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James Joyce et Jean-Yves Lafesse

James Joyce et Jean-Yves Lafesse

James Joyce et Jean-Yves Lafesse
Mis en ligne le jeudi 2 janvier 2003 ; mis à jour le jeudi 19 janvier 2012.

 

Ce texte date de janvier 2003. Il a été publié dans le volume Q de la revue R de réel, l’« ancêtre » du Tigre.
Une version rallongée et actualisée du texte, incluant notamment une « réponse » de Jean-Yves Lafesse, est paru en livre, en supplément à Diam’s sans jeux de mots.

 

DÉDICACE

« De l’autre côté, j’aperçois, au-delà de la baie vitrée, les lumières du standard, les lumières du retour, les lumières des amis. Mais - tout seul dans le studio - cette nuit, avec vous, on va aller très-très-très loin dans nos cerveaux et dans nos villes. Cette nuit... un ticket... pour partir. »

Jean-Yves, animateur à CARBONE-14.

 

Cette traduction est un hommage à toute la station CARBONE-14.

P.L.

 

Gallimard, 1982. Cette dédicace est l’œuvre de Philippe Lavergne. Elle se place en ouverture de la première traduction française intégrale du livre le plus intraduisible de l’histoire de la littérature : Finnegans wake, de James Joyce (1939).

Lafesse au téléphone. À mourir de rire ! 08.92.68.69.69. Les meilleures de Jean-Yves Lafesse ! Faites passer à vos amis ! 0,337 euros/min. [1]

 Jean-Yves, ce Jean-Yves premier personnage cité dans l’édition de référence en France du livre de Joyce, l’édition Gallimard, et aussi en Folio (plus tard, mon garçon, tu seras dans une Pléiade), celui qui apparaît avant même HCE et Anna Livia Plurabelle, c’est Jean-Yves Lafesse, l’homme des blagues téléphoniques.

Pour faire ce lien, pour comprendre qui était le Jean-Yves de la dédicace, il fallait de la chance : voir Lafesse à la télé [2] racontant ses années Carbone-14, et, quelques jours après, ouvrir par hasard F.W., lire la dédicace, et comprendre, enfin.

§

Un soir, dîner avec Pierre Senges - qui m’accuse plus ou moins, mais non sans raison, de traiter toujours de culture populaire dans R de réel : la télé-réalité ; le Prisonnier ; la finale de la coupe du monde de football (qu’il avait refusé de traiter car il prend le sport de haut ; moi, le contraire : c’est le sport qui me prend de haut). Lorsque j’enchaîne immédiatement sur Lafesse, il triomphe [3]. Alors que : c’est tout l’intérêt de la ligne R de réel, non ? un peu de Joyce, un peu de Lafesse (et Philippe Lavergne, qui cite Star Trek dans sa préface : ne peut donc que nous plaire).

Pierre Senges attaque, bille en tête, la traduction de Lavergne. Il crie au scandale ; il dit : c’est un autre livre. Ce n’est pas du Joyce, cela n’a rien à voir. Il a comparé les deux versions côte à côte - et cela l’a contrarié.

Quelques jours plus tard, rencontre avec Claude-Marin Herbert, qui travaille à la bibliothèque de Beaubourg. Curieux effet de hasard (effet de hasard n°1) : c’est lui qui a scanné et mis en ligne dans la base de données BPI-doc les articles du Monde et de Libé sur Lavergne en 1982 - articles que je venais de retrouver. On enchaîne sur la traduction de Finnegans : je lui affirme qu’elle est très mauvaise (lors même que je n’en sais rien, cf. § précédent). Or selon lui, elle est parfaite. Elle rend parfaitement grâce à l’écriture de Joyce, en réinventant une version française qui lui convienne. Ce que confirme Claude Hagège  : « Si l’on peut considérer la récente tentative de P. Lavergne comme un succès relatif, c’est dans la mesure où il a réinventé les jeux de Joyce en fournissant des équivalents français qui, bien que fort éloignés du texte original, proposent des aliments comparables à l’imagination. » [4] Mais Jean-Pierre Faye, lui, se montre moins convaincu  : « À l’intérieur de chaque phrase, de chaque syntagme de Finnegans, il y a ce regard des 18 langues sur la 19e. C’est précisément ce que Philippe Lavergne avait tenté, sans peut-être arriver au terme de ses objectifs : s’approcher de cette idée que la narration de Finnegans est une circulation, un réseau labyrinthique passant d’une langue à la suivante à travers la forêt lexicale. » [5]

§

Un samedi soir, qui voilà dans la rue, par hasard : Régis Jauffret. Or c’est lui (effet de hasard n°2) qui a réalisé l’entretien avec Lavergne dans Le Monde des livres de 1982 [6]. Je lui demande de me raconter. Il ne s’en souvient pas trop (c’était, tout de même, il y a vingt ans). Me donne l’intitulé exact du métier de Lavergne, ingénieur dans les transmissions. En revanche affirme que Lavergne n’aimait pas du tout Joyce, que l’écrivain qui l’intéressait c’était Faulkner, et qu’il n’aurait traduit Finnegan’s Wake que pour l’argent - ce qui semble absurde, au vu des droits que touche un traducteur. Mais ce que les entretiens avec Lavergne corroborent peu ou prou : « [Question  : Pourquoi avoir tant attendu pour la publication ? »] Demandez-leur ! J’avais remis mon texte en 75. Remarquez, je m’en fous, j’étais payé. [Question : « Aucune impatience ?] Non, j’étais payé. » [7]

Il existe un site internet sur Finnegan’s wake [8]. J’envoie un mail à son responsable, Michel Chassaing, qui me répond quelques jours après : « Qui est Philippe Lavergne ? J’avoue honteusement ne m’être jamais seulement posé la question... Vous me dites qu’il n’est pas traducteur professionnel et amoureux de FW, ce qui excite ma curiosité... / Je n’ai aucun élément sur Lavergne, désolé, si ce n’est un court avant-propos à sa traduction paru dans Tel Quel n°30, dans lequel, hélas, il ne se présente pas. [...] Pour le reste, vous en savez plus que moi apparemment. Sur Lavergne, je n’ai aucune source bibliographique. / Vous citez des articles de Libé, du Monde et du Magazine littéraire de 82, que je ne connais pas non plus (est-ce un Magazine Littéraire sur Joyce ???). » Nous voilà bien avancés.

D’autant qu’une recherche bibliographique sème le trouble : notre Philippe Lavergne a au moins deux homonymes, l’un ayant publié en 1848 La Science du républicain, ou la Véritable signification des mots : liberté, égalité, fraternité, l’autre, bien vivant celui-ci, un essai sur André Breton et le mythe [9]. Ce dernier est professeur de français, responsable d’un site internet de « travaux dirigés de français » [10]. Ce qui pourrait prêter à confusion un petit moment : sauf que, souvenez-vous, notre Philippe Lavergne à nous n’a jamais été professeur : il était ingénieur. « Dans Finnegans Wake, [Joyce] parle de géométrie descriptive et analytique ; au chapitre X, il y a même une allusion aux opérateurs de Hamilton qui concernent la mécanique des solides. En lui s’est opéré inconsciemment une recherche sur le calcul de statistiques et sur les droites de régression. »[6]

À moins que : Philippe Lavergne n’existe pas - ou plutôt qu’à l’instar de Romain Gary envoyant son neveu Paul Pavlowitch se faire passer pour Émile Ajar, quelqu’un ait envoyé un homme anonyme rencontrer Régis Jauffret et d’autres journalistes pour cacher le fait que c’est quelqu’un d’autre, quelqu’un de très connu, qui en fait a traduit F.W. Qui, alors ? Hypothèse : c’est Philippe Sollers. Indice n°1 : son article dans Libération de 1982 où il écrit notamment : « Silence ! La traduction est là. Elle frémit, s’agite, se déroule et plie et s’enroule. imprimée ! Un nommé Lavergne a osé. Philippe, comme par hasard. » [11] Par hasard ? Indice n°2 : Les Samouraïs, épouvantable roman à clés de Julia Kristeva (parenthèse : ces doctes universitaires qui ont la main-mise sur la théorie littéraire, comment peuvent-ils écrire de si petits livres misérablement transparents où ce qui est émouvant c’est ce couple à l’Île de Ré, il écoute Haydn en regardant l’Océan, et elle réfléchit à la beauté de la vie, on dirait une plaisanterie mais pas du tout c’est le prologue) - dans le livre, Philippe Sollers est caché (si peu) sous le nom de Hervé. Deux participants à la défunte revue Maintenant (comprendre : Tel Quel) parlent de lui :

- Je n’ai pas revu Hervé depuis longtemps, sauf à la télé, bien sûr. Il a l’art de paraître battu tout en laissant des traces, et on ne remarque que lui.

- Tu sais ce qui l’amuse le plus, en ce moment, à part Alex ? Il traduit Finnegans Wake avec Ron Kelley, un ami anglais, ancien étudiant de Bréhal. Inventer en français les mots les plus sonores et qui comportent le maximum de sens.

- Je le croyais dans les best-sellers et les débats idéologiques.

- C’est vrai aussi, l’un n’empêche pas l’autre. Ses romans à grand tirage sont pleins de mélodie et de tableaux, sans parler de l’insolence mélangée à la métaphysique. Mais les gens ne retiennent que la mythologie, le résumé des journaux. Et encore !

Kristeva a publié ce chef-d’œuvre en 1990 - huit ans après la sortie de la traduction de Lavergne. Si elle se permet ce jeu romanesque (comment Hervé pourrait-il traduire F.W. alors que la traduction est déjà sortie chez Gallimard, et qu’il (il, là, c’est Sollers) est justement passé avec armes et bagages chez Gallimard ?), c’est bien qu’elle veut nous dire la vérité - nous faire savoir, par le biais de son roman à clés, que Sollers est Lavergne. Reste à expliquer la dédicace à Carbone-14 et la citation à Jean-Yves Lafesse (Sollers d’ailleurs applaudit : «  Dédier la traduction de Finnegans Wake à Carbone-14  ? Mais oui, très bonne idée. Millions d’années en direct, les précédentes et les suivantes. »[11])  : c’est le goût de la provocation a minima de Sollers.

Mais le problème avec cette théorie, vous l’aurez compris : c’est le peu d’affection que nous portons à Philippe Sollers. Qu’il sorte, maintenant, du duo Lavergne-Lafesse.

 

§

Il faudrait voir du côté de Lafesse. Celui qui déclare : « Pour être comique, il faut souffrir. Tous ceux que je connais ont des problèmes avec l’alcool, la coke, les femmes, les mecs s’ils sont homo, ou leur emploi du temps. Dupontel, Les Inconnus, Jamel, Les Guignols de l’info et moi-même sommes très anxieux. Si ce n’était pas le cas, on serait devenus patrons d’industrie ou producteurs. » [12] Un type aussi joyeux que Lavergne : « Depuis l’âge de 17 ans, je me suis senti Joyce et cela n’a plus cessé. Je sentais bien que ma vie ne serait jamais bien grand-chose, jamais bien réussie. Effectivement, c’était comme cela. »[7]

Jean-Yves Lafesse, qu’un article sur le hacking (le piratage informatique) cite comme le « roi du Social Engineering », cette méthode basique des pirates consistant à « se faire passer pour un responsable informatique d’un société pour obtenir certaines données, des mots de passe par exemple » [13]. Lafesse, et son humour .......... : «  Ah, elle est en train de l’expulser, là ! [...] Attendez, elle est aux toilettes, mon aide s’en occupe. Ah, voilà la robe ! Elle a sorti la robe. Vous avez de la chance, vous allez pouvoir la récupérer... Oh là, c’est une infection, Jeanine, vous me mettez ça dehors... » [14]

Jean-Yves Lafesse, dont je finis par obtenir le numéro de téléphone : 01.40.16.9.... Tous les jours, inlassablement, j’appelle. Et, tous les jours : personne ne décroche. Et surtout : pas de répondeur. Jean-Yves Lafesse a trop souvent fait des blagues téléphoniques pour ne pas se méfier s’il entendait sur son répondeur : «  Jean-Yves Lafesse bonjour, je m’appelle Raphaël Meltz. Je prépare un article pour la revue R de réel et je voulais savoir si vous étiez au courant que vous êtes cité en dédicace à la traduction française de Finnegans Wake  ? » A-t-il lu du Joyce, ce Lafesse ? Ne le prenons pas pour plus bête qu’il n’est en vérité : « Les comiques sont souvent pris pour des cons. Mais à 16 ans, je dévorais deux bouquins par jour, surtout de la philosophie : Descartes... j’avais une quête absolue de vie et je me prenais pour un personnage romanesque. Du coup, j’ai tout quitté pour bourlinguer à l’étranger. [...] À 20 ans, je suis revenu en France et j’ai décroché mon bac en candidat libre, grâce à mes lectures... »[12]

 

Une dernière fois : composer son numéro. Une dernière fois, laisser sonner sans fin. Où êtes-vous, Jean-Yves Lafesse ? Philippe Lavergne a rédigé 695 notes de bas de page dans sa traduction : les avez-vous lues ? Le saviez-vous, qu’un homme en 1982 parlant de vous a déclaré : « Les Français ne sont pas tellement novateurs, en France, tout est sujet à ministère, pour moi la culture c’est Carbone 14 »[7]  ? Le lirez-vous, cet article qui parle de votre destin à jamais scellé à celui de James Joyce ? Y jetterez-vous un coup d’œil à toutes ces traductions qui parlent du putty trou d’Anna Livia P. ? Nous donnerez-vous, enfin, votre avis sur celle de Philippe Lavergne  ?

 

 

Essais de traduction

Extrait du chapitre « Anna Livia Plurabelle »

 

 

For the putty affair I have is wore out, so it is, sitting, yaping and waiting for my old Dane hodder dodderer, my life in death companion, my frugal key of our larder, my much-altered camel’s hump, my jointspoiler, my maymoon’s honey, my fool to the last Decemberer, to wake himself out of his winter’s doze and bore me down like he used to.

 

 

A. Péron et S. Beckett

[publié dans Bifur, puis dans la Nouvelle Revue Française, 1er mai 1931]

Car le trou vaseux que je possède est tout usé, ah oui, à force d’être assise à béailler et à attendre que mon vieux baïseur et adodderateur Danois, mon compagnon à la vie à la mort, le sobre quaidenas de mon gard-manger, ma bosse de hameau bien abîmée, mon briseur de jointures, le miel de ma lune de mai, mon bouffon jusqu’au dernier jour de Désambre, s’éveille de son somme d’hiver et m’enfile comme il en avait coutume !

 

J. Joyce, Ph. Soupault, P.-L. Léon, E. Jolas et A. Monnier

[in Finnegans Wake, fragments adaptés par André du Bouchet, Gallimard, 1962]

Car l’aroumastique que j’icy possède est tout troué, y a pas à dire, séante et béaillante et guettante mon vieux Danois d’addodérateur, mon compagnon à la vie dans la mort, quaidenas de carême de mon garde manger, ma bosse de chameau bien altérée, mon briseur à plat de ma jointerésistance, le miel de mai lune mon grand fou jusqu’au bout de Désambre qui s’éveille enfin de son somme d’hiver et m’enquiquine comme au temps de ses rixes.

 

M. Chassaing

[sur son site internet10]

Car le putti trouc que j’ai est tout usé, que j’vous dis, assise, abaillant et attendant mon vieux Danois adorateur d’odeur, le compagnon de ma vie dans la mort, ma frugale clé de notre frigardeur, ma bosse de chameau bien altérée, mon déjointeur, mon mielou de mailune, mon pleinfou de fin décembre, se veille de sa somme d’hiver et m’ennuit un bas coup comme d’antant.

 

Ph. Lavergne

[Gallimard,1982, Folio, 1997]

Car le petit machin que j’ai est bien usé, ça c’est vrai, à force d’attendre et crier Noël qu’il vienne, mon compagnon de vie et de mort, la clé frugale de mes bardes, la bosse camélique du renouveau qui désaltère, ma panacée renversée, mon miel de Maynooth, mon fou de la 31 décembre, pour s’éveiller de son Conte d’Hiver et me dévorser tout comme il le faisait naguère.

NOTES

[1] Publicité sur l'annuaire électronique de France Télécom, 3611, décembre 2002.

[2] Chez Marc-Olivier Fogiel, « On ne peut pas plaire à tout le monde », 28 septembre 2001.

[3] Dans la série de ces articles "culture populaire" il y aurait dû y avoir quelque chose sur la (pseudo-)mort de Paul McCartney au milieu des années 1960 ; remplacé par un sosie ; indices troublants laissés par les Beatles dans leurs disques («  Paul is dead. Miss him, miss him. » ; « I buried Paul. I buried Paul. »). Or Pacôme Thiellement, membre de la revue Spectre, publie un livre sur la pop qui débute sur cette question : Poppermost, chez Musica Falsa, 2002. Sa réfutation de la mort de McCartney est malheureusement convaincante - ce qui ne laisse de m'attrister. L'article passe à la trappe.

[4] Claude Hagège, L'homme de paroles : contribution linguistique aux sciences humaines, Fayard, 1985.

[5] Groupe « Contact », in James Joyce, Cahiers de l'Herne, 1985.

[6] « Joyce mode d'emploi », Le Monde, 3 décembre 1982.

[7] Daniel Rondeau, « Identification d'un traducteur », Libération, 26 novembre 1982.

[8] Site disparu mais disponible grâce à Web Archive : http://web.archive.org/web/20031002203650/membres.lycos.fr/geryon/index.html.

[9] Chez José Corti, en 1985.

[10] Cf. www.site-magister.com.

[11] Philippe Sollers, « Finnegans Wake de Joyce, version française », Libération, 26 novembre 1982.

[12] Citations non sourcées, sur le site http://www.ifrance.com/aubonsketch/LAFESSE.htm.

[13] Interview de Brain Override sur www.paranos.com

[14] « Imposture Lafesse », Entrevue, octobre 2002.

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