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Tourner autour du pot

Tourner autour du pot

Tourner autour du pot
Mis en ligne le lundi 5 novembre 2007.

Publié dans le numéro V (septembre 2007)

Les quotidiens, comme chacun a pu en faire l’expérience, sont particulièrement denses les mois d’été. La taille des jupes se réduit en même temps que la pagination, mais les esprits chauffent, et la teneur intellectuelle des propos étourdit. L’un des sommets semble atteint avec l’interview de Jean-Michel Raynaud, l’homme aux mille pots de fleur, dans Libération du 4 août.

Petite fable de l’Artiste et du Journaliste. Jean-Michel Raynaud est cet artiste qui installe des pots de fleur de toutes les tailles (mais souvent géants) dans des lieux comme des musées, des centres d’art contemporains, ou la piazza Beaubourg. Au lieu d’analyser ses réponses - qui n’ont pas dû varier en 46 ans de pratique -, on a choisi de se pencher sur les questions. Le contenant, plutôt que le contenu.


« Le pot de fleurs est une forme que j’ai toujours réussi à faire vivre »

Jean-Pierre Raynaud accomplit un jour de 1962 un « geste radical » et salvateur en remplissant un pot de fleurs avec du ciment. Cet ancien horticulteur aura marqué par son appropriation du pot de terre un objet qu’il conçoit surdimensionné et coloré. Son vocabulaire plastique, violent et personnel, le hisse parmi les incontournables de la scène artistique contemporaine.


Comment le pot de fleur est-il arrivé dans votre travail ?

Depuis, vous avez toujours continué à faire des pots.

Et pourquoi, pendant très longtemps, n’avez-vous fait que des pots rouges ?

Vous venez même de faire des pots fluo.

Parallèlement au pot, il y a également eu le drapeau.

Le fait de travailler avec des drapeaux n’a jamais été un geste politique ?

Vous en avez récemment terminé avec les drapeaux. Pourquoi ?

[Chapo et questions de l’interview dans Libération, 4 août 2007.]



Comment le pot de fleur est-il arrivé dans votre travail ?

Retour aux sources. La question a, d’emblée, une dimension autobiographique et psychanalytique, que sous-tend tout acte artistique digne de ce nom. Le pot de fleur est sujet, personnifié. C’est lui le héros de l’histoire. La rencontre avec le pot de fleur a cette dimension de violence et d’irruption. L’Artiste ne l’a pas choisi, il s’est imposé. On se souvient, même approximativement, de l’à-peu-près définition du roman donnée par Raymond Queneau : « N’importe qui peut pousser devant lui comme un troupeau d’oies un nombre indéterminé de personnages, et lui faire tomber un pot de fleur sur la tête »... Le « pot de fleur » (fleur au singulier), c’est-à-dire vide, et peint, est préféré au « pot de fleurs », plein. C’est bien l’objet détourné de sa fonction première, sociale, évidente, qui est ici visé. Le pot de terre sans terre. Le pot bouché. Un certain côté Attila : là où l’Artiste a passé, les fleurs ne repousseront plus. L’origine du mot (« pot »), elle, est plus obscure. « Pot » viendrait du préceltique pott, qui a donné le même mot (« pot ») en allemand et en néerlandais. Rien à voir avec le grec potos (« boisson »). En français, le même mot a aussi donné « potage » et « potasse ».

Nul n’ignore le travestissement psychanalytique que Jean Tardieu fit de sa propre pièce, dans Un pot pour un autre. Le pot est riche de significations sans nombre, et c’était bien le devoir d’un artiste que de travailler un tel matériau. Le pot, en effet, c’est d’abord la polysémie. Le pot de chambre, sur lequel l’Artiste faisait ses premières sculptures, le pot de peinture, que l’Artiste a vidé pour pouvoir repeindre, les petits pots, à la gamme de parfums infinie, et surtout le fondement de tout : le popotin (« Magne-toi le pot de finir cette revue de presse »)... En outre, comme son nom l’indique, le « pot » est gage de chance et de succès dans la vie. Mais le pot, c’est surtout l’homonymie. [po], c’est, psychanalytiquement, le voyage (Pô), l’aventure (E. Poe), le sexe (peau)... Comment ne pas rêver, jeune homme, de traverser des rivières, de dépasser les poètes, et d’avoir des corps de rêve pendus à son cou ? Le Journaliste tentera au cours de l’interview de placer tous les jeux de mots possibles et imaginables (voir questions 2 et 3 ; il faut dire que la terre cuite est d’une lourdeur proverbiale : Alphonse Allais ne disait-il pas : « Mieux vaut manger des pommes de terre cuites que des pommes en terre cuite » ?), ne les abandonnant, à regret, que pour rimer.


Depuis, vous avez toujours continué à faire des pots. 

L’entretien se poursuit sur un ton informel. La dialectique Fascination/Familiarité. Le Journaliste pose extrêmement peu de questions ouvertes (du type « Comment ? » ou « Pourquoi ? »), privilégiant des formules qui n’appellent qu’un oui/non. À l’image des pots, l’interview est cimentée. Effet, peut-être, de la déception perceptible chez le Journaliste. L’expression « faire des pots », en tout cas, lui plaît. Il l’utilise trois fois de suite. Mais elle cèle mal une des lacunes de l’interview : on ne saura pas à l’issue de celle-ci si l’Artiste sculpte les pots, fabrique sa peinture, peint lui-même les objets, ou s’il se contente de concevoir le tout. Ensuite, elle en dit long sur l’opinion qu’a le Journaliste du travail de l’Artiste. Celui-ci « fait son pot » comme il ferait son rot. Il rythme son parcours de pots, de toutes tailles et de toutes couleurs, mais toujours de la même forme, et dans la même position (à la différence des sceaux utilisés pour faire des châteaux de sable, les pots sont debout. Pas de chance qu’ils se renversent ou se vident. Le pot, ou l’esthétique de la constipation).

 

Et pourquoi, pendant très longtemps, n’avez-vous fait que des pots rouges ? 

Ce « Et ? » enfantin introduit un suspense, relance l’intérêt, c’est un assaut presque dramatique donné à l’interviewé. L’Artiste a-t-il des problèmes de pots ? Je vois ici des hématomes, des colorations suspectes, des marques : en un mot, des rougeurs. Le Journaliste, qui s’intéresse aussi à la santé, s’inquiète. Par ailleurs, le Journaliste, qui se passionne pour les westerns, sonde l’artiste sur ses rêves d’enfant, et leur pourquoi : cow-boy ou indien ? En quoi ces apaches, qui se promènent tout nus avec des plumes et un carquois, ont-ils influencé la vision de l’Artiste et amené celui-ci à scalper des fleurs ? Sur un plan plus politique, le journaliste est frappé par la similitude du parcours entre la personne qu’il interviewe et les fondateurs du journal qui l’emploie : ces frères d’armes ont eu une jeunesse révolutionnaire prolongée. L’Artiste affiche tout haut la couleur de ses opinions. Le po, il est vrai, préside à la fois au poïein et au politikon  : il est synonyme d’engagement. C’est l’activité artistique engagée par excellence.


Vous venez même de faire des pots fluo. 

L’étonnement du journaliste n’a plus de bornes. On sent une pointe de curiosité pour les recherches scientifiques, les techniques utilisées, la mise au point des tons, et le regret que les pots ne soient pas un accessoire de mode qu’on puisse arborer sur une partie x de son individu. Les variations chromatiques à l’infini sont un signe d’universalité. Et le fluo, un signe de modernité. Le mélange de couleurs irradie ; le métissage est la voie du salut ! La forme des pots, objets standardisés infiniment reproductibles, est, tout comme l’adjectif « fluo », invariable : mais l’œuvre, elle, est infinie. L’Art plus fort que la Grammaire ! L’accumulation de fluo doit produire du flou.


Parallèlement au pot, il y a également eu le drapeau.

« Toujours », « pendant très longtemps », « vous venez de », « parallèlement »... Le Journaliste crée, ou restitue, une temporalité. Derrière l’apparente monotonie du pot de fleurs se cache un itinéraire complexe. Trop complexe, d’ailleurs, pour qu’on nous le décrive. Témoin ce drapeau performatif : qu’importe de savoir ce que l’Artiste fait au drapeau, puisque seul compte le mot, et l’accumulation des mots. Dire le mot, c’est montrer la chose, c’est décrire l’œuvre et son processus. Dans la longue cohorte des objets travaillés par l’Artiste (car l’Artiste a aussi aligné des séries de sens interdits, de lits, de valises, de cercueils et de croix de cimetière, et travaillé pendant des années avec des carreaux de céramique), le Journaliste n’en retient que deux. I : le pot. II : le drapeau. Manière de mettre en valeur la cohérence du travail de l’Artiste : du pot au drapeau, il y a une rime intérieure, comme si toute l’œuvre était un poème.


Le fait de travailler avec des drapeaux n’a jamais été un geste politique ? 

C’est à la cinquième question que le Journaliste comprend que l’Artiste détourne les couleurs et les objets de leur signification immédiate, ne les considérant, justement, que comme des objets, avec leurs connotations, leurs pleins et leurs vides...


Vous en avez récemment terminé avec les drapeaux. Pourquoi  ? 

Ainsi notre artiste en a terminé avec les drapeaux. Les drapeaux, c’est fini, closed. Oublié. Rayés de la carte, les drapeaux. En creux, on croit comprendre que les pots, eux, ont un avenir florissant. Pourquoi ? Pourquoi cet abandon des drapeaux ? On laissera le lecteur sur cette interrogation fondamentale. Pourquoi ? Répondez en 320 signes, les journaux ont peu de place. Et l’on pensera très fort à cette Américaine qui avait écrit en 1922 à un célèbre écrivain : « Cher Marcel Proust... dites-moi en deux lignes ce que vous avez voulu dire. » Si tant est que Jean-Michel Raynaud puisse être assimilé à Proust, ce qui est une autre affaire.

 

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