais vers Balandier, une autre conception de l’anthropologie...

Cédric- Il y a des gens qui ont fait toutes sortes de choses en ethno, aujourd’hui... Il y en a encore qui viennent de la philo mais c’est plus du tout légitime, ils arrivent : (voix inquiète) « vous savez, je viens de la philo ! », l’air de dire, « je sors de mon chemin »... Et donc pour moi, c’est un mélange de fascination d’enfance pour l’exotisme et de réaction. En terminale littéraire, en philo, on avait un cours d’anthropologie, un seul, sur toute l’année... Et on discutait de comment les Africains n’avaient pas la notion d’individu parce qu’il n’avaient pas le verbe « être » : il n’y avait que « être couché », « être debout », « être assis », et caetera. Et j’avais pas lu beaucoup d’ethno à l’époque, mais je me disais, c’est pas possible ! C’est des conceptions tellement archaïques ! Et en même temps, c’était ça qui était enseigné.

Et toi, Agathe ?

Agathe- Moi j’ai découvert l’ethnologie par hasard, j’étais en géographie. Et je faisais en parallèle quelque chose d’alimentaire dans la communication, qui semblait beaucoup plus porteur à mes parents ! L’anthropologie, c’était pour me faire plaisir... J’avais fait une maîtrise sur la littérature managériale et en ethno un petit terrain de deux mois où on voyait comment le « discours de la qualité » arrivait, comment ça reformatait les façons de faire...

Mais c’est ton expérience de travail « normal » qui a été l’aiguillon pour tes travaux de recherche ?

Agathe- Complètement... Et après il a fallu que je travaille, donc je me suis improvisée secrétaire de rédaction dans une agence de communication où j’ai commencé à prendre des notes, à accumuler des matériaux. Après il me fallait un terrain beaucoup plus gros, donc je me suis fait embaucher dans une entreprise de communication... Et j’ai fait ma thèse là-dessus.

Donc tu avais la satisfaction de savoir que ce que tu vivais, c’était ton terrain d’enquête...

Agathe- Oui, mais c’était dichotomique... c’est compliqué à gérer, cette situation...

Philippe- Schizophrène, tu veux dire.

Agathe- Oui, c’est deux logiques différentes, une logique où il faut que ça avance, il faut rentrer dans le moule... et après faut s’en sortir. Et c’est pas évident.

Et est-ce que tes employeurs étaient au courant ?

Agathe- J’avais un DG qui savait que je faisais une thèse sur le discours managérial... Après, un tiers de mon bouquin parle du discours du PDG, le PDG ne le sait pas, et il est mieux pour moi qu’il ne le sache pas... Mais par contre, après, j’ai fait des entretiens toujours magnéto posé. J’ai jamais fait de trucs clandestins. Et les notes prises, c’était dans des grands mess, des salles de réunion, quand on nous annonce un plan social... Et puis j’ai beaucoup beaucoup beaucoup censuré... Mais c’est pas confortable du tout, comme situation... Mon cas, c’est un mélange des genres quand même assez singulier... Je ne suis pas sûre que ça tienne la route d’un point de vue méthodologique...

Cédric- Il faut quand même rappeler que beaucoup des grands travaux de l’anthropologie ont été faits par des gens qui étaient missionnaires et anthropologues ! Toi, tu n’étais quand même pas manager et anthropologue des managers !

Agathe- Non, mais enfin j’étais au service de ce discours, quand même...

Et toi, Philippe, tes premiers travaux ?

Philippe- Je vais témoigner d’une situation archéologique, qui est aujourd’hui stigmatisée, un petit peu... C’est celle de l’anthropologue qui va dans un village et qui recrute un interprète, et qui loue une maison, et qui s’installe sur place pendant un certain temps, qui a des amitiés, des inimitiés, mais qui est passé par des autorisations officielles... Moi j’ai été reçu par le député, le délégué, et le chef de la police ! En déboulant comme ça parce que j’avais une lettre de recommandation d’un institut tunisien, où ils connaissaient mon patron à l’université... Donc j’étais dans le modèle du parachutage dans un village. On en riait déjà, il y avait des congrès où les gens disaient : « in my village... »... J’étais vraiment dans une situation que l’on peut dire post-coloniale au sens fort, avec des vieux serviteurs blanchis sous le harnais qui me disaient retrouver en moi la trace de l’officier indigène sous qui ils avaient servi vingt ans plus tôt. La grosse question, c’était de savoir si j’étais un « vrai » Français parce que je parlais arabe, mal mais je parlais, et donc la question c’était de savoir si j’étais de l’une de ces peuplades intermédiaires, les Maltais, les Juifs... A partir du moment où j’étais un « vrai Français », j’étais mis en dignité et en quelque sorte, en confort ! Ceci dit ils ont quand même rapidement vu que je n’étais pas de la même engeance... mais c’était ça le tableau d’accueil. Et l’idée, c’était de faire une monographie. C’était le truc des Notes and Queries on Anthropology, des manuels d’ethnographie... C’était aller dans un coin et s’installer.

Et c’était sur quel sujet ?

Cédric- Il n’y a pas de sujet, pour une monographie...

Agathe- On fait tout ! le système politique, religieux, de parenté... C’est le portrait d’un lieu.

Philippe- Oui... Après, il fallait trouver les questions qui intéressaient les gens... Trouver des choses concrètes qui faisaient débat dans les groupes locaux, et dont ils pouvaient parler. Parce qu’à cette époque, on ne pouvait pas parler de religion : il y avait un travail de laminage des cultes maraboutiques, par exemple, ça relevait du secret bancaire. Mais... Pour en venir à la question de l’exotisme, qui me semble fondamentale... Moi, je n’ai jamais eu envie de sortir de chez moi... J’étais dans le Midi de la France, je trouvais ça merveilleux et je n’imaginais pas qu’il y avait d’autres endroits au monde aussi beaux que celui-là... Et j’ai eu le bonheur d’être obligé - obligation professionnelle - d’aller poser des questions au gens, alors que tout en moi me disait qu’il fallait que je les laisse tranquilles. D’emblée, je n’avais pas envie de poser ces questions - parce que je travaillais traditionnellement : par questionnaire, par entretiens formalisés, enregistrés, et traduits...

Agathe- Ça, c’est « travailler traditionnellement » ?

Philippe- Oui, j’ai vu une modification des pratiques : la fin de l’informateur et de l’interview. Le fait que les gens travaillent beaucoup plus aujourd’hui par contact et par connivence... Le chercheur avec son autorité a, il me semble, disparu. Les enquêtes se font davantage en se lovant dans une situation, sans que jamais on ait à questionner... Moi, je faisais des entretiens. Et donc, le devoir professionnel m’a apporté des joies, des bouffées de bonheur, que je n’aurais jamais eu... jamais soupçonnées... et que je ne regrette pas. Le fait de me faire sortir de mes gonds a été un truc formidable. Le grand choc. Le fait de trouver sur place des gens qui étaient des gens intelligents, des gens qui avaient à la fois de l’humour, une conscience historique, assez de grandeur d’âme pour me demande qu’est-ce que je cherchais chez eux pour qu’ils devancent les questions

Cédric- C’est vrai que tu vas rencontrer des gens qui ne sont pas des notables, pas des gens installés mais qui sont, comme dit Philippe, des puits de savoir... des gens capables de comprendre ce que tu viens chercher. C’est quelque chose que j’ai ressenti sur un des premiers terrains que j’ai fait, en France. Une enquête sur les supporters de football... Un sujet où j’étais l’objet de railleries de la part de mes collègues - en plus c’était ceux du PSG ! On dit, ils sont d’extrême-droite... et surtout, ils sont abrutis... Parce que les ethnologues s’intéressent à des peuplades, des gens opprimés, mais quand même, à des minorités sympathiques... Même Pierre Bourdieu, sur le sport, il disait des trucs comme « les acteurs c’est ceux qui sont sur le terrain, les spectateurs ils sont passifs, dominés ». Et moi je vois des gens qui ont 25-30 ans, qui sont chauffeurs-livreurs, et qui à la sortie du match disent : « tu te souviens le match, quand on était allés en déplacement à Nancy, et qu’il y a Toffolo qui tire sur le poteau à la 27e minute, on marque, et la minute d’après on a un penalty ? » Et là c’est Ogotommêli, l’informateur de Griaule qui connaît toute sa société... C’est des experts. C’est ce détour-là qui m’a fait prendre conscience de ce qu’était l’anthropologie : reconnaître, déceler la valeur d’une parole chez des gens dont la parole est ignorée, dominée, méprisée. Comprendre comment des gens des classes populaires construisent un discours valorisant, et ne sont pas en train de se dire « ah, si on était dans les tribunes présidentielles avec les riches, et caetera »... Après, avec le sport, c’est problématique parce que t’es dans un domaine où tout le monde a un avis... Si tu reviens de l’autre bout du monde... Maurice Godelier, on lui a jamais dit : « Oui mais chez les Baruyas, c’est comme ça ! » alors que les supporters - j’y suis allé pendant deux ans - les gens sont persuadés d’avoir déjà compris ce que tu vas dire. Même chose sur la politique dans les pays exotiques. Les gens qui travaillent sur les systèmes de parenté ou les ignames, ils ne comprennent pas que tu étudies la politique. Moi, ça ne me viendrait pas à l’idée de leur dire « Oui mais les ignames... », mais eux ils en entendent parler de la politique au bistrot, tout le monde a un discours dessus, alors ça fait partie des domaines parmi lesquels, en anthropologie, tu dois affirmer que ce que tu dis repose sur des enquêtes et pas sur des points de vue.

Agathe- Il y a une nécessité d’étonnement. Il faut que quand les gens te lisent, ils soient étonnés. Si on a toujours dit que 2 +2 faisaient 4, toi t’as intérêt à démontrer que non seulement ça fait 5, mais en plus y’a des petits pois, des fois y’a des rayures, et en plus ça clignote... Les gens t’attendent ! Alors ça peut laisser la porte ouverte à un certain opportunisme, à n’aborder que les choses extraordinaires...

Cédric- Ouais, et des fois c’est la surenchère... Par exemple j’ai déjà vu un anthropologue arriver, il nous montre des objets, (gestes ménageant le suspense) il les sort d’une petite boîte, on a l’impression que c’est Indiana Jones, quoi ! qu’une tornade va sortir de la boîte, que ces « objets-qui-ont-une-valeur-extrêmement... » Bon. Ok, c’est une petite boule de poils, ok, c’est important pour les mecs, mais bon ! (rires) On me l’a dit, ça... Si tu travailles sur un groupe que personne n’a jamais étudié, en deux articles tu peux être connu...Alors que si tu travailles sur le foot...

Et toi, Agathe, tu ne fais pas de terrain à l’étranger... Alors quand tu te présentes comme anthropologue, les gens sont étonnés ?

Agathe- J’ai souvent atterri dans des institutions. Et c’est vrai que les gens ils sont super déçus, parce que c’est la première fois de leur vie qu’ils voient un ethnologue, ils imaginent que j’ai fait comme Levi-Strauss, que j’étais sur la pirogue, l’attaque de piranhas, bon voilà... En fait non pas du tout, je n’ai enquêté qu’en France... En général ils sont assez déçus.

Philippe- ...Pas scandalisés ? « Quoi ? Quoi ! Nous sommes donc comme ces sauvages ? »

Agathe- Non, le truc classique, c’est : est-ce que je suis envoyée par la direction ? Alors je me justifie, j’ai fait tout un document que j’envoie avant, non je ne représente pas les syndicats, non je ne représente pas la direction, je ne suis pas consultante, tout ça...

Philippe- Il y a un fait assez général, c’est que l’anthropologue n’a pas de statut. C’est toujours quelque chose d’autre... Moi j’ai été un espion sioniste, un informateur de ceci, un informateur de cela, un copain de l’instituteur...

Cédric- Un Blanc...

Philippe- ...oui, un toubab, mais un anthropologue : non !

Agathe- Et puis après, ils se demandent un peu ce que je fais là... « Vous voulez un bureau ? » Non non, surtout pas, non ! Surtout pas de bureau, non ! Je me débrouille ! Alors des fois on a voulu m’organiser des entretiens, là aussi je leur dis, non, je me débrouille... Donc les gens sont surpris. La première semaine, c’est souvent des grands moments de solitude... Les gens reprennent leur boulot, alors voilà... Et puis il y a toujours quelqu’un qui est super bavard, qui est rarement la personne la plus intéressante mais qui n’a pas envie de bosser, qui me raconte sa vie. Et puis petit à petit, j’essaie de me fondre. Et il y a des sujets au bout d’un moment qui montent, les gens parlent entre eux... Je parle avec quelqu’un, une tierce personne arrive, et ça se transforme en débat. Mais surtout, ce qu’on me dit à chaque fois, c’est : « tu me poses des questions qu’on ne m’a jamais posé ». En gros, c’est quelqu’un qui m’avait dit ça, c’est comme si j’étais le guide dans une ville qu’ils connaissaient par cœur, mais que je leur montrais des choses qu’ils n’avaient jamais vues.

Cédric- Tu te rends compte que les gens, on dirait qu’ils t’attendent. Ils ont jamais vu un ethnologue de leur vie, Alban Bensa il raconte ça, y’a un type qui lui a dit, dans une mine de nickel : « Ah. Je vous attendais ». Moi, dans un groupe de militants, dans le Pacifique, il y a un mec qui a dit, dans la langue de là-bas, devant les autres, « Cédric est là, il est venu... il va enregistrer ce qu’on dit... » On aurait dit que je l’avais briefé pendant une heure... C’était mon porte-parole, il m’a introduit auprès des autres, qui ont compris ce que je faisais là... Moi-même j’ai compris ce que je faisais là ! Enfin je le savais, mais il l’a posé dans des termes tellements clairs... Alors que je ne lui avais jamais parlé, je ne le connaissais pas. Et c’est devenu quelqu’un de très proche. Alors ça c’est étonnant parce qu’on est face à des gens qui ne savent pas ce que c’est l’ethnologie, que ce soit en France ou ailleurs, mais qui sentent que tu viens de l’extérieur pour t’intéresser à eux et qui s’intéressent à toi...

Philippe- Marc Augé l’a écrit récemment : l’étrangeté totale, c’est quand on est dans une réunion de copropriété. Là, on rencontre de vrais sauvages. Parfois, on m’avait interpellé : « tu ferais mieux d’aller travailler sur des aristocrates, des grands patrons... » Mais ils me font chier ! Le bonheur que j’ai eu sur le terrain, c’est dans les tentes bédouines, avec le type qui égorgeait le mouton, le bonheur que j’ai eu, c’est de rencontrer des gens normaux, des gens comme moi !

Agathe- Non... non ! Le Bédouin, il est pas comme toi. Alors ça, c’est pas possible.

Philippe- Si : j’avais le sentiment d’être dans des rapports d’humanité. De communiquer avec quelqu’un qui est différent et éventuellement curieux, attentif, ou espérant quelque chose. Et qui, à la suite des enquêtes, des interviews - et ça, on n’en parle jamais - te dit : « Et chez toi, qu’est-ce qui se passe ? Comment ça se passe ? Tu m’as demandé comment on se mariait, mais toi, comment tu t’es marié ? » J’ai un souvenir fabuleux d’un Bédouin avec qui j’avais vadrouillé en Arabie, avec qui on avait fait des enquêtes assez étonnantes parce qu’il participait à l’enquête : on lui avait demandé de suivre les gens de son lignage, il leur disait : il faut que vous parliez, parce qu’ils vont passer l’information au gouvernement, et ils vont comprendre nos vrais problèmes. Donc on avait eu des rapports personnels assez forts. Il sortait du pays de l’Or noir, le type ! La serpillère sur la tête, la cartouchière et tout le barda ! le folklore total... J’étais le professeur Müller, dans cette affaire... Et à la fin du séjour, il avait confiance en moi et il m’a posé des questions... Il m’a dit : « Dis moi, en Angleterre. Le roi. C’est une reine ? » Je dis : « Oui ». « Et le premier ministre. C’est une femme, aussi ? » « Oui ». C’est à dire qu’il pensait que sur ces trucs-là, on lui avait raconté des conneries. Il y a une curiosité exotique aussi chez les informateurs. Là, on était dans des trucs initiatiques, il se disait : lui, je lui fais confiance, je vais lui demander des trucs qui vraiment me font problème. Je m’en souviendrai toute ma vie, de ce truc de relation d’échanges d’information.

Et la barrière de la langue ?

Philippe- Il n’y a jamais la langue, il y a toujours des langues, et des niveaux de langues...

Cédric- Les gens ont appris notre langue, entre-temps, aussi ! Mais bon, pas seulement... Paradoxalement, il y a moins de chercheurs qui connaissent très bien la linguistique. Par exemple, quand tu travailles sur des mythes d’origine, la langue c’est vraiment important... En même temps, Levi-Strauss, il ne travaillait pas dans la langue des gens...

Agathe- Margaret Mead non plus, et c’est un peu son problème !

Cédric- ...et il y a beaucoup de malentendus... J’ai travaillé avec un linguiste, Alexandre François, et lui il était intarissable sur le nombre d’ethnologues qui faisaient le lien sur « la belle-mère a un statut dévalorisé parce que c’est le même mot que pour dire « cochon » », et il me disait : « Mais c’est pas du tout le même mot ! ça ressemble à un homonyme, mais ça n’en n’est même pas un ! C’est juste que les ethnologues sont mauvais en linguistique ! » Il y a plein d’exemples comme ça d’assimilations, de théories... d’aberrations.

Philippe - Le tout, c’est de pas dire de trop grosses conneries... Je me souviens, au Nord Sénégal, en pays Peuls, mais avec l’un de ces éleveurs mauritaniens qui descendaient vers le Sud à cause de la sècheresse... Je circulais avec un collègue sénégalais qui parlait wolof, et j’avais un interprète pour parler poular. L’éleveur, lui, parlait l’arabe le hassani, l’arabe Mauritanien, mais ses fils qui avaient circulé au Sénégal parlaient l’un le wolof l’autre le poular...Les échanges se faisaient d’un côté avec mon collègue sénégalais en wolof,de l’autre mon accompagnateur en peul et moi, je baragouinais directement avec l’éleveur grâce à mon arabe saharien. On était dans une situation baroque où personne n’avait la totalité de l’information en circulation... Je m’étais dit que, dans le fond, c’est toujours un peu comme ça... et que, finalement, il y avait quand même de la communication ! On fait ce qu’on peut, quoi...

Cédric- Ayant un peu mûri, j’ai mauvaise grâce à dire « oui autrefois les anthropologues, c’était vraiment le côté colonial, ils allaient voir les indigènes ». Parce qu’aujourd’hui en effet un ethnologue il est copain avec les indigènes et il se veut comme eux, mais c’est aussi un effet d’un monde qui valorise la connivence. On peut beaucoup plus facilement se prétendre proche des gens, mais est-ce que c’est vrai ?

Philippe- Et sur le terrain, sur le foot par exemple, tu faisais semblant d’y connaître quelque chose, toi, ou tu faisais l’imbécile, « racontez-moi, j’y connais rien » ? Les gens, ils savent des trucs que tu ne sais pas, alors quelle attitude avoir par rapport à ça ? Moi j’ai toujours pris le parti de dire : je ne comprends pas, je ne connais pas, expliquez moi. Ce que j’ai expérimenté souvent, c’est la vertu de la vulnérabilité. Où les gens se disent, « il est dans la merde, on va essayer de faire quelque chose pour lui »... Dans des situations où on déboule n’importe comment, il y a une sauvagerie humaine, mais aussi un truc d’accueil, une générosité... Il y a une morale. C’est des gens qui circulent, et c’est un truc important, notamment par rapport à la campagne française : les sauvages qu’on rencontre, c’est des gens qui circulent beaucoup et qui sont souvent confrontés à des situations très fortement inédites.

Cédric- Oui alors ils se projettent, parce qu’ils ont eu l’occasion, en ayant travaillé à droite à gauche, d’être loin de leur famille. Alors ils voient tout de suite, quand on arrive, ce gars qui est loin de chez lui et qui a pas de famille. Quand on est un jeune, homme, il y a toujours d’abord cette suspicion de « il vient chercher une femme », etc. Mais dès qu’on dit qu’on a une famille, une femme, on montre des photos des enfants, ils se disent, « il est loin de chez lui, quand même... » Alors ils vous offrent ce cadre familial. Et ça c’est tout de suite aussi quelque chose de fort... parce qu’ici, même avec des gens proches, on ne connait pas ce cadre familial. Après, attention : on parle beaucoup du terrain, mais... Je viens d’avoir un poste, alors on me dit, « il faut que tu valorises ce que t’as fait, t’es pas obligé de repartir... » Le modèle il y a quelque temps, c’était : tu fais ta thèse, tu pars deux ans, trois ans, tu te démerdes, tu rentres, tu écris ta thèse, et après t’y retourne plus jamais sur le terrain, ou alors une fois, à la fin de ta carrière, tu y retournes et tu fais un article à la James Clifford, « Retour sur le terrain »... Bon, on n’est pas là pour faire une critique du milieu, mais... Les gens qui écrivent plein de bouquins sans être allés sur le terrain depuis vingt ans, alors c’est très bien d’un point de vue théorique, mais...

Ce que tu veux dire, c’est que ce n’est pas forcément « un peu de terrain, on écrit, un peu de terrain, on écrit... »

Cédric- Pas toujours. Ça l’est plus aujourd’hui, on y retourne un peu plus... C’est vrai aussi qu’on trouve des billets pas cher pour aller partout, même en Mongolie, en Nouvelle-Calédonie... Mais il y a des terrains difficiles physiquement. Et quand tu as des enfants en bas-âge, tu te dis, partir deux mois chaque année, c’est un peu dur...

Agathe- Ils s’en remettent !

Philippe- Et il ne faut pas penser que c’est unifié, que c’est un plongeon total. Non... parce qu’on pense tout le temps à Paris ; on passe la moitié du temps à penser à ce qui se passe à la maison. Et puis ça n’a pas un caractère de transmutation, c’est un système de strates qui ne communiquent pas complètement. On est dans des registres assez intenses, aussi bien dans la vie professionnelle que dans la vie de terrain, et il ne faut pas essayer d’intégrer tout ça... Notamment les choix civiques, le rapport au politique... on est contraint de le débrancher quand on est sur le terrain. On n’est pas là pour faire la révolution ou imposer des opinions... On a la joie, ou comment dire... le privilège de passer de l’un à l’autre, alors que ce n’est pas le cas de nos informateurs, ou de nos collègues, ou des gens qui travaillent dans les bureaux ! Et nous on a le privilège de passer de l’un à l’autre... Et c’est ça l’exotisme. On est dans des univers parallèles.

Donc le terrain, c’est aussi une question de goût, on se dit que tout anthropologue a envie d’y retourner, que le métier veut ça ?

Cédric- Si, le métier veut ça, mais de plus en plus t’es amené à faire des rapports pour faire le bilan de ton travail, pour avoir des financements... Et puis quand t’es ethnologue t’es aussi prof, alors il y a des étudiants, faut s’en occuper, on a tous le souvenir de profs qui ne lisaient pas nos travaux, on se dit bon, faut qu’on fasse un peu mieux... Souvent quand je rencontre des gens en dehors de mon milieu, ils me disent « ah non mais je fais pas un métier fascinant comme toi, genre Indiana Jones, moi c’est boring ». Ils imaginent que toi c’est passionnant, mais le terrain c’est au mieux deux mois par an, et après tu rentres, et qu’est-ce que tu fais, tu lis tes mails, tu réponds... C’est très loin du terrain dont on parle tant, et qui constitue ton identité - parce que si t’es allé dans un pays exotique ou un pays en guerre, t’as une espèce d’aura... Or malgré tout, des fois, t’y es pas allé depuis longtemps...

Philippe - Moi j’ai le sentiment que le métier d’ethnologue, c’est comme le métier de footballeur ou de mannequin vedette : à trente ans, t’as fini ta carrière. C’est-à-dire : il faut faire du terrain quand on est jeune, quand on a la foi, quand on a cette capacité de synthèse intellectuelle et de curiosité, d’ouverture aux autres. J’avais un collègue, un linguiste coréen ! que j’avais trouvé dans un campement touareg où il avait longuement séjourné ; il m’avait dit : « après, quand on est vieux, on est trop acculturé à soi-même ». Soit on connaît trop, parce qu’on y a trop vécu, soit on reconnaît trop, on se dit « c’est partout pareil », « Nègre = Nègre », on retrouve des mécanismes fondamentaux... Du coup, on dit pfff.... Il n’y a plus ce déclic de l’ouverture qui fait qu’on en sort vraiment changés... J’avais pensé ça, en lisant Geertz et son travail sur le Maroc - à quarante ans il a été viré d’Indonésie à cause du coup d’Etat, il a investi un nouveau terrain au Maroc avec tout le truc, des étudiants, de la documentation... Eh bien, son truc manque de pep’s. Il a rien inventé de nouveau, parce qu’il se connaissait trop lui-même. 

Agathe- En même temps, arriver sur un terrain, c’est chaque fois... On marche sur des œufs, on a fait de grandes hypothèses, finalement sur le lot y’en a qu’une ou deux qui tiennent la route... Donc quand même, intellectuellement, ça secoue un peu à chaque fois...

Philippe- Ah non, mais on est toujours aussi con, ça je suis d’accord ! Mais, on apprend moins de ses erreurs.

Agathe- Mais on fait d’autres erreurs...

Philippe- Tu es trop jeune !

C’est quoi, les « erreurs » ?

Agathe- ça peut être des énormes gaffes... des boulettes... Pour une enquête j’étais chez une femme, on boit des bières dans sa cuisine... Et elle est célibataire, dans cet énorme appartement, elle me dit qu’elle a tout refait, je lui dis « oui, il reste juste à refaire la cuisine ! » Et elle me dit non, la cuisine c’est moi qui l’ai refaite. Et c’était une tapisserie abominable, quoi... Bon, ça c’est une gentille gaffe... mais jusqu’à présent tout allait bien, je me disais tout se passe bien, et si tu veux, on s’en fout de l’histoire de la tapisserie, mais ça allait bien, ça montait, et tout à coup : vlllllan.

Philippe- Oui mais à ce moment-là, on se déboutonne et on rigole, non ? On essaie de sauver ça en disant : « j’ai fait une connerie ! »

Agathe- Mais faut pas insister non plus, quoi... (à Cédric) Toi t’a fait des gaffes, aussi ?

Cédric- Mmm... ça me revient pas... Après, t’es toujours avec des gens qui te testent... Je connais bien la Nouvelle Calédonie, j’ai fait pas mal de terrain là-bas, mais j’avais toujours plutôt été socialisé avec des anciens... Et tout d’un coup je me retrouve avec des jeunes, dans un endroit où on me connait pas, et t’es un Blanc dans un endroit où il y a eu la guerre civile, la guerre coloniale, et un Blanc c’est toujours un peu suspect, et il y a une femme, une Blanche en robe mission, qui me dit « on te voit avec les jeunes, qui fume des pétards, et c’est pas bien, tu comprends, ici c’est un vrai fléau » et elle comme c’est une sorte d’éducatrice missionnaire, je lui dis « écoute toi tu fais ton travail, et moi je fais le mien, j’essaie de parler aux jeunes qui s’interessent à la politique, et ils fument des pétards, et si je ne suis pas avec eux en train de tirer sur le pétard, j’aurai rien non plus », tu vois... Ça se passe comme ça et puis ils me testent, ils me font fumer un truc, oh là là ! à la fin j’ai un coma (rires)... Et puis pendant plusieurs jours comme ça, les mecs ils savaient pas, en gros, si je travaillais pour la CIA ou pour les RG... Et c’est devenu une blague, et des années après, quand on s’écrit un mail ou si je croise ces gens à Noumea, ils me disent : « Alors ? t’es toujours à la CIA ? Ou tu bosses pour les RG, maintenant ? » Parce qu’il y a toujours un côté improbable à la situation... et ça je l’ai vu quand j’ai fait un film, où j’ai vu des photos de moi, bon tu filmes les gens, c’est super, et caetera, les gens là-bas te disent « Woooh, on dirait que c’est un Noir d’ici qui a fait ce film tellement c’est à l’intérieur », et puis tout à coup tu vois une photo où tu es en train de filmer, et tu te dis : « Merde ! c’est qui ce Blanc, là, au milieu des autres ? C’est moi ? » et ça fait vraiment tache dans le paysage... Donc la gaffe elle est permanente : t’es toi-même une gaffe !

Agathe- Il y a des fois, un peu comme quand on est sur internet, on clique on clique on clique, et on se dit « mais comment je suis arrivée là », on se dit c’est pas possible, j’aurais jamais dû arriver dans cette situation là...

Philippe- Mais c’est très aseptisé, quand même, les terrains, par rapport au journalisme d’investigation...

Agathe- Moi j’ai fait des terrains, quand même, pfff...

Philippe- On est parfois dans des situations chaudes, mais dans l’ensemble, on n’est pas en première ligne.

Agathe, par les sujets que tu traites, tu es parfois proche du journalisme d’investigation. Comment tu pourrais expliquer la différence avec l’anthropologie ?

Agathe- Je ne colle absolument pas à l’actu, et j’ai pas d’angle au départ. Et je ne fais pas parler que les grands chefs... alors que dans la presse, il y a des bons et des mauvais interlocuteurs.

Cédric- Un exemple perso : j’ai suivi plusieurs campagnes électorales, dont celle d’un nouveau parti... Et les gens de ce nouveau parti étaient accusés de tricher aux élections. Les gens que je suivais, ils ne m’assimilaient pas à un journaliste, j’étais avec eux... Ils ne se sont jamais caché de rien devant moi. Il y a juste une fois où un type m’a dit, « faudra qu’on regarde tes images ». Bon, y’avait 50 heures, j’étais tranquille... mais j’étais un peu inquiet quand même ! Mais d’une certaine manière, ils ne pensaient pas que je pouvais les trahir... Contrairement à certains collègues qui sur les mêmes terrains, te disent « les gens sont toujours là à vouloir te manipuler », cette empathie faisait qu’il y avait une confiance. Ce qui m’intéressait, ce n’était pas qu’ils trichent aux élections, parce que dans toutes les démocraties du monde on triche aux élections, donc c’était pas une découverte, si ce n’est pour faire le jeu de la classe dominante qui ne voulaient pas que ces gens-là accèdent au Parlement. Après, au moment de la fabrication du film, quand j’ai été confronté au regard d’autres gens, certains me disaient : « Mais quand même, ça, c’est croustillant ! » Oui, mais ça ne m’intéresse pas !

Agathe- C’est la différence avec le journalisme...

Cédric- L’anthropologie, tu t’intéresse plus à l’ordinaire qu’à l’extraordinaire... Et si tu revendiques en plus le fait d’y passer plus de temps, de retourner, d’y reretourner, là, les gens disent : bon. Ok. T’es vraiment là. Tu t’intéresses vraiment à nous. Moi je travaille dans un pays où les gens sont considérés comme primitifs, sauvages, etc, mais ils font la différence entre anthropologues, ethnolinguistes, archéologues, etc. Parce qu’ils en voient tellement, des chercheurs, par comparaison à des gens dans un bureau ou aux gens du Cantal ! Ils en voient tellement qu’ils savent ce que c’est. Ils ont tous un beau-frère ou quoi qui a travaillé avec un ethnologue... Donc ils sont sensibles à ça, au fait que beaucoup d’Européens passent deux ans là et ne reviennent jamais. Alors forcément quand t’y retournes, quelque chose se crée. Comme je l’ai dit à propos des élections, j’aurais pu avoir un scoop... mais pour qui, finalement ? Ce qui fait sens, et qui justifie que tu passes du temps loin de tes gamins, c’est que tu recueilles, comme disait Althabe, « ce qui fait sens pour les gens », et pas l’anecdote croustillante.

Et selon l’endroit où on va, ça peut ou non « accrocher » ?

Philippe- Il y a des terrains sympas et il y a des terrains antipathiques...

Agathe- Clairement, ouais, clairement !

Philippe- ...mais ça dépend aussi des personnalités. Et ça n’a aucun rapport avec l’intérêt de ce qu’on va sortir après. Il y a des gens qui font des mauvais terrains, où ils sont malheureux, et qui sortent des trucs très astucieux... Et des gens qui ont fait des terrains du feu de dieu et qui n’en sortent rien, c’est un truc qu’on dit peu. C’est Meillassoux qui dit ça : les Gouro, ils étaient vachement sympas en Côte d’Ivoire, les Soninkés, c’est des chieurs... Ils sont âpres, agressifs...

Cédric- A l’inverse je connais un linguiste, il me disait... « Ah tu pars dans ce pays ? Moi j’ai pas supporté. Les gens, ils sont très sympas, ils parlent tout le temps, la nuit ils venaient me réveiller : « J’ai trouvé la réponse à la question que tu m’avais posé »... J’en pouvais plus ! Moi je viens d’un milieu paysan, on parle peu mais c’est pour dire des choses importantes. » Et donc ce linguiste il était à l’aise chez les Kanaks, qui sont graves, mais il avait un souvenir atroce du Vanuatu, où ça tchatche, où les gens sont trop sympas... Après, des fois, je me dis, en voyant des collègues : mais comment, comment ils font sur le terrain ?

Agathe- Parce qu’on arrive quand même normalement... alors je ne sais pas, je parle sous votre contrôle, mais... On arrive avec une certaine bienveillance. L’idée, je vais enfoncer une porte ouverte, c’est de voir comment ils pensent, eux. Si on arrive avec ses a priori et ses caricatures... Il faut un minimum, sur le terrain... être poli, à défaut d’être aimable... On en connaît tous, des gens qui font systématiquement la gueule... On se dit, y’a qu’à Paris qu’ils font la gueule, ou sur le terrain aussi ?

Philippe- C’est aussi l’usure...

Agathe- Non, quand t’as 35 ans, c’est pas l’usure...

Philippe- Non mais y’a des connards partout ! Mais un gros truc du terrain, de la différence entre jeune et âgé : c’est l’attente. Attendre comme j’ai attendu ! Plus jamais. Je suis devenu impatient... J’en ai marre, attendre des jours et des jours pour avoir une autorisation d’aller ici ou là... En vieillissant, je trouve, il y a une usure structurelle à la capacité d’endurer ce qu’on est capable de surmonter...

Si vous retournez sur le terrain, ou même sans y retourner, vous montrez le résultat de vos recherches ?

Philippe- Le truc de la restitution, je trouve que c’est un alibi assez vulgaire... C’est gentil, c’est très bien, mais il y a tellement d’incompréhension aussi, d’effets de distorsion, ou d’aveuglement, parce que souvent les gens reçoivent un livre et l’important c’est qu’il y ait un livre, c’est l’image de couverture, qu’il y ait un nom... Il y a une telle distance entre la pratique réelle, les questions que l’on traite, les matériaux, les choses qui ont servi de base, d’inspiration... que de dire qu’on est quittes à partir du moment où on est revenus avec un bouquin en disant voilà, je vous ai fait chier pendant des ans mais regardez, maintenant vous existez, c’est un peu ridicule...

Agathe- Non, c’est pas dans ce sens là, mais... Tu passes deux mois, trois mois, six mois... les gens sont très curieux. On n’est pas dans le donnant-donnant, je leur dois rien... Je suis contre payer les informateurs, quand j’entends ce genre de choses je bondis... C’est juste qu’ils m’ont beaucoup donné, et ça les intéresse clairement de savoir moi quel point de vue je peux avoir là-dessus... alors je fais une présentation, ça se poursuit en débat... Moi, s’il y avait une ethnologue qui passait là... j’aimerais bien savoir ce qu’on en fait, de tout ça...

Philippe- Tu évoques le problème de la rémunération des informateurs. Dans certains coins ça existe. Moi, j’ai toujours totalement refusé ça... Alors attention, je ne parle de refuser les échanges de services... parce qu’écrire des lettres, faire le taxi, etc. Qu’on soit quitte, à part l’immense reconnaissance qu’on a du bonheur qu’on a eu à être là, qu’on soit quitte, à peu près... Après, c’est des rapports d’amitié.

Agathe- Moi, sur des situations de travail, je sais que quand j’enquête, je leur vole du temps... Mais après, par contre, je me rends utile... C’est à dire que la tache la plus ingrate... j’ai dépoussiéré, j’ai encartonné, j’ai porté, s’il faut aller à la décharge j’y vais... Je ne suis pas compétente dans tous les domaines, mais je porte, je soulève, je nettoie...

Cédric- Je travaille dans un pays où il y a beaucoup de chercheurs anglo-saxons, notamment australiens. Beaucoup ont un tarif. Ils pensent que les informateurs doivent être payés tant par jour, par exemple...

Et comment une personne accède à ce statut d’informateur ?

Cédric- C’est quelqu’un qui va être reconnu par une institution culturelle... Des fois, l’informateur, c’est le génie de la coutume, tu te dis c’est bien, c’est une sorte d’ethnologue local, et les différents chercheurs qui sont là le rémunèrent parce qu’il passe son temps à donner de l’information, donc tu te dis pourquoi pas. Et puis des fois c’est un mec qui est à la fois con et malin, qui se dit tiens, je vais être l’informateur parce que je parle un peu français un peu anglais, qui construit son petit gîte, qui se dit, les ethnologues ils vont être contents d’avoir un gîte à part... alors que l’ethnologue, il faut pas qu’il soit à part ! C’est comme d’avoir ta voiture...

Agathe- ... Ah, jamais !

Cédric- ... soit tu deviens esclave des gens, amène-moi ci, amène-moi là, soit tu suis les gens, et du coup t’es jamais avec eux. Moi ça m’est arrivé une fois d’habiter à part, j’habitais dans la maison d’une famille d’Européens qui étaient en vacances, en plus il y avait eu plein de vols alors ils avaient demandé à une entreprise de mettre des grilles, du coup j’étais là, enfermé littéralement dans cette maison, tout seul, où les gens osaient pas rentrer, pour eux c’était comme un château... C’était horrible !

Mais pour les Anglo-saxons, comment ça se passe ?

Cédric- Eux ils ont été beaucoup plus tôt confrontés à des gens qui disaient, non mais vous venez, vous vous servez de nous pour faire votre carrière - alors bon, ils gagnent beaucoup plus que nous, les anthropologues américains ou australiens ! - et donc vous devez payer en contrepartie... Ce qui se défend. Mais c’est vrai que moi, de manière peut-être beaucoup plus idéaliste, je pense qu’on construit une relation avec des gens, et que c’est pas quelques pépètes qui... parce que ça vaut beaucoup plus que ça de toute façons...

Philippe- Et puis il y a un côté absurde, parce que ce qui nous caractérise, c’est quand même qu’on ne sait pas ce qu’on cherche ! Il y a une blague comme ça, du type qui débarque dans le village Machin... Un mec arrive, là... « Good. Now. I tell you... Kingship system ? 20 dollars. Economy ? 20 dollars. Cosmogony ? Aaaaaaahhh, cosmogony !!! 50 dollars ».

Cédric- Il y a une femme au Vanuatu qui était une grande poétesse et militante féministe que j’ai rencontré, elle me dit « bon, avant qu’on commence, c’est 2000 vatu l’interview, je suis free-lance, je te donne mon temps, c’est normal que tu me paies ». Et donc forcément ça casse un peu le mythe, et j’ai dit « quand même, bon... j’suis pas salarié... avoir fait tout ce chemin... » Et elle a consenti à faire moitié prix !

Agathe- Moi les terrains précédents, y’en a une je l’ai aidée à déménager, l’autre sa fille cherchait un stage je lui ai trouvé le truc... Donc... c’est pas de l’argent que je donne, mais il y a toujours un moment où tu te rends utile...

Cédric- Mais dire : je vais te payer tant, d’une certaine manière, ça te dédouane de toute autre obligation. Et ça ça me gêne.

Philippe- Pour généraliser : y’a un truc que les gens apprécient, c’est que tu reviennes...

Agathe- Ah ça, pour revenir, je reviens !

Philippe- ... mais c’est pas toujours le cas, justement. Le Vanuatu, c’est pas évident. Et beaucoup ne peuvent pas, ou ne veulent pas, ou n’osent pas, etc.

Cédric- La restitution... Un collègue, qui fait aussi des documentaires, dit : « pour moi c’est des conneries... » C’est vrai que là, ça dépend beaucoup de ta personnalité humaine. Moi mon truc c’était de montrer mon film d’abord là-bas, avant, à quelques jours près, que d’autres gens ne le voient ailleurs. J’en faisais un peu une affaire de principe. Lui, il disait : « c’est des conneries ». Derrière l’ethnologie, on peut avoir des points de vues très différents. Il y a beaucoup de pathos dans l’ethnologie. On peut aussi croire qu’on le fait pour les gens... Croire qu’on le fait pour donner une sorte de mémoire, de ce qu’ils sont, leur donner une espèce de souvenir, de super-album-photo à travers un livre ou un film...

Philippe- Je crois que c’est un leurre de croire que tout va communiquer dans cette affaire-là... qu’on peut faire son salut et celui de l’humanité en même temps ! C’est absurde de chercher une cohérence totale. De dire je sauve la mémoire des peuples opprimés, je les légitime pour l’éternité, et en même temps je passe en preimère classe de directeur de recherches, c’est trop demander, quoi... Et autant le malaise et le désarroi qu’on trouve en débutant sur le terrain, en débarquant comme ça, en ne comprenant rien, avec des gens qui n’ont pas envie de vous voir, et le truc on dit « qu’est-ce que je fous ici ? j’ai laissé mon gosse tout seul, etc » et je passe des journées entières à ne rien foutre... Il faut garder cet élément d’absurdité au niveau, aussi, théorique. Je ne crois pas à ceux qui disent qu’il y a un salut total dans cette affaire-là... Gardons la grâce du malaise qui nous a été légué dans le truc, et continuons à travailler dessus...

Agathe- Mais heureusement qu’il existe encore, ce malaise, il est salvateur !

Philippe- Oui, absolument...

Agathe- S’il disparaît, on devient sociologue, quoi ! (rires)... Après là où j’ai des scrupules, c’est que j’ai l’impression d’être indiscrète. Par exemple une fille m’a fait un laïus sur les différents types de gomme... gommes acryliques, gommes en poudre, gomme en éponge... et on gomme pas de la même manière sur un parchemin que sur un papier velin du XXe... Des fois je me dis, mais si jamais on me posait autant de questions... ! Et qu’est-ce que tu prends ? et pourquoi des Moleskine ? et ce format ? et comment tu retranscris ? et qu’est-ce que tu mets entre crochets ? Des fois je me dis, mais il faut que je les laisse vivre, aussi ! Et là ? Et pourquoi ? Et j’peux essayer, et ton couteau à parer, tu l’as acheté où ? ah c’est celui de la BNF d’accord, ah tu l’avais avant, et pourquoi cette lame-là, et j’peux voir l’autre ?... Des fois je me dis, mais stop ! ça doit être insupportable !

Philippe- Mais si tu parlais avec un collègue, ce serait pareil... Parce que les gommes, ça s’apprend pas... Faut vraiment être dans le coup.

Agathe- Quand t’enquêtes sur un truc technique, t’es obligé d’être dans la technique pour comprendre...

Philippe- C’est ce qu’on appelle la pratique, en gros. Mais quand tu parles de pratique... On sait qu’on est ridicule, qu’on est maladroits (acquiesement général), qu’on apprend plus de nos erreurs, qu’on apprend autant sur soi que sur les gens... Mais là, c’est arriver à se placer dans cette situation de connivence...

Agathe- Oui, s’il y a curiosité et bienveillance...

Philippe- Je voudrais un peu démystifier... Le « on sort de nous », la position non hiérarchisée, etc. C’est quand même la caractéristique des aristocrates d’être capables de parler avec le petit peuple. Le snob est celui qui n’a pas cela. Et en ce sens, nous sommes des aristocrates. Nous arrivons à sortir de nos copains de gauche de la rue Oberkampf, de nos copains de l’université... Et on en tire une juste gloriole, mais de façon assez ambiguë, parce qu’on dominerait tous ces trucs... Mon père, qui était un aristocrate, avait un grand souci de parler avec les gens du métier, les artisans... Et là effectivement il se passe des choses, parce que les gens du métier, ils ont du métier... Et on apprend plein de trucs. Les gens qui ont la maîtrise d’un secteur, si on commence à les prendre au jeu, ils sont dans leur truc et c’est formidable, c’est passionnant, parce que eux sont passionnés. Et là, on a une position assez privilégiée... et on plane, quoi...

Pour reprendre Agathe, si on a « curiosité et bienveillance », on a le bon anthropologue ?

Philippe- La bienveillance, je ne trouve plus ça si fondamental, parce que j’ai vieilli... Mais la curiosité, oui.

Cédric- Et là on touche à des choses qui touchent tous les anthropologues, même ceux qui arrivent avec leurs schémas, avec leurs idées de monographie... Malgré tout quand t’arrive sur le terrain, t’es face à des gens... Et quand Bensa écrit sur Les lances du crépuscule de Descola, ce qu’il dit c’est : finalement, toi et moi, même si on pense complètement différemment sur le plan théorique, sur le terrain t’es comme moi...

Agathe- Et puis surtout, là on fait les malins parce qu’on est à Paris dans un salon et tout ça, mais sur le terrain on fait moins les malins ! On est là, profil bas, se faire accepter... pas trop faire de gaffes, montrer qu’on sait un peu mais pas trop... Il y a un décalage entre le discours qu’on peut porter aujourd’hui et la réalité du terrain... parce que je sais pas vous, mais pfff... c’est quand même profil bas, on marche sur des œufs... C’est vraiment du feeling... On aurait dû, on aurait pas dû ? On est entre les scrupules et les remords.

Cédric- Quand tu enseignes, tu te retrouves face à des gens qui sont comme toi en plus jeune, avec la même assurance ou manque d’assurance, la même passion pour un sujet qu’ils défrichent à grands coups de pioche... Et ça te renvoie à une image de toi-même... Mes premiers étudiants, je me suis retrouvé confronté à de jeunes garçons qui étaient brillants, sympas, qui trouvaient des sujets vachement malins, mais qui avaient trop vite tout compris... Ça m’a fait prendre conscience que ceux qui faisaient les meilleurs terrains, en schématisant beaucoup, c’était deux filles d’origine portugais, qui ont fait des enquêtes remarquables, parce qu’elles étaient proches des milieux qu’elles étudiaient...

Il faut une faculté d’adaptation... être passé par plusieurs milieux...

Philippe- C’est ce que je disais : des aristocrates !

Agathe- La contrepartie de la grande faculté d’adaptation, c’est aussi la lassitude... Il y a l’attrait de la nouveauté, mais moi je sais que chaque fois que je suis sur un terrain, au départ c’est nouveau, je me fais mon territoire, l’endroit où je pose mon manteau et mon sac, et puis au bout d’un moment on se rend compte qu’il y a des habitudes qui se créent, une espèce de routine...C’est un phénomène classique : à chaque terrain, on prend le café ou le thé toujours au même endroit, on voit les mêmes gens... On se sent chez soi. Il y a des terrains, j’y retourne, j’ai l’impression d’être chez moi. Et en même temps, ce ne sera jamais chez moi.

Cédric- Au début t’es un jeune ethnologue, t’es plein d’allant... Ce qui remplace le fait de pas être aristocrate justement comme dit Philippe, et je comprends maintenant que j’ai pu agacer les gens à cause de ça, c’est une espèce d’assurance, de curiosité. Souvent on m’a dit, « ah mais tu t’entends bien avec tout le monde, t’es une espèce d’animal social ». En vieillissant, on est moins comme ça, surtout parce qu’en reflet, on s’aperçoit que il y a une grande violence dans cette relation là. C’est ce que disait Stephane Breton : filmer les gens, c’est une grande violence, faire de l’ethnologie c’est une grande violence, il disait « j’avais l’impression d’arracher leurs dents en or aux gens pendant leur sommeil en leur demandant des informations »... Aujourd’hui je ressens beaucoup plus ça, et souvent je ne pose pas la question qui est là, qui est dans l’air, parce que je me dis, non, pourquoi je la poserais ? Alors qu’il y a quinze ans, je l’aurais posée.

Agathe- En même temps t’as besoin, t’as besoin de matériau, il faut du biscuit, parce qu’on n’est pas des touristes culturels, il faut produire, on est payés quand on a la chance de l’être pour écrire, au final !

Cédric- Mais si t’as jamais de pudeur, tu froisses les gens tout de suite... Il y a trois quatre ans, je suis allé à Ouvea. J’étais le seul Blanc, là-bas, et je m’étais pas mal lié avec un des protagonistes, le propriétaire coutumier de la grotte... Evidemment, on ne parlait que de ça... Et même si j’en avais une grande envie, je n’ai pas demandé à voir la grotte... Tout le monde la visitait, les journalistes, les gens de passage... Et plus tard, j’ai su que le propriétaire, il l’avait remarqué, que je ne le lui avait pas demandé, qu’il avait dit, « E., la prochaine fois, je la lui montrerai ». Des fois, c’est dans les choses que tu fais pas que tu es en accord avec toi-même. Et c’est aussi t’obliger à dire : je reviendrai.




Accueil | Plan | Contacts | RSS | Mailing-list | Ce site