Mis en ligne le vendredi 4 décembre 2009.
Une journaliste de Témoignage Chrétien, Fanny Stolpner, nous a posé quelques questions pour préparer un article sur Le Tigre. Voici l’intégralité de nos réponses.
Lætitia Bianchi & Raphaël Meltz
Comment est né le Tigre ?
Le Tigre est né en 2006. Nous avions lancé auparavant, en 2000, encore
étudiants, une revue de littérature et de sciences humaines, R de
réel,
vendue en librairies. L’esprit était déjà comparable à celui du Tigre :
le lien entre le texte, l’image et le graphisme, l’éclairage des débats
contemporains par le savoir universitaire... Lorsque R de réel, dont
chaque parution correspondait à une lettre de l’alphabet, est arrivée à
la lettre «Z», en 2005, s’est posée la question de la suite. Plutôt que
de continuer uniquement dans le monde de l’édition, donc de la
librairie, on a décidé de créer une aventure comparable, mais dans le
secteur de la presse. Le Tigre est né de cela, du fait que nous soyions
aussi des lecteurs de presse, que nous aimons les kiosques, le papier
journal, l’actu. Or en presse généraliste, le paysage est un peu
morose... D’un côté les grands titres ronronnants, les «news magazine»
qui titrent pour la énième fois sur les prix de l’immobilier, les
banlieues et la face cachée de Sarkozy, de l’autre la presse dite
«alternative» qui critique ces grands médias. Nous voulions montrer que
quelque chose était possible en dehors de ce face-à-face. Le Tigre est
une proposition parmi d’autre en faveur d’une presse généraliste qui ne
se contente pas de critiquer ce que font les médias traditionnels, mais
d’inventer de nouvelles façons de faire.
Le Tigre est une revue atypique : du texte
(beaucoup) et une écriture littéraire, des articles
de fond et
fantaisies textuelles, mais aussi un gros travail sur le visuel avec
images, photos, créations et des jeux ... qu’avez-voulu faire et
pourquoi ?
Le Tigre est atypique en tant que magazine vendu en kiosque partout en
France. L’absence de
publicité dans ses pages le rend visuellement
proche d’une «revue». Mais c’est bien un magazine : traitement de
l’actualité, chroniques, dossiers. C’est là sa spécificité : croiser le
traitement de l’actualité avec de longs portfolios de photographes ou
de dessinateurs, de fantaisies littéraires, le tout dans une mise en
page très singulière... Pour faire bref, on fait le journal dont nous
avons toujours rêvé, de façon personnelle, et en essayant de faire se
croiser, de
rassembler tous ceux qui gardent leur esprit frondeur dans le monde
actuel. Aucun code de la presse actuelle ne nous importe, ni graphique
ni journalistique : on n’est pas là pour ça, pour refaire ce qui existe
déjà ou pour être dans la mouvance générale. On défend par exemple le
«reportage subjectif», une pratique journalistique qui a eu son heure
de gloire dans les premières décennies du XXè siècle, avec des auteurs
comme Cendras, Kessel, Albert Londres... Un des écueils du journalisme
actuel est d’être une
chambre d’enregistrement des multiples dossiers de presse que reçoivent
les journalistes. Les auteurs du Tigre, eux, se rendent à telle ou
telle invitation, mais avec leur esprit critique sous le bras : ce qui
donne des reportages écrits à la première personne sur une journée
professionnelle sur les vigiles, un salon de traders, ou un programme
de sauvegarde des langues de la fondation Chirac... L’information
factuelle, on la laisse aux grands journaux. Le Tigre tente d’amener
l’interrogation, la réflexion, la surprise chez le lecteur, le
paradoxe, les doutes chez le journaliste.
En ce qui concerne les
photographies, et plus généralement la place de l’image...Oui, c’est
bien sûr constitutif du Tigre. Surtout à une époque où la place de la
photographie dans les journaux s’est réduite à peau de chagrin par
rapport à ce que furent les news magazine dans l’après-guerre, en
termes d’inventivité et de «choc des photos». Donc on travaille avec
beaucoup de photographes. On conçoit Le Tigre comme un objet total, où
le fond et la forme se rejoignent, souvent de manière délibérément
poétique. En même temps, on ne penche jamais du côté de la forme pure :
faire une revue d’art ne nous intéresserait pas du tout. Le discours
sous-jacent prime, ou plutôt un état d’esprit sous-jacent.
Là où dans les autres journaux, à côté d’un article d’actu, il y a une
pub pour une voiture ou pour des assurances, dans Le Tigre, il y a des
recherches graphiques. Qui ne sont toutefois pas «décoratives», on
assimile des éléments anciens (constructivisme russe, dada,
Push-pin...) mais en y ajoutant notre pat(t)e. Par ailleurs, une des
caractéristiques les plus notables du Tigre, dans le paysage de la
presse «indépendante», c’est son ironie, son mordant, sa
légereté. D’où des fausse publicités bêtes et méchantes, une rubrique
«impubliable» où l’on publie des documents d’époque (ce mois-ci, tous
les électeurs de Colombey-les-deux-Eglises), l’ironie des aphorismes
d’Eric Chevillard dans son «Autofictif», des critiques de la
publicité... Le Tigre manie les contraires, et c’est sa ligne de
conduite :
à quoi bon donner des leçons sur tel ou tel sujet si c’est pour finir
totalement abattu par l’état du monde ? Le désespoir est un
frein à l’action, comme le simplisme. On ne peut pas laisser les belles
maquettes aux Suppléments Montres & Champagnes qui fleurissent dans
les journaux à l’approche des fêtes... On ne peut pas réduire l’humour
à être du côté du non-engagement. De même, on ne peut pas regarder
moins loin que le bout de l’année. Le
sous-titre du Tigre a été «curieux magazine curieux», et cette
curiosité
s’étend à l’espace et au temps : ce mélange de très contemporain et de
sources anciennes, d’hommage aux savoirs-faires de l’édition, du
journalisme, de la pensée des
siècles passées.
Vous êtes conscients qu’il peut être difficile
de se jeter dans la gueule du Tigre : beaucoup de texte, police
riquiqui, longueur des papiers...
«Beaucoup de texte» ? nous
sommes plutôt conscients que la presse manque souvent cruellement de
place. «Longueur des papiers» ? C’est une redondance avec «beaucoup de
texte», à croire qu’il faut qu’on réponde plus longuement, donc : à
l’heure actuelle, hélas ! on n’a pas
encore trouvé le moyen d’être pertinents en un feuillet sur tous les
sujets. On ne peut pas d’un côté dire
«oh là là, les médias sont trop souvent simplistes», et de l’autre côté
dire «oh, que de texte ! ça a l’air ardu !». Toute
réflexion, toute émotion demande du temps. Un bon film c’est du temps,
un bon livre c’est du temps, toute chose bonne ou belle c’est du temps.
Le Tigre est un magazine non spécialisé, sans jargon, écrit en
français : les lecteurs y entrent selon leur libre volonté, comme pour
tout. Si la question sous-entend «est-ce que vous ne devriez pas vous
ouvrir à plus de lecteurs en ayant un abord plus facile ?», la réponse
est clairement : non. On n’est pas là pour faire un journal «facile»,
dans l’air du temps, qui marche... on ne s’est jamais posé et on ne se
posera jamais la
question en ces termes.
«Police riquiqui» ? (Pour les lecteurs ignares, la
«police» en édition ce ne sont pas les flics, mais la taille de la
typographie utilisée). Nous trouvons quant à nous rococo les
typographies de certains autres journaux. A l’heure où tout se
miniaturise, où l’on nous fait croire que le progrès c’est de pouvoir
visionner un film sur un écran de portable, on ne sait plus lire un
livre à la taille où le lisaient nos arrière-grands-parents ? Là encore,
on n’est pas d’accord pour céder à des modes : on regarde les images en
grand, et les textes, en petit. Donc : non, on n’est pas conscients
qu’il est
«difficile» de se jeter dans la gueule du Tigre. Ce qui est difficile,
c’est d’ouvrir DirectSoir, Libé, Métro, Le Monde, et d’avoir
l’impression
qu’il s’agit d’une seule et même famille de journaux, visuellement
parlant. Le Tigre n’est pas là pour être dans l’air du
temps. Le Tigre surprend visuellement ? tant mieux. On est là pour cela :
surprendre, faire en sorte que le lecteur se dise «mais c’est quoi
ça ?», se pose des questions, se demande s’il aime ou non.
Combien avez vous de lecteurs ? qui lit Le Tigre ?
Combien de lecteurs ? le mystère demeure entier. Certains organismes de
presse donnent leurs chiffres et les gonflent, pour
faire venir les publicitaires : mais on ne veut pas de publicité, donc
on
s’en fout. D’autres gonflent les chiffre parce que dire «déjà deux cent
mille
lecteurs !!!» en gros sur un livre, c’est une
des astuces immémoriales du commerce. Alors
non : nous ne répondons pas à cette question sur des chiffres hautement
confidentiels, et ce d’autant plus que de telles réponses n’ont pas de
sens pour le lecteur commun, puisqu’il faudrait pour les étayer donner
les ordres de grandeur de vente des magazines français, etc. etc. Bref : Le Tigre n’a pas des chiffres misérables, loin de là, à l’heure où la
«crise de la presse papier», Le Tigre se porte bien, et même de mieux
en mieux : le bouche à
oreille est très bon. Nous-mêmes ne savons pas
comment cet engouement se fait, qui nous mène jusqu’à répondre à
Témoignage chrétien au moment où le Tigre sort son volume «violet
d’évêque», du nom des rayures de la couverture...
Quant aux lecteurs du Tigre, à notre plus grande satisfaction, il est
impossible de répondre à la question du «qui». Ce n’est pas pour rien
qu’on se veut libres voire sauvages. Le Tigre ne s’est jamais
positionné dans une mouvance politique, ni dans le fourre-tout qu’est
le terme «alter». D’où un lectorat à l’image du journal : insaisissable,
très jeune, très très vieux, certains en cravate, d’autres en haillons,
certains votant à droite, oui, à droite ! d’autres à gauche, non pardon,
à l’extrême-gauche, non pardon, ne votant plus mais penchant à
l’ultra-gauche, tous toujours désireux d’autre chose. C’est la
curiosité qui regroupe nos lecteurs, un état d’esprit, une rage mêlée
de délicatesse, et un refus de toutes les compromissions de bon ton.
Avoir un lectorat définissable, ce serait déjà être tombé dans
l’animalesquement correct.
Le buzz suscité par le portrait de Marc L a t-il
contribué à faire connaître la revue ?
Oui.
Pour les lecteurs qui ne sauraient pas ce qu’est le «portrait de Marc
L.», il s’agissait d’un article retraçant la vie d’un quidam à partir
des traces laissées sur Internet. L’article a eu un retentissement
certain, puisqu’il a fini au 20-Heures de TF1... sans que l’on ait
jamais accepté de répondre aux journalistes lorsque le
«buzz» a démarré. Un article intitulé «Marc L. Genèse d’un buzz
médiatique» (disponible sur notre site internet) répond à toutes les
questions concernant cette histoire, assez anodine au demeurant.
Après plusieurs changements de périodicité, Le Tigre va passer en
«quinzomadaire» Pourquoi ?
Le Tigre, à son lancement, en 2006, était un hebdomadaire. On a tenu 16
numéros ainsi, avant de s’arrêter quelques mois pour des raisons
financières, puis de passer en mensuel. Le Tigre a depuis trouvé ses
lecteurs, et a les moyens actuellement de retenter un rythme plus
soutenu. On veut retrouver une prise supplémentaire avec l’actualité,
intégrer de nouvelles contraintes d’écriture dont le traitement en
feuilletons littéraires de l’actualité, etc. L’inventivité est
constitutive
de l’aventure qu’est Le Tigre. On a envie de changer, alors on
change... puisque le but n’est pas la pérennité ni la viabilité
financière, mais juste d’apporter quelque chose d’intéressant dans la
presse. Les principes de ce Tigre seront les mêmes : graphisme
alambiqué, ironie, textes de fond, légèreté, absence de publicité, etc.
Ce Tigre-là arrivera fin janvier début février 2010 en kiosques, ce
sera facile de s’en souvenir, grâce au nouvel an chinois, qui célèbrera
l’Année du Tigre.