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L’hiver était long, quoi...

L’hiver était long, quoi...

L'hiver était long, quoi...
Mis en ligne le lundi 30 avril 2007 ; mis à jour le lundi 10 septembre 2007.

Publié dans le numéro I (avril 2007)

Pierre, 64 ans, agent recenseur.

L’hiver était long quoi, je m’ennuyais un peu, les journées étaient longues, en solitude, parce que ma femme travaille encore, et bon ben voilà... c’est quelque chose qui me force à me booster. Moi j’aime bien Paris, c’est souvent que je prends ma moto et je vais manger dans un petit restaurant grec ou je vais faire un tour de bateaux-mouches. Et quand on est en retraite on voit Paris sous un œil touristique tel que vous l’aviez jamais vu au temps où vous travailliez... mais là, c’est l’envers du décor.

Vous voyez de tout et de n’importe quoi et dans tous les sens. Moi personnellement c’est un enrichissement personnel parce qu’on n’imagine pas tout ce qui peut y avoir dans Paris comme misère, comme richesse aussi. Quand vous êtes dans une pièce où y a des lits à étages et que vous êtes assis sur le lit du bas en train d’écrire sur vos genoux, ouais, vous êtes pas très très à l’aise. Bon y en a qui sont pas SDF mais que la qualité de vie elle est pas terrible non plus. Ça c’est des choses qu’on sait pas forcément que ça existe, et puis quand on les voit, c’est y a l’ambiance, y a l’odeur... Je trouve que je suis plus près des choses pour les avoir ressenties presque tactilement, d’avoir été plongé dedans c’est pas pareil que si on voit un documentaire. Et curieusement des fois dans des endroits infâmes vous êtes choyé. Et l’inverse aussi des appartements de 150m2, avec de la dorure partout où les gens vous font revenir quatre cinq fois, qui vous laissent en plan dans l’entrée et puis vous écrivez sur vos genoux, ça aussi ça existe. Vous sortez de là-dedans vous vous dites quelle chienne celle-là, et toujours avec le sourire, et merci et merci de votre accueil.

Quand vous êtes passé, vous avez laissé un avis de passage. Donc la personne lambda va me téléphoner, et là il faut que je sois, je dirais pas insolent, mais faut que je coupe la parole à la personne en lui disant : Ah ben madame, quelle adresse ? ah oui, merci, non non, quel escalier ? non, quel étage ? quelle porte ? votre nom ? combien de personnes ? Elle a pas encore pu s’exprimer qu’elle a déjà eu l’impression d’être soumise à un interrogatoire assez serré, et ça souvent ça met mal à l’aise. Bon ben à force j’ai trouvé certaines astuces : faut avoir un débit assez conséquent de façon à pas trop lui laisser le temps de réfléchir quoi. Je pense que j’ai un timbre de voix aussi qui est peut-être en ma faveur, ça j’y peux rien, on a le timbre de voix qu’on a. Parce que sinon, une fois que les gens commencent à dire non, c’est fini quoi.

La première semaine c’est très bien, c’est le contact avec les gens, c’est merveilleux, ça marche. Au début je vais rencontrer quelques retraités, quelques petites mémés toutes seules, mais après la meilleure période ça va être entre six heures et demie et huit heures, et donc là il faut que j’aille vite, c’est pas seulement pour pas embêter les gens, mais c’est aussi mon intérêt à moi d’en faire le maximum dans l’horaire où j’ai le plus de chance de rencontrer des gens. La deuxième semaine dans la même cage d’escalier au lieu de faire douze logements vous allez en faire six. Et puis les trois semaines qui restent, vous allez monter chaque jour pour en faire quatre autres, et puis après y a ceux que vous aurez jamais, et là-dedans y a forcément ben tous les gens qui vous sont agressifs, donc les gens qui vraiment se fichent de vous quoi. Donc ça c’est des cas désespérés. C’est les 7% d’irréductibles que vous aurez jamais.

Ça se complique beaucoup plus quand vous arrivez dans les sixièmes et septièmes étages, ça peut être des débarras, des toilettes... Mais si y a pas écrit WC, vous allez repasser vingt fois et vingt fois vous allez mettre des avis de passage, bon je dis vingt fois, mais à six ou sept ça commence à faire beaucoup. Et puis dans les chambres de bonne là, vous trouvez pas mal de gens qui sont plus ou moins sans papiers ou plus ou moins... alors vous pensez que des questionnaires comme qu’est-ce que vous faites ?, où vous travaillez ? là ils aiment pas du tout quoi, donc... ils ouvrent pas ou... y en a qui vous déchirent votre papier, foutez-moi le camp... C’est-à-dire qu’y a beaucoup de gens, quand ils ont ce réflexe de se sentir fliqués... c’est la porte close, y a plus de possibilité de rien faire. Et ça je peux pas dire c’est telle couche ou telle couche sociale, c’est tout le monde. Quelque part c’est blessant. Moi, dans notre formation on nous dit on nous jure que c’est absolument pas du flicage, donc, je suppose que oui... l’INSEE y a pas de recoupements avec les impôts ou avec la police ou avec quelque chose comme ça. Mais que voulez-vous répondre aux gens quand ils vous disent ça ? Bon moi je suis là pour essayer de remplir des fiches, mais je vais pas me battre avec les gens, y a des gens qui veulent pas dire leur nom, ben ils disent pas leur nom. Ça c’est la conviction des gens.

Sur les avis de passage, c’est mon numéro de téléphone à moi, c’est chez moi. C’est le bazar chez moi parce que des petits mots y en a dans tous les coins, j’ai des post-it collés partout, c’est très envahissant. Mais ou je veux y arriver ou je veux pas y arriver. D’autant plus que ma femme fait la même chose. On se raconte nos misères, nos mésaventures, les choses auxquelles on croyait pas, ceux qu’on se disait ben celui-là on l’aura jamais, et puis miracle on l’a eu. Mais moi ça me saoule d’en parler parce que y a un moment où je suis à saturation, faudrait que j’arrête. Ce qu’y a je suis trop pitbull, je veux trop réussir, moi mon truc quand je travaille c’est les bulletins les bulletins les bulletins, combien j’en ramène ce soir, combien il m’en reste quoi. À partir du moment où je suis dans les starting blocks... ma petite satisfaction c’est d’emmener mon truc au bout.

J’ai tout un tas de courbatures que j’arrive plus à me débarrasser. Là c’est très fatigant physiquement. Je résiste jusqu’à onze heures du soir parce que j’attends les coups de fil. Mais après boum. Moi qui fais du bateau, c’est pas toujours confortable, ben c’est aussi un prolongement de soi-même, c’est dur aussi, bon ben ça aussi c’est dur. Et puis c’est bien aussi pour moi parce que c’est une sorte de travail et puis dans le travail tout n’est pas forcément agréable, donc voilà, c’est aussi se retremper un peu dans la vie.

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