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Publié dans le
numéro VI (octobre-novembre 2007)
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PHOTOGRAPHIES................ Paula Rodriguez & archives Danilo Bahamondes, reproduites avec l’aimable autorisation des éditions SUR (Santiago, Chili).
Un papelógrafo : un rouleau de papier d’environ un mètre de hauteur et de longueur variable selon l’inscription. Un message écrit en noir sur fond blanc. Une signature : une étoile noire au bout du message, au bas de laquelle figure le nom de la brigade [1]. Une calligraphie, toujours la même d’un message à l’autre, suffisamment grande pour que les papelógrafos soient lisibles de très loin [2]. Des messages qui se distinguent d’emblée par le style de leur contenu. Autant de caractéristiques de la brigada Chacón, l’une des « brigades murales » (cf. encadré) les plus célèbres du Chili.
La brigade Juan Chacón Corona [3], dite « la Chacón », naît en 1989 au sein du parti communiste chilien. Elle apparaît dans le contexte politique du plébiscite de 1988 [4] et des élections présidentielles de 1989, qui mettent officiellement fin à la dictature de la junte militaire [5]. La figure emblématique de la brigade Chacón est Danilo Bahamondes [6]. Il sera chargé de la brigade entre 1989 et 1997, date à laquelle un différend avec le comité central l’amène à quitter le Parti. À partir de cette annéelà, il existe deux brigades Chacón : l’officielle, celle du PC, et celle que Danilo Bahamondes dirige en franc-tireur.
ILL. — Ahora los libros no los prohibe un ministro... sino los prescios...El aire de Santiago es pura mierda !... y encima lo creman...Don Sata... ! pasese por la raja la ley de amnistia... Sieur
Satan ! la loi d’amnistie vous pouvez vous torcher avec... Message de
1998-1999, faisant référence à l’arrestation de Pinochet à Londres, «
Don Sata » qualifiant ce dernier. | Don Sata... ! ¿ y los secuaces cuando ? Sieur Satan ! Et vos complices, c’est pour quand ? Message de 1998-1999, s’adressant lui aussi à Pinochet, après son arrestation.
Le plus souvent, c’est Danilo Bahamondes qui prend en charge le tracé et le remplissage des lettres, parfois assisté par l’un des membres de la brigade. Une fois les lettres séchées, leó papier est enroulé. À l’extérieur du rouleau, on précise le contenu du message et le lieu où aura lieu le collage. Le collage se passe à la tombée de la nuit. Le nombre des présents peut varier d’un soir à l’autre — ils sont une dizaine au début des années 1990. Deux ou trois véhicules sont mobilisés. En une soirée, environ dix papelógrafos sont disposés sur les murs de Santiago. Une fois rendus sur le lieu d’un collage, il faut agir très vite pour échapper à la vigilance des policiers. Deux ou trois brigadistes sont chargés de guetter. Au niveau du mur, certains préparent la surface, retirant des débris éventuels, des affiches en partie décollées. Un autre passe la colle. Dès qu’un ou deux mètres sont encollés, le reste de la brigade se met en mouvement : pendant que l’un tient l’extrémité du papelógrafo, un autre le déroule, et tous les autres passent leurs mains dessus, afin de lisser le papier. L’ensemble de l’opération est très rapide — environ deux minutes.
Où colle-t-on ? Il y a les murs réguliers. Ceux dont on sait qu’ils seront disponibles et que Danilo Bahamondes a choisis en fonction du nombre de gens susceptibles de transiter à cet endroit. Il y a également des murs mobilisés ponctuellement, en fonction des chantiers de la ville et des parois disposées pour protéger lesdits chantiers. Au centre de Santiago, au moins quatre papelógrafos sont collés sur les murs de l’Alameda, l’avenue principale de la capitale ; un autre directement sur la « Panaméricaine », la route qui traverse le pays du nord au sud et dont les murets sont visibles par les automobilistes et les passagers du métro. La brigade agit dans plusieurs quartiers, un jour par semaine. Chaque quartier a son jour. D’une semaine sur l’autre les papelógrafos sont remplacés. À quelques exception près, les nouveaux papelógrafos sont toujours disposés au même endroit — de sorte qu’ils génèrent une attente chez les habitants de Santiago.
ILL. — Brigadiste de la Chacón au travail, après
1997. Photos Paula Rodriguez.| No hay mal que dure cien años... II n’y
a pas de mal qui dure plus de cent ans... Message de 1998 ou 1999, en
référence à l’impunité au Chili et à la perspective d’un jugement de
Pinochet. Cette phrase proverbiale appelle une suite : ni huevón que lo
resista... La suite muette du message écrit est donc : ...ni de couillon
qui y résiste ! | Fuerza don Sata... ! la contienda es desigual...
Courage Sieur Satan ! le combat est inégal ! Message de 1999,
probablement après le retour de Pinochet au Chili, lorsque son jugement
était encore considéré comme possible. Le message sous-entend que
Pinochet a encore des chances de s’en sortir — ce qui sera le cas,
puisque la Cour suprême déclarera qu’il ne peut être soumis à un
procès, pour raisons de santé. | Que los nuevos tiempos... no
privaticen nuestros sueños Que les temps nouveaux... ne privatisent pas
nos rêves. Message de 1994-1995, référence à la politique néolibérale
de la Concertation.
Si les messages de la Chacón sont aisément reconnaissables à leur support, ils se distinguent aussi par leur style. Que dit la Chacón ? Il y a les messages conjoncturels, étroitement liés à la vie politique chilienne et internationale, et les autres, réflexions plus générales sur ce que devrait être la politique, la démocratie, la justice, l’économie. Et si la brigade accompagne les campagnes électorales diverses du P. C. chilien, sa fonction n’est pas réductible à la propagande politique. Ses messages peuvent être des questions, des sentences, des exhortations. Beaucoup accordent une large place à l’humour. La grande majorité des phrases sont en espagnol, mais il y en a eu aussi en français, en italien et en anglais, selon l’actualité commentée et les compétences linguistiques des brigadistes — qui signaient alors « Chacón polyglotte ».
Le tout premier message de la Chacón a été formulé dans le cadre de l’affaire dite « des raisins » : en mars 1989, on découvrait à Philadelphie qu’un chargement de fruits chiliens contenait du cyanure. L’embargo fut déclaré. Le ministre de l’Intérieur de l’époque, Cáceres, accusa ouvertement les communistes d’être à l’origine de l’empoisonnement. La Chacón écrivit alors sur les murs : Cáceres miente (« Cáceres ment »). Bien des messages ont suivi, attendus par les habitants de Santiago comme un salutaire contre-pouvoir (cf. le témoignage d’une brigadiste ).
Depuis la disparition de Danilo Bahamondes, la Chacón a évolué. La brigade continue cependant d’égrener ses messages sur les murs de Santiago. Ainsi à l’occasion de l’arrestation de Pinochet à Londres en 1998, de l’attente de son procès ou encore de la mort du dictateur en décembre 2006.
ENCADRÉ : L’ÉMERGENCE DES « BRIGADES MURALES »
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Apparues au cours des années 1960 [7], les « brigades murales » acquièrent une forte visibilité à l’occasion de la campagne présidentielle de 1970. L’idée est simple : écrire et peindre sur les murs des villes afin de s’adresser au plus grand nombre. Les brigades sont alors affiliées à des partis politiques et constituées de militants, jeunes pour la plupart. Si l’ensemble du spectre politique chilien se dote bientôt de sa brigade, l’émergence du travail muraliste reste intimement associée à la gauche chilienne. Durant la dernière campagne électorale de Salvador Allende pour la présidence, en 1970, et durant le gouvernement de l’Unité populaire (1970-1973), les murs de Santiago sont investis.
ILL. — fresque récente de la BRP, 2007. |
brigadiste de la Chacón au travail ; derrière lui, une fresque sur
Salvador Allende. 1999-2000.
La concurrence entre brigades, notamment entre celle des jeunesses communistes (Brigada Ramona Parra [8], ou BRP) et celle des jeunesses socialistes (Brigada Elmo Catalán [9], ou BEC), est certes affaire de propagande. Mais la concurrence n’est pas que politique. Les brigades rivalisent également en innovant dans le tracé, la complexité des figures, l’usage des couleurs. L’image qu’elles présentent aux passants les identifie tout autant que les messages véhiculés et que leur signature. Ainsi, chemin faisant, les brigades ouvrent-elles un espace d’expression artistique, étroitement lié à la vie politique mais suscitant, au-delà, l’attention et l’intervention ponctuelle d’artistes reconnus — ainsi le peintre Roberto Matta [10].
C’est sur cette dimension artistique que s’est en partie bâtie la renommée de la BRP cf. ill.. La BRP était également réputée pour sa rapidité d’exécution. Rapidité liée, entre 1968 et 1970 (i.e. entre la création de la brigade et l’élection d’Allende) à une nécessité : il fallait travailler vite pour échapper à la surveillance de la police. Dans un premier temps, les messages peints étaient conçus à l’avance, destinés à un lieu précis. Au sein de la brigade, il y avait des « traceurs » chargés du contour des lettres et des « remplisseurs » chargés d’en colorier l’intérieur ; chaque brigadiste ayant sa couleur. Deux traceurs se plaçaient aux extrémités du mur choisi pour peindre de l’extérieur vers l’intérieur. Les premières lettres étant tracées, le remplissage commençait. Sur un mur de deux mètres de haut et de trente mètres de long, la BRP écrivit un jour « Avec Allende nous vaincrons ». L’opération prit deux minutes et demie. Sous le gouvernement de l’Unité populaire d’Allende, cette forme d’expression politique et artistique fut sollicitée par les nouvelles autorités. Des fresques entières furent alors conçues, dont l’une, peinte sur les rives du fleuve Mapocho à Santiago, et qui racontait l’histoire du mouvement ouvrier chilien, est restée célèbre [11].
Après le coup d’État du 11 septembre 1973, tous les partis politiques furent proscrits, les brigades interdites et leurs membres poursuivis. On entreprit d’effacer chaque peinture effectuée : des réalisations de cette première période des brigades murales, il ne resta rien. Puis, au carrefour des années 1980 et à la faveur de la réorganisation d’une opposition politique complexe [12], les peintures murales refirent surface. Sur les murs, les images renvoyaient désormais à l’histoire de la dictature, au coup d’État, aux crimes commis. On y voyait les visages des morts et des disparus. Depuis, les brigades se sont multipliées. Elles admettent aujourd’hui des sujets très variés et ne sont pas nécessairement liées à des partis politiques. Une des brigades apparues à la fin des années 1980 choisit de ne plus mettre en images ses messages, mais de s’en tenir aux mots seuls, comme dans la première période : la brigade Juan Chacón Corona.
BIBLIOGRAPHIE .... A. Sandoval, Palabras escritas en un muro. El caso de la brigada Chacón, Ediciones Sur, Santiago (Chili), 2001. En partie disponible sur ww.sitiosur.cl C’est l’ouvrage pionnier sur l’histoire de la brigade Chacón.
Témoignage :
Alfonsina, brigadiste à la Chacón en 1991.
« IL Y AVAIT UN STYLE CHACÓN »
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En 1991, il devait avoir une quarantaine d’années. Si j’examine mes propres souvenirs, je dirais que c’était un homme inventif, souvent irrévérencieux, irréductible. C’est aussi ce que transmettaient les messages de la Chacón en ce début des années 1990, et ce n’était pas rien.
Je ne peux pas me prononcer pour les autres, mais je me souviens de ce retour au Chili et des années 1990 en général comme d’une période de grande tristesse. Je sentais que tous mentaient. Les hommes politiques, les journalistes, les professeurs au lycée puis à l’université, et même, l’homme de la rue. Le président de la République était alors Patricio Aylwin, démocrate-chrétien. Il était celui qui avait soutenu le coup d’État de 1973 et son repentir tardif ne changeait rien à l’affaire. C’était l’époque où les anciennes autorités de la dictature pouvaient s’exprimer en toute impunité et dire que telle chose n’avait pas eu lieu. Ce fût le cas de Contreras notamment. L’ancien directeur de la police secrète, la DINA. Dans une de ses déclarations, il avait nié les prisons secrètes, la torture et les disparus. À l’entendre, on avait rêvé. L’histoire chilienne de 1973 à nos jours était un cauchemar, rien de plus. [...] Dans ce contexte, le travail de la Chacón prenait du sens. Sans négliger le caractère novateur de la technique, son aspect esthétique aussi, car ces lettres immenses habitaient les murs de la ville et sont devenues caractéristiques d’un certain paysage urbain, l’aspect central était donné par la composante politique. Du fait même de coller directement sur les murs, ce qu’on contestait, c’était le monopole de la prise de parole. Dans une société où les médias appartiennent aux classes dominantes, où ils soutiennent la politique de l’autruche, et où l’hypocrisie fait rage, écrire sur un mur des phrases qu’aucun journal n’accepterait de publier, sauf ceux d’extrême gauche que presque personne ne lit, c’était un geste hautement politique. Un geste entrepris par les bases. L’écriture sur les murs ce n’était pas l’affaire des élites, pas mêmes des élites communistes. Les brigadistes ne sortaient pas de la Sorbonne. À ce propos, il y a une anecdote. J’entamais à l’époque des études universitaires. Au sein de mon cursus, on devait suivre des cours d’économie. Je les séchais avec assiduité pour m’en aller à l’atelier peindre les papelógrafos avec Danilo. Un jour, il m’a demandé ce que je faisais comme études : « Histoire. — Histoire ? C’est bien. Vous serez une chômeuse cultivée. »
[...] La plupart des messages étaient l’œuvre de Danilo. Il était pourtant preneur de toutes les bonnes idées. Seulement, de bonnes idées, nous n’en avions pas tous les jours, alors que lui, il était prolifique. Indiscutablement, le fait que Danilo ait été le chef de la brigade, sa principale autorité, même si le mot autorité aurait fait rire le bonhomme, donnait le ton. Il avait une manière bien à lui de penser les écrits, de les élaborer, et maniait l’ironie comme personne. Les expressions utilisées étaient quelque peu codifiées et avaient souvent recours à l’argot. Il y avait un « style Chacón ». Parmi les messages, ma préférence allait à ceux qui revendiquaient le mot politique. Là encore, c’était important à cause de la déroute. Les hommes politiques professionnels étaient les otages des militaires. Beaucoup d’entre eux étaient pris du syndrome de Stockholm. L’extrême gauche n’était plus une force politique significative. Chez les jeunes, cette déroute était aussi visible. Bien sûr, tous les partis avaient leurs « jeunesses », à gauche, à droite, et au centre. Mais, d’autres jeunes ne savaient pas toujours où s’immiscer. Sans trop généraliser, j’ai tendance à penser que ma génération — j’entends par là, les « enfants » de l’Unité populaire — a été caractérisée par le très grand respect qu’on éprouvait pour les « vieux ».
Car ces vieux, nos parents, constituaient un exemple. Un exemple que l’on ne savait pas toujours comment suivre dans le contexte politique auquel nous avions affaire. Cela peut sembler naïf, mais il s’est trouvé des jeunes pour choisir la lutte armée dans les années 1990. Certains, parmi les plus âgés, et qu’on appelle « la génération des années 1980 », avaient assumé des fonctions politiques. Mais, les jeunes des années 1990 (que, de fait, on n’a pas appelé la « génération des années 1990 », c’est une génération sans nom particulier) avançaient dans le noir, et il n’était pas du tout clair que cette chose politique, que l’on pouvait observer à travers les médias, ait un quelconque lien avec ce qu’avait été la politique du temps de nos parents. Alors, quand la Chacón écrivit sur les murs « Que les nouveaux temps... ne privatisent pas nos rêves », je me suis sentie pleinement concernée. Pourtant, à côté de ce sentiment de fierté, la Chacón était aussi l’objet de critiques. Parfois, elles étaient d’ordre disciplinaire. Les dirigeants du parti communiste n’étaient pas informés au préalable des messages qu’on allait coller. Or, la Chacón était clairement identifiée par le public comme étant du PC. Ce qu’elle était effectivement mais de manière bien moins organique qu’on n’aurait pu le penser. De telle sorte qu’il y avait parfois des divergences sur l’opportunité de tel ou tel message. [...] Et du temps où elle était communiste, ce qu’on nous contestait également c’était quelque chose comme un manque de tenue. Les bouteilles de Pisco étaient parfois de la partie. C’était le propre de quelques camarades, pas de tous, de quelques-uns. Personnellement, je n’ai jamais rien trouvé à redire. La seule question importante pour moi c’était « Le travail est-il fait ? Oui ? Non ? » Oui, il l’était. Certains camarades de la Chacón aimaient le pisco, le foot et les séries télévisées, surtout une série brésilienne qui passait à l’époque, il y avait une actrice très belle dans ce téléfilm. Autrement dit, ces camarades de la Chacón étaient comme 90% des Chiliens. Ils faisaient en plus de la politique, à leur manière, certes. Mais aux yeux d’autres militants, peut-être plus orthodoxes, ils n’étaient pas des militants comme les autres. Selon les occasions, on les présentait comme des pionniers, des braves, ou comme des militants de second ordre. Puis, il y avait cette image de la brigade « groupe de choc ». En ce sens que les militants n’étaient pas des intellectuels et qu’ils étaient parfois prompts à la bagarre. La brigade était un groupe de choc. Dans un sens noble. Elle innovait tous les jours et elle assumait parfois d’autres tâches que les siennes dont beaucoup se félicitaient. C’est un militant de la Chacón, dit le Loup-garou, qui le 11 septembre 1992 a éteint la « Flamme de la liberté » instaurée par les militaires pour célébrer le coup d’État de 1973. Autre aspect qu’il est important de retenir c’est que le travail de la Chacón était un travail relationnel. Et ce à différents niveaux. Danilo rassemblait. Avoir la volonté d’être ensemble, après tant d’années de dispersion, c’était en soi un acte de force. Les jours de collage, on arrivait toujours en avance pour préparer le café et discuter de politique, mais aussi de tout autre chose, des soucis quotidiens, d’un livre qu’on avait lu, ébaucher un pas ou deux de salsa. Puis, à un autre niveau, il y avait la rue. C’est peut-être parce que j’avais longtemps vécu hors du Chili, le fait est que c’est auprès de la Chacón que j’ai compris qu’un pays, c’est fait de beaucoup de rues et de tout autant de murs. Ces murs m’appartenaient parce que j’en connaissais la surface, j’y avais posé mes mains, j’en avais retiré les clous. « Ce pays est aussi le nôtre. Nous avons notre mot à dire ». C’était ça, l’élan de la Chacón. Et puis, dans les rues, il y avait les passants. Peu à peu, les gens prenaient l’habitude. Coller sur les murs ces immenses rouleaux de papier, c’était devenu normal. Mais une fois — je n’ai assisté à ça qu’une seule fois —, les gens qui étaient là et qui attendaient le bus ont applaudi... Je n’ai plus aucune idée de ce qu’on avait collé à cet endroit, mais ils ont applaudi et ça nous a fait drôle. On ne cherchait pas à discuter avec les passants. On n’avait pas le temps. Il y avait toujours la possibilité de se faire arrêter, on agissait donc très vite. Mais ce petit échange a eu lieu au moins ce soir-là. Les autres échanges c’était avec la police et ils étaient moins sympathiques. Cela se finissait souvent en course. Sauf une fois. Un carabinier nous a interpellés. C’était l’un de ces carabiniers que nous appelions les « tortues ninjas » parce qu’ils étaient en moto et qu’ils portaient sous leur casque une sorte de cagoule verte. Le flic s’approche, nous demande ce que nous faisons là, nous expliquons. Le type lit ce qu’il y a sur le mur et là, il enlève le casque, la cagoule et nous dit : « Vous voyez, je vous montre mon visage, je suis d’accord avec ce que vous avez écrit ». On a été pris au dépourvu. C’était du jamais vu. [...] Les papelógrafos de la Chacón accrochaient. J’ai souvent entendu, dans les lieux les plus divers : « Tu as vu le dernier papelógrafo de la Chacón ? », comme on aurait dit : « Tu as lu l’article d’Untel ? ». J’ai aussi entendu de dures critiques à l’égard de certains messages et notamment à propos de la remise en question de la classe politique en tant que telle. Peu importe. L’objectif était de communiquer, d’interpeller, de faire parler, de générer des discussions. Cet objectif a été atteint. Quand je regarde aujourd’hui les nouveaux écrits sur les murs, mon sentiment est partagé. Peindre sur un mur, c’est une petite victoire. Il y a ce côté obstiné. Que les partis de droite se soient saisis de la technique ne change rien. Ça leur passera. Ça leur passe déjà. Reste la volonté de laisser une trace ; de donner son avis aussi, quand personne ne vous le demande. Mais je ne peux m’empêcher de traquer les murs. Je ne peux m’empêcher de chercher les mots de la Chacón que j’ai connue. C’est qu’il ne reste rien ou si peu.
ILL. — Danilo Bahamondes dans son atelier, devant un papelógrafo représentant Salvador Allende, 1999-2000.
[1] L’étoile était parfois rouge et jaune, notamment en période électorale. Elle est devenue bleue après 1997, date de la fin de la Chacón évoquée ici.
[2] Cette calligraphie a été réutilisée, depuis, par des groupes de gauche.
[3] Juan Chacón Corona (1896-1965), ouvrier d’origine paysanne, militant du parti communiste.
[4] Lors du plébiscite du 5 octobre 1988, le « Non » à la poursuite du gouvernement militaire du général Pinochet l’emporte avec 56% des voix.
[5] Juan Chacón Corona (1896-1965), ouvrier d’origine paysanne, militant du parti communiste.
[6] Danilo Bahamondes est mort en 2001. Il était l’un des fondateurs de la Brigada Ramona Parra.
[7] La première peinture murale de propagande politique fut peinte à Valparaiso, au Chili en 1963. C’était une peinture en faveur de la candidature présidentielle de Salvador Allende aux élections de 1964.
[8] Ramona Parra : jeune militante communiste morte aux mains de la police en 1946.
[9] Elmo Catalán : journaliste chilien, membre du ELN (Ejército de Liberación Nacional, Armée de Libération Nationale) section chilienne et du ELN bolivien, assassiné en Bolivie en 1970.
[10] Roberto Matta (1911-2002), peintre surréaliste chilien.
[11] En juin 1979, une violente remontée des eaux du fleuve Mapocho lava les différentes couches de peinture qui couvraient les murs : les restes de la fresque réapparurent en pleine dictature militaire. Des soldats furent chargés de repeindre les murs.
[12] Dans le milieu des années 1980, un dialogue s’instaura progressivement entre autorités militaires et forces d’opposition, d’abord réunies au sein d’une « Alliance démocratique », puis au sein de la « Concertation des partis politiques pour le Non » (référence au plébiscite de 1988), renommée « Concertation des partis politiques pour la démocratie » à l’occasion des élections présidentielles. Les principaux acteurs de cette opposition furent le Parti démocratechrétien et le Parti socialiste — farouches adversaires sous le gouvernement de l’Unité populaire.
Exemples de phrases murales..
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