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Marc L. Genèse d’un buzz médiatique

Marc L. Genèse d’un buzz médiatique

Marc L. Genèse d'un buzz médiatique
Mis en ligne le mardi 28 avril 2009 ; mis à jour le samedi 16 mai 2009.

Publié dans le numéro 30 (mars-avril 2009)

[Précision chronologique liminaire : Le Tigre est un magazine en papier qui paraît tous les deux mois. Cet article a donc été publié (cf. cartouche ci-dessus) début mars 2009. Le Tigre propose, sur internet, ses archives en accès gratuit, avec deux mois de décalage (i.e. lorsqu’un nouveau numéro remplace le précédent). À l’occasion de la sortie du volume 31 en kiosques et librairies, cet article est donc mis en ligne.]

« Scandale : le web divulgue la vie privée d’un internaute. » [1] Le Tigre était un paisible curieux magazine curieux, le voilà transformé en tabloïd à scandale spécialisé dans la traque des anonymes. De TF1 au Monde, en passant par tout ce que le web compte de blogs, de forums et de lieux de débats, tout le monde a parlé de l’affaire Marc L. Tout le monde, sauf Le Tigre... Voici donc le déroulement des faits de notre point de vue, et le récit détaillé de l’effet boule de neige.

 

Octobre 2008. Nous cherchons à contacter un universitaire britannique pour publier ses photos sur des murs peints à Téhéran. En quelques minutes de recherches, avant même de trouver son mail, nous connaissions l’âge et le prénom de son fils et ce qu’il avait fait lors de ses dernières vacances. De là naît l’idée de faire un « Portrait Google », portrait écrit à partir des traces laissées par quelqu’un, « volontairement ou non ». Le sort tombe sur Marc L., qui ne s’appelle pas Marc, ni Fred (Presse-Océan), ni Jules (Le Monde). Sa vie privée n’a aucun intérêt en soi, si ce n’est d’être facilement racontable.

Novembre 2008. Le portrait Google paraît sur deux pages dans le volume 28 du Tigre. Bon accueil de la part de nos lecteurs. Baptiste Coulmont, un prof de sociologie de Paris VIII signale cette nouvelle rubrique sur son blog le 3 novembre en faisant référence au livre d’Alain Corbin : Le monde retrouvé de Louis-François Pinagot : Sur les traces d’un inconnu (1798-1876) [2].

10 décembre 2008. Le Tigre reçoit un mail de Marc L. Tout au long de l’affaire, nous n’aurons de contacts qu’écrits avec lui. Ce mail, assez équilibré dans le ton, note avec raison que si l’article était mis en ligne sur internet, une recherche sur le nom de son employeur amènerait vers cette page : grâce à son prénom et son âge, Marc deviendrait facilement identifiable par ses employeurs [3]. Bien que l’article ne donne aucun détail « négatif » sur Marc (et pour cause, le but ayant été de raconter la vie banale d’un individu sans aspérités [4]), donc susceptible d’occasionner le moindre souci professionnel, sa demande me paraît juste.

Je lui réponds notamment (on se tutoie depuis l’accroche ironique de mon article, « je me permets de te tutoyer [...] je te connais très bien ») : « Pour ne rien te cacher, on s’est posé la question de savoir s’il fallait anonymiser complètement ou pas du tout le texte dans la version papier : on a fait le choix d’un terme intermédiaire, non pas pour appâter les lecteurs, mais pour montrer qu’il s’agissait de quelque chose de véridique (moyennant, de leur part, des recherches).

En revanche, je suis moins d’accord lorsque tu parles de «sacrifier» quelqu’un, comme si le travail de recherche avait été fait malgré toi, ou dans ton dos. [...] Je n’ai travaillé qu’à partir de sources publiques. C’est bien tout le problème des informations que tu as publiées : les liens qui existent entre elles ne t’apparaissaient peut-être pas évident de prime abord, mais ils existent.

Rendre publique sa vie sur internet est dangereux : c’est le sens de cet article en général, mais il s’applique à toi en particulier. Le travail que j’ai fait, n’importe qui pouvait le faire (futur patron, voisin énervé, ex-petite amie, etc.). Tu dis qu’on peut écouter la conversation de quelqu’un dans un bar, mais, jusqu’à preuve du contraire, lorsqu’on veut dire des choses intimes à quelqu’un, on ne le crie pas dans un bar, on attend d’être chez soi. Sur le même principe, lorsqu’on veut mettre en ligne ses photos privées, on utilise des comptes avec des mots de passe. C’est toi qui as souhaité rendre publique ta vie : la compilation sur deux pages ne fait que le rappeler. C’est pour cette raison que j’ai bien pris garde à ne pas interférer sur le principe du portrait Google, et à ne pas chercher des informations non publiques te concernant. »

Avec le recul, il paraît évident que nous avons fait une erreur. Nous aurions dû, dès le début, rendre tout le texte totalement anonyme. Mais, comme je le dis à cette date à Marc avec insouciance, « Le Tigre n’est pas Télérama et notre nombre limité de lecteurs t’évitera des soucis. » C’est vrai à ce moment-là ; ce ne le sera plus quelques semaines plus tard. Passer d’un média à faible diffusion à une surexposition médiatique transforme profondément la relation qui existe entre le support et ses lecteurs.

Mi-décembre 2008. Je fais quelques recherches sur des blogs (terrain inexploité dans le cas de Marc) pour écrire un second portrait Google, mais je trouve le procédé un peu répétitif donc lassant, et nous décidons de mettre la rubrique entre parenthèses - ce qu’annonce l’édito du volume 29.

2 janvier 2009. Le journaliste Cédric Blondeel de Presse-Océan écrit au Tigre pour me poser des questions sur Marc. Presse Océan est un journal régional. Le journaliste m’écrit : « Je découvre que le portrait de Google concerne un Nantais  », preuve que c’est le « vrai » Marc L. qui l’intéresse. Ayant annoncé à Marc que nous respecterions son anonymat, je décide de ne pas répondre.

7 janvier 2009. Le portrait Google de « Marc L. » est mis en ligne sur le site du Tigre. Tout a été modifié : villes, prénoms, pays de voyage, type de métier, et ce jusqu’à la date de naissance. Une semaine plus tard, cet article a reçu quelques centaines de visites.

14 janvier 2009.

— Le matin. Presse Océan publie, en une, une grosse photo d’un individu de dos, devant un écran d’ordinateur, sous le titre suivant : « Traqué sur le net » et le surtitre « Toute la vie privée d’un habitant de Saint-Herblain rendue publique. » Accroche fausse, qui laisse entendre que j’ai fouillé dans la vie privée de Marc, alors que je n’ai fait que raconter sa vie qui, à défaut d’être entièrement publique, est du moins exposée, en attente d’un public virtuel [5]. Marc, baptisé Fred, a été interviewé par le journaliste : « Salarié d’un cabinet d’architecture, Fred a été alerté de l’existence de cet article par l’un de ses collègues. Et c’est là que le bât blesse. «L’entreprise pour laquelle je travaille est citée. Bonjour la discrétion... Je n’en ai pas dormi les nuits suivantes. Immédiatement, j’ai enlevé toutes les informations me concernant sur internet.»  » L’article est mis en ligne sur le site de Presse-Océan avec un lien vers le site du Tigre. Marc a donc accepté de répondre au journaliste, ce qui m’étonne, au vu du mail qu’il m’avait envoyé un mois auparavant. D’autant que Presse-Océan est un quotidien régional, susceptible d’être lu par son entourage direct...

— Message téléphonique de France 3 Nantes pour une interview. Je ne prends pas le temps de rappeler.

— Le site du Nouvel Obs’ met en ligne l’histoire avec des liens.

— Benjamin Rosoor, responsable de l’agence Web Report, publie un billet prémonitoire sur son blog [6], billet qui claironne : « L’histoire va se répandre. J’en ai eu connaissance par un de mes collaborateurs qui a trouvé l’histoire en ligne dans la version électronique de Presse-Océan (ça existe et ça fait plus de lecteurs que Le Tigre). J’en fais une note de blog, je vais la «pousser» sur Facebook où j’ai dans mon réseau un certain nombre de personnes qui travaillent sur l’identité numérique et la réputation, ils devraient diffuser l’info eux aussi. Ce soir, je prends un pot avec mon ancien collègue de RMC qui aujourd’hui est correspondant d’Europe 1 et qui pourrait transmettre l’info soit au responsable «internet» de la rédaction, soit au correspondant de Nantes. [...] Avec un peu de chance, on va «escalader» ainsi la presse et cela deviendra une belle histoire.(sic) » [NDLR : le « sic » est du blogueur]. Un autre blogueur, Jean-Marc Manach, avait, quelques heures auparavant, envoyé un mini-message via Twitter [7] sur le sujet, et ainsi contribué à son déploiement dans le monde internet.

— Vers 20 heures, un journaliste du bureau de l’AFP à Rennes m’appelle. Je réponds à ses questions pendant une quinzaine de minutes, répétant ce qui est écrit dans l’article, et précisant bien qu’il n’est pas question de parler de Marc en tant qu’individu. La dépêche AFP paraît à 22h06, et ne garde pratiquement de tout ce que j’ai dit que cette conclusion : « Raphaël Meltz annonce que le bimestriel va poursuivre sa série de «portraits anonymes» pêchés sur le net, en variant sa technique de recherche d’informations. » D’une réponse positive à une question (« allez-vous poursuivre cette rubrique ? ») agrémentée de détails (« je n’ai pas travaillé à partir d’un blog ») on aboutit, par un brutal raccourci, à l’idée que j’« annonce » que nous allons continuer à traquer les anonymes [8]... Les blogs colériques ne manqueront pas de souligner le danger (« Sur qui cela va-t-il tomber ? »).

— Entre 22 heures et 23 heures, un journaliste d’Europe 1 et un de RMC cherchent à nous joindre, accréditant le fait que Benjamin Rosoor les a contactés. Le Tigre a pris entretemps la décision de ne plus répondre à aucun journaliste. Pour plusieurs raisons :

♦ Marc L. nous a écrit un mail à 22h49. Il est manifestement très tendu, le mail se terminant par des insultes. Nous ne pouvons, à cet instant, que compatir envers ce qui lui arrive, qui ne doit pas être très agréable à vivre, et dont nous sommes pour partie responsable. Je lui envoie une longue (et calme) réponse en soulignant que c’est lui qui a « relancé » l’affaire en répondant au journaliste de Presse-Océan (journaliste qu’il accuse de ne pas avoir suffisamment anonymisé les informations le concernant : il est vrai que transformer Nantes en Saint-Herblain - qui jouxte la première - n’est pas d’une discrétion exemplaire). Il me demande de retirer le mail qu’il m’avait envoyé en décembre et qui était publié au pied de l’article mis en ligne (afin d’expliquer les modifications entre la version papier et la version web de l’article), ce que je fais aussitôt. Je lui conseille également de ne répondre à aucun mail et de ne pas décrocher son téléphone en cas de numéros inconnus, afin d’éviter tout contact avec les journalistes. Je lui annonce que nous ferons de même. Il nous répond, apaisé, quelques minutes plus tard.

♦ Le portrait Google fonctionne en tant que tel et je n’ai rien à ajouter qui ne soit clairement énoncé dans l’article. Que d’autres le commentent nous semble légitime, mais nous considérons avoir dit ce que nous avions à dire.

♦ Les journalistes ont pour la plupart envie de tirer l’affaire Marc L. vers du sensationnel, autour de l’idée du viol de l’intimité : le titre de Presse-Océan est à cet égard parlant. Par ailleurs, les médias traditionnels adorent dire du mal d’« internet » en général pour se relégitimer. Le Tigre n’a pas spécialement de raisons de participer à un arbitrage sur ce sujet.

Le Tigre reste Le Tigre et n’a aucune envie de parader dans les médias pour faire parler de lui, en devenant le support d’une discussion, qu’elle soit intéressante ou non. Au passage, cela en dit long sur la notion d’« expert » dans les médias français : il suffit d’avoir écrit un portrait Google pour être interrogé par toutes les rédactions sur l’identité numérique. Les vrais spécialistes du sujet, qui tiennent blogs et sites spécialisés, s’agaceront à raison de l’hypermédiatisation de cet article du Tigre. C’est d’autant plus amusant que les questions qui nous ont été adressées n’offraient comme unique possibilité que le fait de paraphraser l’article original (« Est-ce que cet article vise à démontrer qu’il faut faire attention aux infos qu’on met sur le net ? »). Mais les guillemets et les italiques donne un peu de vie à un article et justifient le salaire des journalistes qui se croient grands reporters en menant une interview de cinq minutes qui n’apporte rien d’autre que ce qui est déjà public.

♦ Le volume 28 consacrait un dossier de vingt pages aux Rroms, dossier qui n’avait suscité quasiment aucun intérêt de la part des médias : nous avions donc d’autant moins envie de parler d’un sujet dont le traitement nous semblait plus léger.

Nous décrochons donc le téléphone du Tigre pendant les jours qui viennent. Durant cette journée, près de 5000 visiteurs sont passés lire l’article sur Marc L.

15 janvier 2009. Le téléphone sonnant occupé, ce sont les mails qui prennent le relais. À nouveau RMC, puis LCI, lepost.fr, Le Monde. Avec des variantes subtiles, surtout après notre réponse-type indiquant que nous ne souhaitons pas nous exprimer dans les médias : « Certains affirment que votre Marc L est une invention ? Pourriez vous me le confirmer ou pas ? » (Oh le bel hameçon) « Est-il possible de connaître, en toute sympathie, les raisons de votre silence ? » (Sympathie ? On se connaît ?)

Dans l’après-midi, un vieil ami du Tigre m’informe qu’un ami à lui, journaliste à TF1, souhaite m’interviewer pour le 20 heures. Je décline poliment. France Info diffuse deux chroniques, LCI, Europe 1 et RMC suivent - comme quoi, ils pouvaient se passer de mon « expertise »...

Sur internet, les proportions deviennent vite énormes [9] : blogs, forums, sites d’information, tous abordent le sujet. Le soir, au 20 heures de TF1, un sujet aborde la question de la vie privée sur internet. Le Tigre est cité et montré à l’image. Alex Türk, le président de la Cnil, est interrogé [10]. Lorsqu’elle reprend l’antenne, Laurence Ferrari prend un air contrit, l’air de dire : « Hé bien, ça fait réfléchir tout ça »...

Dans la journée, 50 000 personnes vont lire l’article sur Marc L. Notre hébergeur doit déplacer le site du Tigre sur un serveur autonome pour que les connexions continuent à aboutir.

16 janvier 2009. Un article du Figaro relance le sujet et des

milliers de connexions vers l’article. Dans notre boîte mail, les enchères montent. Plus je refuse de m’exprimer, plus les demandes deviennent pressantes, argumentées, parfois même presque convaincantes. Certains journalistes comprennent l’esprit du Tigre et attaquent subtilement. D’autres, moins. Une journaliste de l’émission @ la carte, sur France 3, souhaite m’interroger pour que j’explique « comme il est simple de reconstituer le portrait de quelqu’un avec les informations qu’on recueille sur internet ». Je décline. Elle insiste : « Merci de me répondre, nous sommes une maison très sérieuse ! » Je ne réponds pas. L’émission est diffusée le 22 janvier. Le portrait Google est annoncé comme étant « fait au vitriol ». Le Tigre est qualifié de « quotidien anticonformiste ». Et l’on apprend que « Marc L. rêve de porter plainte » : une maison décidément très sérieuse... Dans les jours qui viennent, c’est à l’étranger que les médias et les blogs prennent le relais, de manière certes plus réduite qu’en France : La Reppublica en Italie, plusieurs journaux en Suisse, des journaux et blogueurs influents au Canada. Un blogueur néo-zélandais [11] traduit le portrait en anglais : « So Marc. Nice face, mid-long hair, thin face and big curious eyes. »

18 janvier 2009. Un article du Monde (annoncé en une) revient sur l’affaire. Prenant un peu de recul, l’article est néanmoins émaillé d’erreurs factuelles (« Seule une version édulcorée et travestie subsiste » alors qu’elle est juste anonymisée ; Le Tigre est cité comme un « bimensuel », et est présenté comme un magazine « alternatif »). Mis en ligne sur le site du Monde, cet article est celui qui occasionnera le plus de clics vers notre site internet. Il n’est d’ailleurs pas inintéressant de constater que, sur près de 200 000 [12] personnes qui ont cliqué sur le portrait de Marc, 9% proviennent du site du Monde, 4% proviennent du site de L’Express, 3% de celui du Figaro, 1,8% de Facebook, et 1,7% de lepost.fr. Où l’on voit que les médias traditionnels continuent, malgré tout, à organiser le grand barnum de l’information [13]...

La boule de neige médiatique s’est construite selon le cycle suivant : un journal régional un matin, une dépêche AFP le soir, des radios nationales le lendemain matin, le 20 heures de TF1 le lendemain soir (repris au zapping de Canal + le lendemain), l’article du Monde le week-end suivant, et des émissions de télévision « de fond » la semaine d’après (@ la carte, Pièces à conviction...). Parallèlement, l’information a fortement circulé sur internet, mais dans une logique de « longue traîne » (des milliers d’articles lus par quelques personnes), traîne qui est restée nettement plus courte que celle des vieux médias.

♦♦♦

En relisant bout à bout les centaines d’articles, de notes de blogs, de réactions dans les forums [14], et les mails que nous avons reçu, il apparaît que la plupart des commentaires sont restés mesurés (les expressions « c’est flippant ! » et « ça fait peur... » revenant de façon exponentielle). Quelques assertions ont néanmoins été émises à tort :

Le Tigre est un « torchon » ayant pour but d’aller traquer la vie privée de pauvres anonymes ! Ne rions pas : c’est le commentaire le plus fréquent de la part de gens qui manifestement n’ont pas lu Le Tigre, ce qui n’est guère étonnant, mais pas non plus le premier paragraphe du Portrait qui précise bien : « Ce sera violemment impudique, à l’opposé de tout ce qu’on défend dans Le Tigre. Mais c’est pour la bonne cause. »

Le Tigre aurait voulu se faire connaître en lançant un « buzz médiatique ». Notre réaction face aux médias tient lieu de réponse. Il est d’ailleurs intéressant de noter que dès qu’une forte ampleur est donnée à quelque chose, les théories du complot surviennent : « Mais comment pouvez-vous croire des bêtises pareilles ? Le Tigre est imprimé à quelques milliers d’exemplaires et évidemment, le candide ainsi révélé lisait lui aussi par hasard ce magazine. Histoire montée de toutes pièce par ce magazine et publicité gratuite relayée par toutes les rédactions francophones. » (commentaire sur le site du Figaro).

« Ceci dit, l’article nous apprend quoi, vraiment  ? » [15] Un lecteur du Tigre répond à ce blogueur qui l’interroge : « Bah rien, strictement. c’est pour ça que je t’en avais pas parlé quand il est sorti dans le journal papier le mois dernier ;-) C’est juste sympa à lire, c’est pas mal écrit... C’est un bon exercice littéraire. » La réponse semble juste ; le fait d’avoir été l’objet d’un énorme « buzz » survalorise le texte de départ, et de nombreux commentaires agacés devraient en réalité s’en prendre plus au bruit qu’a généré l’article qu’à celui-ci.

Le Tigre agite la menace internet de façon déraisonnée. « Les couteaux c’est très dangereux ! Ça tue carrément ! J’en ai une bonne trentaine chez moi. Mais comme je m’en sers correctement ça n’a encore fait de mal à personne... » m’écrit un internaute qui nous accuse d’aller dans le sens d’un reportage de France 2, diffusé peu de temps auparavant dans « Envoyé spécial », sur les dangers de Facebook. Là encore, il y a glissement : c’est la supposée « traque » qui a semblé être une menace ; or, de traque, il n’y avait évidemment pas.

« Pauvre Marc L. ! » Mais Marc L. n’existe pas, puisque l’ensemble du portrait a été adapté. Certes il est possible de se procurer un volume 28 en papier pour retrouver celui qui se cache derrière ce pseudonyme, mais pour quelle raison ? Le raisonnement se retourne sur ceux qui le pratiquent.

« Facebook c’est dangereux. » L’immense majorité des réactions a tourné autour de Facebook. Cela montre bien que l’article du Tigre a plus été un détonateur qu’un véritable outil pour ceux qui l’ont commenté, car Facebook n’était que minoritairement utilisé dans le portrait de Marc. C’est plutôt le croisement entre Flicker/Youtube (les images ou vidéos mises en ligne, avec prénom et parfois noms de familles des personnes) et les recherches Google qui a donné corps à l’article : untel est cité sur cette photo, justement il habite dans cette ville et il exerce tel métier, etc. C’est beaucoup plus la question du recoupement que la question de la gestion de la vie privée qui était soulignée. Que Facebook dispose d’options permettant de verrouiller sa vie privée, personne n’en disconvient.

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D’autres questions, plus intéressantes, ont été posées. D’abord, la question juridique. L’article du Tigre tombait-t-il sous le coup de la loi concernant le respect de la vie privée de quelqu’un ? L’article disponible sur notre site, certainement pas, puisque la personne visée est totalement indécelable (ce pourrait être une fiction : aucun élément permet de savoir si Marc L., en tant que tel, existe). Pour la version papier, il n’en est pas de même. Un blogueur-juriste, Diner’s Room [16], s’est interrogé sur la question. Voici sa conclusion : « Ce n’est pas parce qu’il est possible de se livrer à des recherches sur internet que celles-ci sont licites. Et ce n’est pas parce qu’on disperse des informations qu’il est loisible au tiers de les réunir. Précisément parce qu’on les disperse. » Mais comme le remarque un commentateur, d’une part « la question de la finalité est centrale : que peut-on penser de la finalité d’une publication accessible à tous sur le web alors que sur ce même web on peut restreindre l’accès à ces publications facilement à un cercle d’autorisés ou simplement ne pas les mettre ? » En outre « peut-être que la recherche sur un nom via Google donnera automatiquement un contenu proche de celui du Tigre à l’avenir ? Faut-il l’interdire et comment ? » [17]

De fait, Marc L. a répondu à une deuxième interview, à lepost.fr [18], le

lendemain du déclenchement de l’affaire... Il a annoncé qu’il n’entendait pas porter plainte [19] : « Je n’ai pas grand-chose à faire, toutes ces informations étaient accessibles. » Si nous avions été attaqués en justice, nous aurions en premier lieu plaidé, évidemment, la question de l’exemplarité de notre démarche : il va bien de soi que le portrait du Tigre publié dans Closer n’aurait pas eu le même but qu’ici, ce que précise la phrase de début (« Un message se cache derrière l’idée de cette rubrique »). Par ailleurs, nous aurions souligné que c’est l’article de Presse-Océan, qui l’identifie beaucoup plus qu’il n’était identifié dans Le Tigre (opposition magazine rare/presse quotidienne régionale explicitée supra) qui a lancé toute l’affaire. Si Marc avait refusé de parler au journaliste... Rien ne serait peut-être arrivé. Il est d’ailleurs assez paradoxal de lire, dans la bouche de Marc L. [20], cette phrase : « Avec l’article de Presse-Océan, je n’ai encore pas dormi de la nuit. D’ailleurs, ce matin, je ne suis pas allé bosser. » En ce cas, pourquoi répondre encore à une nouvelle interview relançant la machine ?

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Pourquoi ce portrait Google a-t-il fait tant de bruit ? Un blogueur propose une hypothèse intéressante : « Les méthodes sont très simples et c’est ce qui rend la chose pertinente. Le virtuel peut donner une impression d’anonymat, c’est le transfert de ces infos vers un média traditionnel qui a tant d’impact, on prend tout à coup conscience que ces infos sont tangibles malgré la virtualité et qu’elles peuvent être utilisées dans le «vrai monde». » [21] L’affaire « Marc L. » est dorénavant devenue un cas d’école, bien loin du Tigre. Alain Juppé le cite pour indiquer qu’il se méfie de Facebook dans un article du Figaro (cf. ouverture de ce Tigre), et Isabelle Mandraud, la responsable de la rubrique « police » du Monde, le prend comme exemple dans un article intitulé « Avec le développement des réseaux sociaux, la vie privée s’expose à la surveillance » [22] qui évoque le fait que « les enquêteurs collectent en toute légalité des renseignements sur un individu, un groupe, un thème » : « Les «Web fichiers» reposent sur le volontariat. Chacun peut librement y exposer ce qu’il souhaite. Mais les individus n’en mesurent pas toutes les conséquences. »

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Et moi ? Qui est-il, ce Raphaël Meltz ? Un groupe Facebook, au succès limité (2 membres, 24 heures d’activité), intitulé « La vie privée de Raphaël Meltz directeur du journal Le Tigre ! » a décidé que « Puisque monsieur Raphaël Meltz a décider de publier la vie privée des internautes sur son torchon, journal de merde ! Rendons-lui la monnaie de sa pièce, et à notre tour, dévoillons sa vie privée sur Facebook, recherchons toutes les infos sur lui, photos, etc. » (sic). Comme on pouvait s’y attendre, quelques internautes ont, dès le début du « buzz » tenté de trouver des informations sur moi. Informations qu’ils trouvaient particulièrement croustillantes : le numéro de téléphone et l’adresse du Tigre, ou encore le fait que j’étais président de l’association Le Tigre Estopic (qui soutient le journal)... des informations publiques, disponible sur le site du journal. Un internaute [23] plus malin que les autres s’est lancé dans un véritable portrait Google de Raphaël M*** : le résultat se lit non sans déplaisir, mais, il faut l’avouer, manque de croustillant [24].

Il se trouve que j’avais décidé, le jour où l’on déciderait de terminer cette rubrique (jour advenu plus tôt que prévu), de consacrer le dernier portrait Google à moi. Précisément pour montrer que l’exhibitionnisme n’était pas seul en cause dans le problème de la vie privée sur internet. Je voulais raconter ma vie en soulignant tous les éléments disponibles sur internet sans que j’aie voulu les rendre publics : en cherchant bien (vraiment bien : pour moi c’est plus facile parce que je sais ce que je cherche) vous trouverez les études que j’ai faites, la réponse à la question de la note 23, et une photo de moi sombre et floue. Mais, dorénavant, ça parle surtout de ce portrait Google, et il y a 1490 pages internet qui associent l’expression « Raphaël Meltz » au mot « journaliste », c’est-à-dire des centaines de fois une information fausse, puisque je ne suis pas journaliste : je n’ai pas de carte presse [25]. Voilà un autre problème posé par l’« e-réputation » : elle finit par nous échapper, forcément, et la Cnil n’y pourra rien... Lorsque cet article sera mis en ligne sur le site du Tigre, il y aura donc au moins une page, celle-ci, qui répondra à la requête de mon nom suivi de l’expression « je ne suis pas journaliste ». C’est toujours ça de pris pour mon portrait.


NOTES

[1] Entrevue.fr, le 15 janvier 2009.

[2] Flammarion, 1998.

[3] Par ailleurs, Marc m'annonce qu'il passe en « mode privé » (protégé par un mot de passe) l'ensemble de ses photos et vidéos... Quelque temps plus tard, je ferai une nouvelle recherche Google sur le jeune homme, devenu quasiment « invisible » sur le web.

[4] Ce qui occasionnera de nombreux commentaires. Certains pensent qu'il n'y a rien de répréhensible dans la vie de Marc, donc qu'il n'y a pas lieu de s'effaroucher à ce qu'il la rende publique, ce qui se défend. D'autres regrettent que Le Tigre ait choisi une cible « banale » : « Si Le Tigre poussait la démarche jusqu'au bout alors il ferait le portrait de quelqu'un dont la vie pourrait vraiment être gâchée par des informations trouvées sur internet. » (bigbazar.wordpress.com, 17 janvier 2009)

[5] Une bloggueuse parle des « photos de vacances d'un mec qui ne sait pas encore mettre son Flickr en privé (parce que tout ça, c'est aussi lié à la nouveauté, au temps d'apprentissage nécessaire) » (girlsandgeeks.blogspot.com, 5 février 2009). La question de savoir si mettre ses photos sur internet sans mot de passe relève de la négligence, d'une incompétence technique ou d'un exhibitionnisme diffus reste posée, tant pour Marc L. que pour les autres.

[6] webreport.blogspirit.com, 14 janvier 2009.

[7] Le nouveau gadget à la mode chez les technophiles, consistant à envoyer des mini-messages à la manière de sms à des dizaines de correspondants.

[8] Le surlendemain, je lirai sur le site internet de L'Union, journal local en Champagne, Ardenne, Picardie, d'autres propos que j'ai tenus au journaliste de l'AFP – chose facile à vérifier, puisque c'est la seule interview que j'ai donnée – qui manifestement les a réutilisés (l'article n'est pas signé) sans pour autant les sourcer.

[9] Environ mille pages internet sont pointées vers l'article concernant Marc L.

[10] Lorsque les journalistes nous demanderont les jours suivants de répondre à leurs questions, nous les aiguillerons vers la Cnil : après tout, ce sont, eux, des spécialistes du sujet. Manifestement, l'ampleur de la polémique met en avant leur travail - et c'est tant mieux : cela faisait des années qu'ils alertaient l'opinion des dangers de l'exposition intime sur internet.

[11] rob-the.geek.nz, 15 janvier 2009.

[12] Au passage, l'on comprend mieux l'intox que se livrent certains sites avec des chiffres de fréquentation gonflés : un blogueur canadien felixggenest.blogspot.com avance un chiffre de près d'un million de pages vues sur le site du Tigre le 17 janvier...

[13] Si l'on prend en compte les sites français de provenance ayant apporté plus de 118 visiteurs, 37% seulement sont des pure players (i.e. des acteurs uniquement présents sur internet, comme rue89.com ou mediapart.fr ; cela inclut également Google, Facebook, Netvibes, etc.), contre 63% de médias traditionnels (et ce, alors même que de nombreux visiteurs ont cherché la page sur Google après avoir entendu l'information sur Europe 1 ou Canal +). Ce qui signifie que, même pour un sujet concernant internet, les visiteurs continuent à suivre un flux dominé par les marques anciennes.

[14] Wikipédia a fait preuve d'un peu de mesure : une discussion sur le « Bistro » a conclu rapidement que créer une page « Marc L. » n'était pas utile...

[15] internetetopinion.wordpress.com, 16 janvier 2009.

[16] dinersroom.free.fr, 17 janvier 2009.

[17] De nombreux sites proposent déjà des recherches dans différentes sources sur les individus : cvgadget.com ou 123people.fr.

[18] lepost.fr, 15 janvier 2009.

[19] Lu sur un blog : « Marc L**** dans le procès qu'il attente à la rédaction du Tigre, invoque le droit à la vie privée. » ( polemike.canalblog.com , 13 février 2009) Du bon vieux téléphone arabe en milieu électronique...

[20] lepost.fr, 15 janvier 2009.

[21] http://citoyen.onf.ca/blogs/coeur-net/la-vie-dun-inconnu-emballe-la-blogosphere/

[22] in Le Monde, 5 février 2009.

[23] brestoiseries.blogs.letelegramme.com (18 janvier 2009).

[24] Il ne répond pas à cette question pourtant cruciale, qui était posée dès le 14 janvier par Benjamin Rosoor, à propos de Lætitia Bianchi et moi : « Ils sont toujours ensemble pour l'édition de la revue du Tigre ? Euh... tu veux dire ensemble... ensemble ? Beh je ne sais pas. Ensemble sur la page "contact" du site quoi. »

[25] Pour ce faire, il faudrait que 50% de mes revenus proviennent d'entreprise de presse.

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