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« J’arrive à faire face à à peu près tout »
« Le respect de la diversité n’est pas une donnée française »
Une audience à la Cour nationale du droit d’asile
Grothendieck mon trésor (national)
Publié dans le
numéro II (mai 2007)
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### : extraits de guides
### : commentaires du Tigre
GUIDE DU ROUTARD, Kenya, Tanzanie — 2003.
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Généralités. Bakchich, pourboires. Au Kenya, tout se paie, tout se monnaie ! C’est un des pays africains où quasiment rien n’est gratuit et où (ce qui est logique) tout est « médié » par le fric. On le dit sans animosité, tranquillement, comme vous-même le vivrez dans vos rapports avec les gens. Car il vaut mieux s’installer dans cette idée, philosophiquement, sinon on risque de perdre son sang-froid et sa bonne humeur tout au long du séjour. N’oubliez pas que, quelle que soit votre façon de vous habiller, quel que soit le contenu de votre portefeuille, vous restez avant tout un étranger. Donc riche. Les Kenyans n’y sont pour rien : c’est l’image qu’ils perçoivent de nous au travers des médias. Ils sont nombreux à croire qu’en Europe « les riches ont une grande maison et une grosse voiture » et les pauvres « une petite maison et une petite voiture ».
La photographie est un « poste » à bakchich répandu. Les Massaïs réclament leur dû pour une bonne photo. Les Samburus plus rarement ; Tarif : 10 à 20 shillings (0,15 à 0,30 euros) pour une photo, à négocier toujours avec le sourire. Bon, c’est finalement un rituel et ça peut même amener quelques bribes de conversation intéressantes. On peut toujours furtivement prendre des photos de devantures de boutiques pittoresques et colorées. Mais si vous voulez éviter le risque de voir le commerçant sortir
et réclamer son bakchich plus ou moins violemment, il vaut mieux aller lui demander l’autorisation et en négocier le prix (forcément modéré). Ce comportement assez vénal du commerçant ne se produit pas que dans les endroits très fréquentés par les touristes. Ça nous est arrivé dans des villages du pays samburu ou du Turkana où ils étaient peu habitués à recevoir des visiteurs étrangers, et où on ne pouvait guère en déduire que les mentalités étaient, dans ce cas précis, corrompues par le tourisme. En fait, comprenez que ce n’est pas forcément agréable de se laisser tirer le portrait alors qu’on ne vous a pas demandé votre avis ! Imaginez que l’on vienne vous photographier sans raison apparente comme une bête curieuse !
Généralités. Dangers et enquiquinements. L’implantation d’un tourisme de masse en Afrique de l’Est a fait apparaître une foule de problèmes inconnus auparavant. Il faut dire que la disparité des richesses entre étrangers et nationaux est telle qu’il pourrait difficilement en être autrement. La couleur de la peau étant encore malheureusement le critère prédominant de l’aisance, les routards subiront les mêmes pressions que les autres. Et peut-être un peu plus car ils manquent de points de repère.
Généralités. Photos. S’il y a un endroit au monde où vous vous mordriez les doigts de ne pas avoir emmené votre appareil photo, c’est bien l’Afrique de l’Est. La profusion de la faune y est telle... [...] Vous remarquerez sans doute que les tribus n’aiment pas se faire mettre en boîte. Ce n’est pas que les gens aient peur d’y laisser leur âme, mais les Massaïs (entre autres) en ont un peu marre de tous ces touristes qui braquent leur appareil sur eux à la moindre occasion. Le moins que l’on puisse faire, c’est demander. On ne vous refusera généralement pas, mais ne vous attendez pas non plus à ce que ce soit gratuit. De nombreux Massaïs s’en sont fait un métier. Si vous tenez absolument à une photo d’un guerrier avec sa lance, il vous faudra débourser entre 20 et 100 shillings.
Généralités. Population. Les nécessités de l’État moderne font qu’aujourd’hui les ethnies sont devenues des objets de folklore.
Les derniers descendants des peuples autochtones. Le territoire des Massaïs est de plus en plus restreint. Leur territoire d’élevage, ces immenses plaines, ces steppes ouvertes à l’infini, se réduit d’une année sur l’autre, grignoté par l’État et les entreprises privées. [...] Heureusement, tout n’est pas perdu, les Massaïs aiment à le répéter : « Nous ne sommes pas encore morts, nous n’avons pas dit notre dernier mot ! »
Conseils et recommandations chez les Massaïs. Tout incite le Massaï à résister [...]. Leurs terres recèlent encore d’immences ressources en wildlife, aussi tente-t-on aujourd’hui de les exproprier. Créer un parc naturel ou une nième réserve pour safaristes est une affaire plus juteuse en devises que la banale gestion des villages massaïs. [...] Soyez respectueux des Massaïs, apprenez à les connaître, à comprendre leur cause. Ne les accablez pas davantage, par exemple en prenant des photos à la sauvette, comme des voleurs. Ils ne supportent pas ce type de manquement élémentaire au respect de la dignité individuelle. En revanche, soyez tout simplement vous-mêmes et enjoué, qualités essentielles chez eux. [...] Nous vous déconseillons fortement (sauf, bien sûr, si vous n’avez pas eu le temps d’envisager d’autre formule) la visite obligée de ces villages pompeusement et ironiquement qualifiés de Massai Cultural Villages, qui ont été édifiés à la hâte à proximité immédiate des réserves et parcs nationaux, en particulier à côté d’Amboseli et de Massaï-Mara. Vous êtes à peu près sûr d’y rencontrer des caricatures, même si ce sont de vrais Massaïs, devenus des automates confectionnant de faux bijoux pourtant labellisés massaïs sous les ordres de vrais commerçants. Évitez de devenir identiques à ces pauvres touristes d’opérette, casques coloniaux vissés sur leurs têtes cramoisies, qui utilisent leur appareil photo à tort et à travers.
Réserve nationale de Massaï-Mara. Le parc le plus connu et le plus fréquenté du Kenya. Ne possède pas le statut de parc, puisque encore habité par les Massaïs[...]. Le Mara concentre tous les superlatifs (le plus beau, le plus grand nombre d’animaux...) [...] Il y a aussi une chose qu’on nous avait dite : l’accoutumance incroyable des prédateurs aux minibus, mais on ne l’a jamais autant vérifiée que « dans le Mara » (comme on dit entre vieux habitués de la réserve). Les lionnes chassent naturellement, sans tenir compte du fait qu’un ou deux minibus puissent les observer à quelques pas.
Où dormir ? où manger ? Ne pas se faire d’illusions, il y a surtout des lodges superbes mais très chers. Les autorités ont toujours empêché toute tentative de mise en place d’une hôtellerie moyenne, à des prix plus abordables. Cette volonté de maintenir le caractère strictement élitiste du tourisme dans le Mara et d’assurer la maîtrise de son développement hôtelier a, reconnaissons-le, permis aussi de préserver le caractère sauvage de la réserve !
La visite du Mara. Dans cette arche de Noé sur terre, on trouve des animaux partout. [...] L’intérêt du Mara, c’est surtout les nombreuses pistes qui sillonnent la savane et, également, la possibilité du hors-piste. C’est le seul parcours où cela est autorisé. Mais là, on se retrouve enfermé dans une contradiction : même si le phénomène d’appauvrissement de la végétation est moindre qu’ailleurs grâce à la pluviométrie, il reste que les plantes ou jeunes arbustes écrasés par les roues d’un 4x4 mettront des mois, voire des années à se reconstituer. Donc, hors-piste à user avec parcimonie !
Où trouver les bébêtes ? Les lions : Dans l’immense Paradise Plain, c’est un délice de voir les lionnes en chasse ou à l’affût sans que les véhicules paraissent les déranger. [...] Par contre, l’observation des guépards perturbe gravement leur existence. L’afflux de touristes a provoqué une diminution des naissances et donc de leur population. Le guépard est gêné dans ses manœuvres par la traque des touristes.
TRADUCTION SUBJECTIVE
.................................................« Afrique vénale, à la différence de la France où tant de choses sont gratuites et non médiées par le fric ! Heureusement, on est emplis de compassion toute philosophique. Pauvres de nous, les routards ! Alors même que nous avons acheté notre billet d’avion en low-cost, preuve s’il en est que nous sommes pauvres comme un Kenyan, il va falloir serrer les dents... ah, ces Kenyans, tellement simplistes, à ne pas savoir qu’en Europe, les riches ont une petite maison ! Quant à ces Massaïs... On a la gentillesse de venir chez eux, et il font payer une photo ? C’est pas cher, c’est vrai, ce qu’ils demandent, mais c’est sur le principe, hein ! Faudrait pas leur inculquer des valeurs immorales ! D’autant plus que ça ne semble même pas lié au tourisme, cette affaire... non, non, on a vu cela chez des mentalités non corrompues : c’est donc qu’ils ont cette vénalité au fond d’eux ! Alors oui, ce n’est pas forcément agréable. Nous mettre à leur place ? Comment ça ? Mais pourquoi donc viendrait-on nous photographier comme des bêtes curieuses, nous ? Puisqu’on n’est pas des bêtes ? Et puis on a le droit à l’image, chez nous : même un photographe professionnel ne peut plus faire une photo de foule sans payer le prix fort... alors on va pas s’laisser embêter par des Massaïs qui viendraient nous photographier dans notre jardin en train de siroter un pastis ! Ah, pauvres de nous, les routards... On est confondus avec les vulgaires touristes, tout ça parce qu’on est blancs. Racisme ! Discrimination ! »
LONELY PLANET, Bolivie — 2001.
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Règles de conduite. Rencontrer les Boliviens. Vous ne devriez rencontrer aucun problème pour lier connaissance avec des Boliviens : on hésitera rarement à converser avec vous [...] On cherchera à connaître votre profession, vos revenus et le coût de votre voyage. Les Boliviens croient souvent les étrangers immensément riches, et, comme tous ceux qu’ils rencontrent sont en vacances — alors que la plupart d’entre eux ne voyagent que pour rendre visite à leur famille ou pour gagner de l’argent —, ils pensent en outre que cette richesse n’a pas grand-chose à voir avec le travail. Dans ce cas, vous pouvez expliquer que vous avez dû beaucoup travailler, économiser et faire des sacrifices afin de vous offrir ce séjour dans ce pays qui vous intéresse. Parlez de votre profession et du coût de la vie chez vous. Si vous participez à un projet précis en Bolivie (même s’il s’agit d’un éventuel article de presse que vous écrirez en rentrant), n’hésitez pas à le mentionner, cela justifiera en partie votre comportement mystérieux de globe-trotter.
Ce qu’il faut faire et ne pas faire. Dans les campagnes, les fiers Aymará par exemple se montrent parfois aussi durs et froids que la terre qu’ils habitent. On comprend néanmoins que cette population, qui travaille dur pour une maigre subsistance, s’interroge sur les motivations de ces visiteurs qui s’aventurent chez eux avec tant d’argent et parcourent le monde au lieu de se consacrer à leur travail, leur culte ou leur famille. À force de patience et de diplomatie, on parvient cependant à briser la glace et à avoir un aperçu de l’âpreté de leur vie. [...] Le plus important est d’accepter que les Boliviens agissent différemment et de résister à la tentation d’introduire ses propres idées ou valeurs. Respectez la culture locale [...].
Photographier les personnes. Comme partout, la quête du bon portrait est le plus grand défi à relever pour le voyageur. Si les Boliviens n’ont pas pour habitude de pratiquer la photo à titre de loisir, ils sont néanmoins capables de reconnaître la valeur intrinsèque de votre matériel : si vous arborez votre appareil dernier cri en bandoulière, vous passerez pour un « touriste aisé », ce qui n’est pas nécessairement un problème mais vous placera quelque peu à l’écart et éloignera de vous les personnes que la photo met mal à l’aise. Si certaines acceptent volontiers de se laisser photographier, d’autres, en particulier les femmes, davantage marquées par le poids des traditions, risquent de se montrer plus méfiantes ou tout simplement intéressées par le gain qu’elles peuvent tirer de vos intentions. Quoi qu’il en soit, soyez toujours respectueux des desiderata de la population, et ce, en dépit de son potentiel photogénique. Demandez toujours l’autorisation au préalable ; si elle vous est refusée, il est préférable de s’abstenir. Les gens acceptent souvent de se laisser photographier à condition que vous leur donniez un exemplaire de la photo, considérée dans les régions rurales comme un véritable trésor.
Donner ou pas. Pendant leur voyage, en particulier dans les zones rurales, certains visiteurs risquent d’être surpris par les conditions de vie des habitants, en apparence rudimentaires et peu développées. Par réaction, certains comparent le sort de ces populations avec le leur, ce qui les plonge dans de terribles crises de conscience et peut les conduire à se révolter contre ses inégalités criantes. [...] S’il est difficile pour un Occidental de s’habituer à ce mode de vie, les Boliviens des hauts plateaux ne connaissent pour leur part rien d’autre depuis un millénaire et se trouvent tout autant dans leur élément que les Occidentaux le sont chez eux. [...] [Les dons] partent d’un bon sentiment, mais cette générosité bien pensante souffre d’un manque de discernement et entraîne à long terme des conséquences graves. [...] Les étrangers se retrouvent harcelés de demandes, et lorsqu’ils deviennent méprisants, les populations n’y comprennent plus rien : la communication est alors rompue.
Lac Titicaca. Les eaux cristallines... [...] Circuits organisés. Pour partir sur le lac, plusieurs circuits s’offrent à vous. Compte tenu du temps imparti à ce genre de visite, il s’agit là d’une manière expéditive de « faire » le Titicaca. Parmi les agences les plus connues... [...] Islas de Huyñaymarka. Les trois îles les plus fréquentées du Lago de Huyñaymarka se visitent aisément en quelques heures : le tourisme est devenu un pivot de l’organisation insulaire, et [les îles] ont été tristement dénaturées par ces influences extérieures : les habitants sont mitraillés par les appareils photos de touristes peu avisés que des hordes d’enfants harcèlent pour obtenir menue monnaie et cadeaux. Au final, tout le monde s’en tire de méchante humeur et la scène est très déplaisante. Adoptez le comportement le plus respectueux qui soit, en demandant aux habitants l’autorisation de les prendre en photo.
PETIT FUTÉ, Venezuela — 2001
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Comportement. « Frotter et limer notre culture à celle d’autrui. » MONTAIGNE.
Photographie. En ce qui concerne les gens, demandez-leur et vous recevrez souvent une réponse positive, parfois payante. À vous de juger s’il est bon de payer ou pas — je ne le recommande pas. S’ils refusent, ce n’est pas la fin du monde : ne photographiez alors surtout pas car les Vénézuéliens sont très solidaires et votre appareil risque d’en faire les frais. Astuce (si la photographie est importante pour vous) : prenez avec vous un objectif de 300 mm avec un doubleur de focale le transformant en 600 mm, alors vous pourrez prendre vos photos sans que personne ne s’en doute.
GALLIMARD, Le Grand guide du Pérou — 2002.
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Les tribus de l’Amazonie : problèmes actuels. Aujourd’hui, les principales pressions qui pèsent sur les tribus indiennes proviennent des compagnies pétrolières. [...] Le tourisme, quand il est mal géré, peut aussi avoir des conséquences dévastatrices.
Safaris au pays des Shipibo. La coopérative Moroti Shobo vend ses productions artisanales aux touristes de passage mais aussi aux musées du monde entier. La présence de cette communauté indienne, installée dans la région depuis un millénaire, est à l’origine de l’implantation de l’hôpital Albert-Schweitzer et du Summer Institute of Linguistics, un organisme missionnaire œcuménique qui étudie les langues indiennes, notamment en vue de traduire la Bible !
Les îles du lac Titicaca. On peut embarquer sur une vedette à moteur pour partir à la découverte des îles. [...] Une visite aux îles Uros est l’occasion de découvrir un mode de vie inhabituel. [...] Le va-et-vient incessant de groupes d’étrangers sur ces îlots, où vivent à peine trois cents personnes, a eu raison de l’authenticité de leur mode de vie. Mais paradoxalement, cette affluence préjudiciable est aussi devenue la principale source de revenu de ces îliens que la pauvreté pousse à demander une compensation financière lorsqu’ils se font prendre en photo. Des barques partent de l’embarcadère de Puno vers les plus grandes îles tous les matins entre 8 h et 13 h. La traversée dure environ trois heures.
QUE RETENIR DE CE VOYAGE AU PAYS DES GUIDES ?
.......................................................................................Une inconscience mâtinée de respect paternaliste. Tout est bêtifiant, avec force points d’exclamation, pour mieux faire passer la pilule. Au touriste qui « tient absolument à sa photo de guerrier Massaï », on explique la marche à suivre... parce que, bien sûr, toujours, comme si c’était une évidence, c’est cela qui prime : ses photos, son voyage pas cher, son dépaysement. Le point commun à tous les guides est de présenter toute attente des touristes comme un dû. La faute est toujours du côté des autres. Ainsi c’est le Bolivien qui a tort de penser que le touriste est riche — cf. le paragraphe indécent ci-contre sur le « sacrifice » que doit évoquer le routard, et l’invention du pseudo-article de presse, pour s’apparenter à un ethnologue. Toujours, la contradiction entre le changement regretté et le fait que soimême, on ne se pose pas la question de sa responsabilité à être là. Pour résumer, le rêve du touriste ou routard tel qu’il apparaît dans les guides, c’est : un voyage pas cher, des populations locales figées dans leurs coutumes, accueillantes, qui se laissent prendre en photo comme des choses. De temps à autre, un petit mea culpa. Le Guide du Routard, encore : « On trouvera certainement que les Namibiens sont un peu froids, comparés à l’image que l’on se fait habituellement des Africains. Mais le développement du tourisme y est un peu [!] pour quelque chose. » Que l’idée qu’on se fait des Africains ne soit pas la bonne, voilà qui attriste le touriste. Comme l’attristent, en Afrique du Sud, les murs de béton qui remplacent les jolis villages. La solution ? Les guides n’en voient pas, alors ils jouent au « oui mais ». Le Lonely Planet (Vietnam, 2003) tente un paragraphe de justification : « L’arrivée au Vietnam du tourisme de masse exerce à la fois des effets positifs et négatifs. Il injecte des devises dans l’économie, crée des emplois et accentue l’impact de la mondialisation.
Mais les voyageurs doivent garder à l’esprit les éventuelles retombées de leur visite sur l’ensemble du pays. Sensibilisezvous et pliez-vous aux coutumes locales. Reportez-vous à la rubrique des ONG s’efforçant de réduire l’impact du tourisme sur la population. » Voilà : on y va, puis on va dans une ONG pour expier... pour résoudre sa « terrible crise de conscience ». Et toujours revient l’idée que les habitants locaux seraient vénaux, et que c’est à nous, Occidentaux, de leur inculquer la morale (cf. ci-contre, Petit futé). La question de la photographie est symbolique du positionnement des guides. Ce sont des hordes de touristes qui défilent, dont les lecteurs des guides font précisément partie. Alors les guides disent : « Respectezles », « Ne les accablez pas », « Ce n’est pas la fin du monde si vous n’avez pas la photo »... À travers ces formules, pointe toujours un présupposé : photographier ces peuples dans leur quotidien semble un dû. L’autre est en fin de compte un objet, un paysage, une chose. Il ne vient à l’idée d’aucun guide de dire : « Ne photographiez pas », ou : « N’allez pas dans tel et tel endroit », tout simplement. Concernant les îles du lac Titicaca, aucun guide ne fait par exemple l’impasse sur leur visite, tout en s’en plaignant haut et fort. Et Gallimard assortit l’existence d’un organisme d’évangélisation des Indiens d’un joli point d’exclamation.
GUIDE DU ROUTARD, site web : dossier Tourisme équitable & dossier Photographie — 2007.
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Le dossier Tourisme équitable s’ouvre sur un « constat alarmant » : « En termes de commerce et de tourisme, le mot échange n’est que trop rarement approprié [...] Le profit, ennemi des idéalistes et des humanistes, est venu tacher le Voyage (avec un grand V, oui) d’éclaboussures dorées... Et le voyageur s’est inévitablement transformé en touriste, à savoir un consommateur comme les autres. De fil en aiguille, les relations dominant/dominé ont fait leur réapparition, au détriment des populations locales, dont la fierté et la dignité ont été mises de côté. [...] [D’où] le tourisme équitable. [...]
La Charte du Tourisme Équitable comprend notamment le partenariat avec les communautés d’accueil, le développement local, la transparence financière, et des voyageurs responsables : « Quand il opte pour cette forme de tourisme, le voyageur devient un consommateur responsable qui a conscience que son attitude et ses actes peuvent être pour les populations d’accueil autant un facteur de développement qu’un élément déstabilisateur. » « Le voyageur s’engage à se garder de toute intervention [...] En particulier il s’interdit tout don. »
Le dossier Photo répond à des « questions existentielles » : « Dans certaines régions musulmanes, ne photographiez pas de femme portant le voile. [...] Autre exemple d’interdit : les lieux dits fady (tabou) à Madagascar. Enfreindre cet interdit peut être source d’ennuis. Certaines personnes, comme beaucoup d’Indiens d’Amérique du Sud qui pensent qu’on leur vole leur âme, n’aiment pas du tout être photographiées. Ne les agressez pas. De manière générale, c’est toujours mieux de demander à une personne si l’on peut la photographier. Imaginez-vous à sa place ! [...] Le tourisme a des conséquences malheureuses : il n’est pas rare, dans les pays pauvres, de se voir demander la pièce en échange d’un cliché. Mieux vaut ne pas encourager ce genre de pratiques. Mais si vous acceptez, ne donnez la pièce qu’une fois la photo en boîte. »
La « Charte du Tourisme Équitable » ne convainc pas sur ce point : elle tente d’encadrer l’économie du tourisme, mais on n’y trouve quasi rien sur le rapport humain, si ce n’est l’idée de ne pas donner de l’argent à tort et à travers. Quant au dossier photo du Routard, il fait la morale (n’encouragez pas ce genre de pratiques !) tout en donnant la petite astuce minable pour ne pas se faire arnaquer.
CONCLUSION
...............................Souvent, revient cette phrase : « Imaginez-vous à leur place. » Mais de fait, personne ne peut s’imaginer à leur place, pas même la petite grand-mère du village provençal envahi de hordes de touristes en plein été. Parce qu’au plus fort de l’affluence touristique, dans la plupart des cas, il reste une possibilité de se défendre par la langue, par la similitude globale de la richesse (monétaire) des parties en présence, par la similitude culturelle. Le choc pour un Massaï de voir chaque jour des bus déverser des gens qui viennent observer sa vie quotidienne comme ils observent les lions et les éléphants, non, on ne l’imagine pas. Alors, à chaque fois, les guides utilisent ce terme : « paradoxalement ».
Paradoxalement, on détruit leur mode de vie qui nous fait rêver, mais paradoxalement on y va quand même, en passant, pour voir, comme on visiterait la Croatie ou l’Islande. Pourquoi ? Parce qu’on ne peut pas s’en empêcher. Parce qu’au fond, ce ne sont pas nos égaux.
Lorsque le Routard évoque la question de la photo des Indiens, l’auteur rappelle qu’ils « pensent qu’on leur vole leur âme »... une superstition exotique. L’ONG Survival mène d’ailleurs une campagne sur ce thème, à l’intérieur des guides ; on y voit une photo d’Indien, et la phrase : « Il croit qu’on lui vole son âme. Et si c’était vrai ? »
Quand bien même ce serait faux : pourquoi ne vient-il à aucun guide de voyage l’idée de dénoncer ouvertement la photographie de ces peuples, au nom du principe selon lequel les individus quels qu’ils soient ne doivent pas être traités comme des choses ? Chaque voyageur est responsable, et chaque éditeur de guide l’est aussi, bien au-delà de ce qu’ils en disent : car si ce n’est pas celui qui voyage ou celui qui favorise le voyage qui est responsable, alors c’est qui ? En filigrane, il y a presque cette réponse : ce sont eux qui sont responsables. D’être si différents, et de nous tenter. Il fut un temps (pas si lointain) où l’on exhibait les hommes « sauvages » dans des zoos, pour le plus grand plaisir des foules qui s’y pressaient en grand nombre. Pas si lointain ? Les « villages nègres », où des hommes exotiques étaient exposés dans les enclos du Jardin d’Acclimatation de Paris, c’était entre 1877 et 1912. C’était en 1931, à l’Exposition coloniale internationale de Vincennes. C’était en 1994, « Safari Parc », un « village africain » en Bretagne. C’était à Augsburg en Allemagne, en 2005. Oui, en 2005 : « une visite au zoo bourrée de surprises : durant quatre jours, le parc zoologique d’Augsburg reconstitue un village africain. Ce sera une occasion unique de trouver regroupés des artisans ou des femmes faisant des tresses africaines (1). »
Le zoo s’est justifié face aux (quelques) attaques de la presse en parlant de « rencontre des cultures » — bien sûr. Dans le cas des zoos, ils viennent chez nous. Dans le cas du tourisme, on va chez eux. Le scandale est plus criant dans le premier cas, mais la logique inconsciente du visiteur occidental est la même : payer pour jouir du spectacle d’hommes exotiques. Le voyage est moins critiqué ; pire, le tourisme de masse est perçu comme un progrès. La « démocratisation » du voyage est appelée des vœux des rédacteurs des guides, comme si c’était la liberté suprême de payer moins cher son hôtel dans une réserve africaine. Toujours ce même paradoxe : on voudrait tout moins cher, on voudrait tout pouvoir (s’approcher des lions ou jouer dans un village massaï), et lorsque l’on entraperçoit les coûts humains que cela entraîne, on s’effraie, on se déclare non-coupable. Les industriels s’en lavent les mains en disant que c’est le public qui veut ça ; le public se disculpe en disant que ce sont les industriels qui lui font gober ça. La liberté de chacun (le public, les industriels, les États) de fixer des limites morales ou juridiques, personne n’en parle. Le Guide du Routard a lancé ce mois-ci une campagne de publicité où l’on voit un Massaï, face-à-face avec un routard : le face-à-face, synonyme d’égalité, de fraternité... Mais puisqu’ils sont nos égaux, où sont-ils, ces Massaïs qui nous mitraillent de photos à la terrasse de nos cafés ?
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ILL. — Sauvages amenés en France pour estre instruits dans la religion
catholique, qui furent baptisés en l’église de Saint Paul le dix-sept
juillet 1613, Pierre Firens, 1613, d’après un dessin de Joachim
Duviert, gravure sur cuivre, Bibliothèque nationale.
NOTES & BIBLIOGRAPHIE
1. Pascal Blanchard, Olivier
Barlet, article in Le Monde du 27 juin 2005 ; disponible sur
www.reseau-ipam.org .
- Nicolas Bancel, Pascal Blanchard, Sandrine
Lemaire, « Ces zoos humains de la République coloniale », in Le Monde
diplomatique, août 2000.
- Pascal Blanchard (dir.), Les zoos
humains. De la Vénus hottentote aux reality shows, La Découverte, 2002.