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Publié dans le
numéro 28 (nov.-déc. 2008)
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Le Tigre est revenu, dans son volume 30, dans un article intitulé « Marc L. Genèse d’un buzz médiatique », sur l’emballement généré par ce « Portrait Google » .
Le Tigre rappelle par ailleurs que cet article de deux pages a été publié dans le volume 28 du Tigre qui comportait, par ailleurs, vingt pages d’un dossier consacré aux Rroms.
Bon annniversaire, Marc. Le 5 décembre 2008, tu fêteras tes vingt-neuf ans. Tu permets qu’on se tutoie, Marc ? Tu ne me connais pas, c’est vrai. Mais moi, je te connais très bien. C’est sur toi qu’est tombée la (mal)chance d’être le premier portrait Google du Tigre. Une rubrique toute simple : on prend un anonyme et on raconte sa vie grâce à toutes les traces qu’il a laissées, volontairement ou non sur Internet. Comment ça, un message se cache derrière l’idée de cette rubrique ? Évidemment : l’idée qu’on ne fait pas vraiment attention aux informations privées disponibles sur Internet, et que, une fois synthétisées, elles prennent soudain un relief inquiétant. Mais sache que j’ai plongé dans ta vie sans arrière-pensée : j’adore rencontrer des inconnus. Je préfère te prévenir : ce sera violemment impudique, à l’opposé de tout ce qu’on défend dans Le Tigre. Mais c’est pour la bonne cause ; et puis, après tout, c’est de ta faute : tu n’avais qu’à faire attention.
J’ai eu un peu peur, au début, d’avoir un problème de source. Pas par manque : par trop-plein. À cause des homonymes : il y a au moins cinq autres Marc L*** sur le site Copains d’avant. Mais tu n’y es pas : ce doit être une affaire de génération, à la fin des années 1990 et au début des années 2000, les gens s’inscrivaient massivement sur Copains d’avant et renseignait leur parcours scolaire, pour retrouver les copains du CM1. C’était avant Facebook. Ah, Facebook... Mais n’allons pas trop vite. Je t’ai rencontré, cher Marc, sur Flickr, cette immense banque d’images qui permet de partager ses photos avec ses amis (une fonction que Facebook s’est empressé de copier, soit dit en passant). Pour trouver un inconnu dont je ferai le portrait, j’ai tapé « voyage » avec l’idée de tomber directement sur un bon « client » comme disent les journalistes, puisque capable de poster ses photos de voyages. Je t’ai vite trouvé : il faut dire que tu aimes bien Flickr, où tu as posté plus de dix-sept mille photos en moins de deux ans. Forcément, j’avais des chances d’y trouver tes photos.
Alors, Marc. Belle gueule, les cheveux mi-longs, le visage fin et de grands yeux curieux. Je parle de la photo prise au Starbuck’s Café de Montréal, lors de ton voyage au Canada, avec Helena et Jose, le 5 août 2008. La soirée avait l’air sympa, comme d’ailleurs tout le week-end que vous avez passé à Vancouver. J’aime particulièrement cette série, parce que Jose a fait des photos, et ça me permet de te voir plus souvent. Vous avez loué un scooter, vous êtes allés au bord de la mer, mais vous ne vous êtes pas baignés, juste traîné sur la plage. En tout, tu as passé un mois au Canada. Au début tu étais seul, à l’hôtel Central, à Montréal (série de photos « autour de mon hôtel »). Tu étais là-bas pour le travail. Le travail ? Tu es assistant au « service d’architecture intérieur », dans un gros cabinet d’architectes, LBA, depuis septembre dernier (Facebook, rubrique Profil). Le cabinet a des succursales dans plusieurs villes, et a priori tu dois travailler dans la succursale de Pessac, dans la banlieue de Bordeaux. Ça, je l’ai trouvé par déduction, vu que tu traînes souvent à l’Utopia (cinéma et café bordelais) ou à Arcachon. Donc à Montréal, tu étais dans un bureau avec Steven, Philipp, Peter, en train de travailler sur des plans d’architectes, devant deux ordinateurs, un fixe et un portable. En agrandissant la photo, on peut même voir que tu avais un portable Packard-Bell et que tu utilisais des pages de brouillon comme tapis de souris. Je n’ai pas dit que c’était passionnant, j’ai dit qu’on pouvait le voir. Le 21 août, c’est Steven qui t’a accompagné à l’aéroport. Retour en France, où t’attendait un mariage (Juliette et Dominique), puis, la semaine suivante, le baptême de ta nièce, Lola, la petite sœur de Luc (qui fait des têtes rigolotes avec ses grosses lunettes), à Libourne.
Revenons à toi. Tu es célibataire et hétérosexuel (Facebook). Au printemps 2008, tu as eu une histoire avec Claudia R***, qui travaille au Centre culturel franco-autrichien de Bordeaux (je ne l’ai pas retrouvée tout de suite, à cause du caractère ü qu’il faut écrire ue pour Google). En tout cas, je confirme, elle est charmante, petits seins, cheveux courts, jolies jambes. Tu nous donnes l’adresse de ses parents, boulevard V*** à Bordeaux. Vous avez joué aux boules à Arcachon, et il y avait aussi Lukas T***, qui est le collègue de Claudia au Centre Culturel. Fin mai, il n’y a que quatre photos, anodines, de ton passage dans le petit appartement de Claudia (comme si tu voulais nous cacher quelque chose) et une autre, quelques jours plus tard, plus révélatrice, prise par Claudia elle-même, chez elle : on reconnaît son lit, et c’est toi qui es couché dessus. Habillé, tout de même. Sur une autre, tu te brosses les dents. C’est le 31 mai : deux jours plus tôt, vous étiez chez Lukas « pour fêter les sous de la CAF » (une fête assez sage, mais Lukas s’est mis au piano pour chanter des chansons en allemand, tout le monde a bien ri, vidéo sur Flickr). Ce 31 mai, vous avez une façon de vous enlacer qui ne laisse que peu de doutes. Et le 22 juin, cette fois c’est sûr, vous vous tenez par la main lors d’une petite promenade au Cap-Ferret. C’est la dernière fois que j’ai eu des nouvelles de Claudia. Note bien que j’ai son numéro au travail (offre d’emploi pour un poste d’assistant pédagogique au Centre culturel, elle s’occupe du recrutement), je pourrais l’appeler. Mais pour raconter une séparation, même Internet a des limites. Avant Claudia, tu étais avec Jennifer (ça a duré au moins deux ans), qui s’intéressait à l’art contemporain (vous avez visité ensemble Beaubourg puis tu l’as emmenée au concert de Madonna à Bercy). Elle a habité successivement Angers puis Metz, son chat s’appelle Lula, et, physiquement, elle a un peu le même genre que Claudia. À l’été 2006, vous êtes partis dans un camping à Pornic, dans une Golf blanche. La côte Atlantique, puis la Bretagne intérieure. Tu avais les cheveux courts, à l’époque, ça t’allait moins bien.
On n’a pas parlé de musique. À la fin des années 1990, tu as participé au groupe Punk, à l’époque où tu habitais Mérignac (à quelques kilomètres de Bordeaux). Il reste quelques traces de son existence, sur ton Flicker bien sûr mais aussi dans les archives Google de la presse locale. Tu sais quoi ? C’est là que j’ai trouvé ton numéro de portable : 06 83 36 ** **. Je voulais vérifier si tu avais gardé le même numéro depuis 2002. Je t’ai appelé, tu as dit : « Allô ? », j’ai dit : « Marc ? », tu as dit : « C’est qui ? », j’ai raccroché. Voilà : j’ai ton portable. L’article disait : « Pour les Punk, l’année 2001 a été révélatrice. Leader du premier concours rock, ils sont pris en charge par l’association bordelaise Domino, qui propose, pour une formation, un accompagnement de groupes de musiques actuelles. Devant plus de 700 spectateurs, ils se sont produits également à l’Olympia d’Arcachon pour un grand concert. » Mais 2002 semble être la dernière année d’existence du groupe - on imagine comment tout ça s’est fini, tu es parti à Montpellier à l’université (Facebook, rubrique Formation), les autres ont sans doute continué leurs études ici ou là... Mais tu vois, il ne faut jamais désespérer, parce qu’avec Michel M***, le guitariste, vous avez joué à nouveau, le 19 juin 2007 au Café Maritime, à Bordeaux. Il y a une petite vidéo où je t’ai entendu chanter, rien de transcendantal mais enfin c’est honnête. Et puis avec Dom, vous vous êtes remis à jouer ensemble, puisque dans les rues de Nantes, lors de la fête de la musique 2008, vous avez fait un spectacle, spectacle que vous aviez répété la veille chez lui et sa copine, Carine T***. Dom, c’est Dominique F***, il est thésard à Bordeaux III. Beau sujet, « Ni là-bas ni ici », une sociologie de la fin de vie des migrants. Tiens, bizarrement c’est en faisant des recherches sur lui que j’ai découvert que tu avais aussi une page sur YouTube, pour les vidéos. Et que, début 2008, tu étais en Italie (jusqu’au 27 mars, où tu filmes ton retour à Bordeaux dans un marché couvert). J’avoue manquer d’informations sur ce que tu faisais à Rome : sans doute pour du travail, parce qu’on voit que tu es installé avec ton ordinateur dans un appartement (belle vue, au demeurant). Tu as fait la fête avec Philippe S***, et chanté le jour de la Saint-Valentin au Gep Wine bar.
J’ai triché, une fois : pour avoir accès à ton profil Facebook (ce qui m’a bien aidé pour la suite), j’ai créé un faux profil et je t’ai proposé de devenir mon « ami ». Méfiant, tu n’as pas dit « oui », à la différence de Helena C*** dont j’ai pu admirer le « mur », là où tout le monde laisse des petits messages. Mais tu m’as répondu. En anglais, bizarrement : « Hi Who are you ? Regards Marc » Je m’apprêtais à inventer un gros mensonge, comme quoi j’étais fan de Vancouver et que j’avais beaucoup aimé tes photos de là-bas, mais au moment de te répondre, Facebook m’a prévenu : « Si vous envoyez un message à Marc L***, vous lui donnez la permission de voir votre liste d’amis, ainsi que vos informations de base, de travail et d’éducation pour un mois. » Je me suis dit que la réciproque était vraie, et je n’ai donc pas eu besoin de te répondre pour avoir accès aux informations de base. Au passage, j’ai découvert que Facebook propose une solution pour éviter les captcha, les petits textes à taper pour prouver qu’on n’est pas un robot : c’est très simple, il suffit de donner son numéro de portable au site pour qu’il vérifie qu’on existe vraiment. Et voilà : il restait une dernière information que Facebook n’avait pas, dépêchons-nous de la lui donner.
Je pense à l’année 1998, il y a dix ans, quand tout le monde fantasmait déjà sur la puissance d’Internet. Le Marc L*** de l’époque, je n’aurais sans doute rien ou presque rien trouvé sur lui. Là, Marc, j’ai trouvé tout ce que je voulais sur toi. J’imagine ton quotidien, ta vie de jeune salarié futur architecte d’intérieur, ton plaisir encore à faire de la musique avec tes potes à Bordeaux, tes voyages à l’autre bout du monde, ta future petite copine (je parie qu’elle aura les cheveux courts). Mais il me manque une chose : ton adresse. Dans ces temps dématérialisés, où mails et téléphones portables tiennent lieu de domiciliation, ça me pose un petit problème : comment je fais pour t’envoyer Le Tigre ? Je sais que tu es avenue F***, mais il me manque le numéro, et tu n’es pas dans les pages jaunes. Cela dit, je peux m’en passer. Il suffit que je ne te l’envoie pas, ton portrait : après tout, tu la connais déjà, ta vie.
***
À la demande de l’intéressé, ce texte a été entièrement anonymisé et modifié (villes, prénoms, lieux, etc.) à la différence de la version parue dans Le Tigre en papier, dont seuls les noms propres des personnes citées étaient anonymisés. En revanche, ce travail d’adaptation n’enlève en rien le fait que toutes les informations citées sont véridiques et étaient librement accessibles.