Dans l’arrière-boutique des ship managers
Dans l’arrière-boutique des anthropologues
« J’arrive à faire face à à peu près tout »
« Le respect de la diversité n’est pas une donnée française »
Une audience à la Cour nationale du droit d’asile
Grothendieck mon trésor (national)
Publié dans le
numéro 013 (Janv.-fév. 2012)
|
Le 9 octobre 2011, on pouvait lire, sur le compte Twitter de Fabrice Berrahil, responsable web de la campagne d’Arnaud Montebourg aux primaires socialistes, le message suivant : « Enormément de gens ayant voté Royal ou Aubry me disent : «Si j’avais su que Montebourg ferait autant, j’aurais voté pour lui.» » La veille, Arnaud Montebourg est arrivé troisième de la primaire avec un peu plus de 17% des voix, derrière François Hollande et Martine Aubry ; le score du Churchill de Saône-et-Loire constitue une petite surprise. Et donc : « Enormément de gens ayant voté Royal ou Aubry me disent : «Si j’avais su que Montebourg ferait autant, j’aurais voté pour lui.» » L’auteur du message, visiblement, prend cela comme un compliment : les « gens », probablement des sympathisants socialistes, apprécient Montebourg, certes pas au point de voter pour lui, mais au point de regretter de ne pas l’avoir fait, ce qui n’est déjà pas mal.
Mais quelle est la cause exacte de ce regret ? Il n’est pas politique : les « gens » ne regrettent pas d’avoir voté Aubry ou Royal pour des questions de programme, d’orientation économique, de choix de société ; ils n’accusent pas non plus les deux femmes d’avoir trahi leurs engagements. Non, rien de tout cela. Les gens regrettent de ne pas avoir voté Montebourg parce qu’il a finalement réalisé un score élevé. S’ils avaient su, ils se seraient bien mêlés au troupeau. Or c’est absurde, car le principe d’une élection dans une démocratie représentative (l’élection du candidat du PS pouvant être considérée comme démocratique, ou respectant en tout cas des règles claires et connues de tous), est de ne pas connaître à l’avance le nom du vainqueur. Il n’y a que dans les démocraties « populaires », « bananières » ou dans Astérix en Corse qu’on connaît le résultat des élections avant qu’elles n’aient lieu. Dans un système se réclamant de la démocratie représentative - c’est-à-dire où l’on vote pour des personnes afin qu’elles assument, avec le consentement des électeurs, des fonctions publiques, ici « candidat du PS aux présidentielles » - on vote selon divers critères, comme le programme politique, la personnalité, l’éloquence, le sourire, la couleur de la cravate, etc., du candidat, mais jamais on ne sait à l’avance s’il va gagner. Tout au plus peut-on faire des prévisions - les sondages - qui donnent une idée des intentions de vote du corps électoral à travers celles d’un échantillon représentatif de celui-ci. Sauf que les sondages, pour Montebourg et les primaires du PS, n’ont pas vu venir la percée du Jeune Lion, et les électeurs de la primaire n’ont pas pu appliquer le principe du « vote utile » - ou plutôt, ils ont cru le faire, mais de mauvais sondages les ont induits en erreur [1]. Pour résumer, des électeurs tentés de voter Montebourg ne l’ont pas fait parce qu’ils pensaient que c’était « inutile » ; d’autres l’ont fait à leur place, mais pas suffisamment pour que le vote soit vraiment devenu utile (puisqu’il n’a fait que troisième).
On s’arrêtera là concernant Montebourg et le PS, qui ne sont qu’un exemple parmi d’autres. Si l’UMP avait organisé une « primaire citoyenne », on aurait probablement assisté à des calculs semblables d’électeurs hésitant entre Sarkozy, Juppé, Fillon ou Copé [2]. Aux Etats- Unis, on assiste à chaque primaire démocrate ou républicaine aux mêmes fluctuations liées à l’évolution quasi-quotidienne des sondages : aux dernières nouvelles, le candidat républicain « le plus à même de battre Obama » s’appelle Hermit Cain (il a fondé une chaîne de pizzerias), et Newt Gingrich effectuerait une belle remontée... Ce qui est intéressant, c’est que manifestement, le système électif démocratique ne fonctionne plus, ou fonctionne mal, à cause de comportements aberrants de la part des électeurs et par la faute de candidats qui jouent à se positionner en fonctions de critères incompréhensibles et fluctuants (eux-mêmes liés à l’évolution supposée de l’opinion, mesurée par les sondages). Ce sont les symptômes de l’étrange rapport que les citoyens des démocraties contemporaines entretiennent avec les élections ; ou peut-être, de l’étrange rituel que sont devenues les élections dans les démocraties contemporaines.
Or il y a beaucoup d’autres manières d’être démocrate, c’est-à-dire de donner le pouvoir au peuple, que les élections. Avant de faire de la démocratie représentative « le pire système à l’exception de tous les autres » (Winston Churchill) ou même « la fin de l’Histoire » (Francis Fukuyama), on a longtemps cherché des systèmes plus efficaces et, autant le dire tout de suite, plus amusants. Par exemple, à partir de février 1917, en Russie, on établit des soviets (des « conseils »). A tous les étages de la société, que ce soit dans l’armée, dans les entreprises, dans les villages, un conseil réunissant toutes les personnes concernées débattait et prenait des décisions impliquant la communauté entière. Cela aurait pu marcher, mais l’expérimentation fut vite interrompue ou vidée de son sens par les bolcheviks. En temps de guerre, il n’est malheureusement pas raisonnable de remplacer les anciens officiers de l’armée par des conseils de soldats qui débattent pendant des heures pour savoir si l’offensive commencera à six heures ou à sept heures, et si les artilleurs ne devraient pas allonger leur tir, et si l’on ferait pas mieux de rentrer chez nous plutôt que de faire la guerre aux Allemands [3] . Dans cet exemple, il ne s’agit pas d’une « démocratie participative », dans laquelle les citoyens sont « davantage » associés à la prise de décision, mais d’une bien démocratie tout court, dans laquelle les citoyens prennent directement et collectivement les décisions les concernant.
Pour construire une démocratie dans laquelle le peuple aurait vraiment le pouvoir, une autre possibilité réside dans le tirage au sort. L’idée est tellement simple qu’on ne peut qu’en tomber amoureux dès qu’on s’y attarde un peu : puisque la démocratie est censée établir l’égalité en droits et en dignité de tous les citoyens, alors il n’y a qu’à piocher dans la masse, au hasard, pour choisir celui qui sera temporairement le ministre de l’économie, le président de l’assemblée, le juge de la cour d’assise, le député, le sénateur, etc. Si tous les citoyens se valent, aucun ne mérite plus qu’un autre d’occuper la place : les distinctions par l’argent, par l’appartenance sociale, par le sexe (longtemps pratiquées dans les démocraties électives) sont illégitimes, de même que les distinctions par le « savoir », l’ « expérience » ou la « compétence ». Normalement, c’est à ce moment que les gens sérieux froncent les sourcils : « Vous n’y pensez pas ! Et si M. Dugland (appelons-le Dugland), le gars qui ramasse les poubelles au bas de votre rue, devenait ministre de la défense ! Et pourquoi pas votre charcutière présidente de la République ! » Effectivement, pourquoi pas ?
Les premiers à avoir réfléchi au problème sont les Grecs de l’époque classique. Aristote, par exemple (qui n’aimait pas la démocratie), disait des élections qu’elles relevaient du principe aristocratique : elles sélectionnent les « meilleurs » (aristoi, en grec) pour qu’ils prennent les décisions. Dans une démocratie représentative comme la nôtre, le pouvoir du peuple se limite en effet à la possibilité de les reconduire ou de les remplacer par d’autres à intervalles réguliers. Le tirage au sort entre les citoyens, lui, est d’essence démocratique, puisqu’il choisit aveuglement entre des égaux, comme à Athènes à partir du Ve siècle avant notre ère [4]. Les Athéniens, à partir des réformes de Clisthène (vers 508 av. J-C), instaurent un système absolument « démocratique ». Clisthène a instauré l’isonomie, l’égalité en droit de tous les citoyens - auparavant, la cité était gouvernée par les grandes familles. A partir des réformes clisthéniennes, le tirage au sort est introduit à Athènes pour presque toutes les fonctions publiques (sans doute 600 sur les 700 « magistratures » existantes) : inspecteurs du port, des poids et mesures, des routes, organisateurs des fêtes publiques, juges, mais aussi membres du conseil de la cité (la Boulê), chef de ce même conseil, et juré au tribunal. Peut être tiré au sort tout citoyen qui le veut (il faut donc se porter volontaire). Seules quelques fonctions, comme les chefs de l’armée (les « stratèges »), sont soumis à l’élection : Périclès fut ainsi élu pendant trente ans sans discontinuer, et put de cette manière influer considérablement sur la politique de la cité. Mais le pouvoir réel est aux mains des citoyens, qu’ils soient réunis en assemblée ou qu’ils exercent une charge désignée par le sort. La Boulê, principale institution politique de la cité, chargée entre autres de soumettre les projets de loi aux citoyens assemblés, est ainsi composée de 500 membres tirés au sort à raison de cinquante par « tribu » [5]. Pendant un dixième de l’année, chacun de ces groupes de cinquante citoyens dirige la Boulê. Pour comparer : « On peut imaginer un regroupement de citoyens français de Neuilly, Chartres et Aulnay-sous-Bois tirés au sort et obligés de vivre ensemble dans un Prytanée pendant un dixième de l’année pour administrer l’Île-de-France ». [6].
Aristote décrit assez précisément la
manière dont le tirage au sort se déroulait pour les jurés des
tribunaux [7], qui
avaient à juger toutes sortes d’affaires, aussi bien criminelles
que commerciales ou politiques (Socrate fut jugé et condamné de
cette manière par un jury de 501 citoyens en 399 av. J-C). C’est
assez étonnant. Chaque année, six mille citoyens sont tirés au
sort pour pouvoir faire partie de l’Héliée, le tribunal, et donc
concrètement des jurys. Imaginons un paysan de l’Attique, citoyen
athénien, ainsi désigné après s’être porté volontaire.
Appelons-le Georgios. Ce matin-là, Georgios dit à sa femme
(appelons-la Aphrodite) : « Aphrodite, je vais en ville
pour faire le juré ». Georgios part avec le soleil levant, il
arrive en ville vers sept heures, devant le tribunal populaire. Il y
a dix portes : une par tribu. Georgios se range devant la porte
de sa tribu. Devant chaque porte, il y a dix coffres portant
chacun une lettre, d’alpha à kappa : Georgios met sa
plaque de juré à son nom dans le coffre correspondant à sa lettre
mettons delta (on lui a attribué un delta quand il
a été désigné pour l’Héliée). Quand tous les présents (sans
doute une moyenne de deux mille citoyens deux cent jours par an) ont
mis leur plaque dans le bon coffre, un archonte (un responsable tiré
au sort) tire une plaque par coffre : cela fait dix plaques,
autant de citoyens qui sont immédiatement désignés comme jurés.
Georgios est tiré : c’est déjà ça, il n’est pas venu
pour rien. Il prend le coffre marqué du delta, et suit les
neuf autres qui se placent devant la porte. Là se trouvent deux gros
machins en marbre : les klèrotèria. Ce sont des sortes
de grandes stèles qui comportent des petites rainures horizontales
disposées en colonnes de cinq - soit dix colonnes pour les deux
klèrotèria. Ce sont des machines à tirer au sort. Chacun à
leur tour, Georgios et les neuf autres jurés désignés placent les
plaques de leur coffre dans les petites rainures, dans la colonne
correspondant à leur lettre. Une fois qu’ils ont fini - ça dure
un peu, on a le temps de bavasser, c’est aussi pour ça qu’on
vient, d’autant que la même scène se reproduit pour les neuf
autres tribus - on commence à tirer des boules, qu’on place dans
un petit tuyau qui court le long du klérotérion, afin que
tout le monde puisse les voir. Boule blanche : la première
section de cinq jurés en partant du haut de la colonne est acceptée
pour aujourd’hui. Boule noire : elle est refusée. Etc. Pour
les recalés, ils peuvent rentrer chez eux, ou aller manger une glace
sur l’agora. Pour les choisis, ce n’est pas fini : il faut
savoir dans quel tribunal on va passer la journée. Chaque juré va
prendre un gland dans un grand panier. Sur chaque gland, une lettre :
elle correspond à un jury. Ainsi, chacun peut être sûr que rien
n’est arrangé à l’avance. La procédure prend environ une
heure [8].
Sous ses aspects exotiques et désuets, le tirage au sort « boules & glands » à l’athénienne (on peut imaginer que le tirage au sort pour les autres charges publiques se déroulait d’une manière similaire, peut-être un peu moins sophistiquée) assure un réel contrôle du peuple sur les institutions civiques. D’abord, il permet à tous les citoyens de participer à l’exercice du pouvoir : on a pu estimer que 70% d’entre eux étaient membres de la Boulê au moins une fois dans leur vie. Il oblige les citoyens volontaires à une participation active à la vie publique : être juré, bouleute (de même que se présenter une quarantaine de fois par an à l’assemblé du peuple, pour voter) implique de se renseigner et de s’intéresser aux affaires du moment beaucoup plus que ne le fait aujourd’hui un simple électeur passif. Enfin, et ce n’est pas le plus petit des avantages, le tirage au sort empêche la constitution d’une « classe politique » séparée du corps des électeurs. Citoyens de 2011, nous sommes de facto gouvernés par un groupe semi-professionnel, celui des « hommes politiques » titulaires d’une sorte de BTS « Carrières politiques » : ils commencent jeunes par le militantisme au sein d’un parti, continuent avec une fonction élective locale avant, pour les plus doués, d’espérer une promotion en passant à l’échelon supérieur. Souvent, ils cumulent ces fonctions dans un parti avec une place au sein de l’appareil d’Etat. Significativement, on ne parle d’ailleurs plus de l’ « indemnité » des députés ou de celle du président de la République, mais de leur « salaire », comme s’ils étaient des employés de l’administration, et non les titulaires d’une charge publiques temporaire. Dans l’Athènes classique, rien de semblable, et bien de nos responsables frémiraient devant l’implacable reddition des comptes à laquelle devait se livrer le titulaire d’une charge publique athénienne à la fin de son mandat.
Bien sûr, c’était il y a deux mille cinq cent ans, et ce qui était possible alors ne l’est plus aujourd’hui. D’abord, parce que les citoyens athéniens étaient peu nombreux. C’était une société « de face à face » où tout le monde connaissait tout le monde, ou presque. Périclès ne vivait pas dans un bunker, on le voyait, on l’interpellait à l’assemblée. Les citoyens, de 30 000 à 45 000 au maximum, pouvaient être physiquement réunis en un même endroit, ce qui est impossible dans les démocraties modernes, en France par exemple, où le corps électoral compte environ 45 millions de membres. Et aussi, parce que la cité athénienne était profondément inégalitaire : si la démocratie concernait bien tous les citoyens, ceux-ci étaient nécessairement des hommes athéniens de plus de vingt ans : elle ignorait les femmes, les « métèques » (les étrangers résidents) et surtout les esclaves, qui représentaient au moins la moitié de la population totale et pouvaient dans une certaine mesure décharger les citoyens de leurs tâches économiques, leur permettant de consacrer une grande partie de leur temps à l’administration de la cité. Passé le IVe siècle av. J-C, le tirage au sort a donc sombré dans l’oubli en tant que mode de désignation sérieux . S’il fut employé dans l’Italie et l’Aragon médiévaux [9] (mais pas pour son aspect démocratique), il ne fut jamais envisagé de le réintroduire lors des révolutions américaine et française. Des deux côtés de l’Atlantique, les révolutionnaires n’étaient pas des démocrates (eux non plus) : ils ne souhaitaient pas établir le gouvernement du peuple par le peuple, mais le consentement de ce dernier à la loi, d’où la nécessité de se prononcer par le vote.
Le tirage au sort ne disparut pourtant pas complètement. Il fut longtemps utilisé pour choisir les conscrits (à partir du 8 nivôse an XIII, 29 décembre 1804 et officiellement jusqu’en 1905). Jusqu’à aujourd’hui, l’Etat l’utilise comme impôt déguisé, sous forme de loterie, avec boules mais sans glands, à partir de 1780, quand est fondée la Loterie royale (la Loterie nationale, ancêtre de la Française des jeux, a été fondée en 1933). Il est surtout utilisé dans le domaine de la justice, où sa légitimité n’a jamais été mise en doute : les procès criminels, en France, sont jugés par un jury populaire de douze citoyens tirés au sort sur les listes électorales (depuis 1981 ; auparavant, les maires devaient dresser des listes de « bons » citoyens). Aux Etats-Unis, l’affaire DSK nous a permis de constater que les jurys populaires tirés au sort avaient dans le domaine judiciaire des prérogatives beaucoup plus étendues que chez nous, puisqu’il existe aussi des jury préalables à un éventuel procès (le fameux « grand jury » de l’Etat de New York devant lequel Dominique Strauss-Kahn n’a finalement pas eu à comparaître). La réforme de la justice, en cours d’application [10], entend d’ailleurs étendre le rôle des jurys populaire jusque dans les tribunaux correctionnels, et plus seulement en cour d’assises : la levée de boucliers contre cette mesure [11] démocratique (puisqu’elle étend le pouvoir direct du peuple dans le tribunal, qui est censé rendre la justice « au nom du peuple français »), est significative de la confusion qui règne sur le rôle qu’on veut bien accorder au peuple dans notre régime politique : en gros, qu’il vote et qu’il se taise (à rapporter à l’éternel argument avancé contre les manifestations et les grèves : « La démocratie ne se fait pas dans la rue, elle se fait dans les urnes »).
Le tirage au sort reste donc confiné à la justice, là où l’on estime qu’il n’y a pas besoin de faire preuve d’expérience ou de compétence. Le jugement moral serait la chose du monde la mieux partagée, puisque chaque citoyen est estimé capable de juger « en son âme et conscience ». En matière politique, le tirage au sort, cette bombe atomique démocratique, reste impensable, car il nie les indispensables « compétences » et autre « expertise » indispensables à la gestion des affaires publiques. Quoique... en réalité, il est bien utilisé, et de manière très politique, dans nos démocraties. Massivement, même. Mais pas pour distribuer les postes dirigeants : pour interroger le peuple. On appelle ça : un sondage. Le peuple est régulièrement consulté, de manière anonyme et privée, par des instituts de sondages, qui le font au service de la presse mais aussi, et de plus en plus, par les responsables politiques eux-mêmes. Cela est permis par la découverte de la possibilité de constituer des « échantillons représentatifs » de la population : des groupes choisis au hasard qui donnent un reflet très fidèle de la composition réelle de la population étudiée (La représentativité de l’échantillon n’est pas en soi une notion mathématique : elle repose sur le fait que le groupe sélectionné comme échantillon « colle » à la population globale en termes de sexe, d’appartenance sociale, d’âge, etc. Si l’ont fait un sondage par téléphone à trois heures de l’après-midi, on risque d’avoir beaucoup de retraités dans l’échantillon, qui sera biaisé : peut-être représentatif des téléspectateurs de Derrick, mais pas de la population totale. Pour remédier à ces biais, il convient de ne pas téléphoner à trois heures de l’après-midi, et de constituer des échantillons assez larges. Pour un sondage utilisant un intervalle de confiance de 95% [12] - le plus utilisé, avec mille personnes, la marge d’erreur sera de 1/1000 = 0,03, soit environ 3%. Avec dix mille, elle sera de 1/10000 = 0,01, soit 1%. Certains sondages sur la primaire socialiste, par exemple, n’ont porté que sur des échantillons de 365 personnes, d’pù leur médiocre fiabilité [13]). Le premier coup d’éclat des sondages comme méthode de prédiction date de 1936, quand l’institut Gallup réussit à prédire la réélection de Franklin D. Roosevelt à la présidence des Etats-Unis, alors que la presse classique avait annoncé sa probable défaite à la suite d’ « enquêtes » auprès de ses lecteurs ; les sondages se généralisèrent par la suite, avant de devenir une méthode de gouvernement avec les sondages dit « qualitatifs » (on sélectionne un groupe restreint de personnes et l’on teste sur eux des idées et des slogans, un peu comme on le fait avec une nouvelle marque de shampooing).
On fait donc beaucoup appel à la sélection aléatoire, pour constituer des groupes secrets à partir desquels les hommes politiques testent et adaptent leurs idées et leurs programmes (on a déjà vu comment la publication répétées de sondages par les médias contribuait à vider les élections d’une grande part de leur contenu politique). Il n’y a qu’un donc pas pour se dire qu’un groupe de mille citoyens pris au hasard dans les listes électorales, soit un gros parlement (le parlement français comprend 920 députés et sénateurs), pourrait représenter plus fidèlement la composition de la société française que les actuelles chambres, dont les groupes politiques minoritaires, Verts ou Front national, critiquent d’ailleurs régulièrement le mode de sélection. Toutefois, la suppression pure et simple des assemblées élues aurait le désavantage de rendre impossible l’expression d’une volonté politique du peuple, comme une majorité progressiste ou une majorité conservatrice. Pour maintenir la possibilité d’une expression politique du peuple, on pourrait toujours conserver le référendum, mais il comporte lui aussi des inconvénients : il se transforme souvent en plébiscite du pouvoir en place. Des penseurs modérés proposent donc d’adjoindre aux chambres existantes une troisième chambre, sélectionnée par tirage au sort et statuant sur des projets à long terme [14]. De tels chambres ont déjà été expérimentées : en Colombie-Britannique (Canada), en 2004, à propos de la réforme du mode de scrutin du parlement, et en Islande, à propos de la réforme de la Constitution suite à la crise financière qui a frappé le pays en 2008.
D’autres tentatives de réintroduire le tirage au sort ont eu lieu dans le cadre de ce qu’on appelle la « démocratie participative ». On se souvient que Ségolène Royal fut joyeusement moquée en 2006, quand elle proposa de faire contrôler les élus par des « jurys citoyens » tirés au sort : ce n’était pourtant pas la plus risible de ses propositions, et ce n’était pas une marque de robespierro-pol-potisme, comme on lui en fit le reproche. De même, à l’échelle locale, des groupe de personnes choisies au hasard sont de plus en plus souvent convoquées pour discuter de projets d’urbanisme ou d’aménagement.
En ce début de XXIe siècle, le tirage au sort est un des « spectres » qui hantent l’Europe (et les vieilles démocraties). On en parle : au cours des derniers mois, des livres, des articles, y ont été consacrés [15]. Il est rigolo mais pas très sexy, cet antique tirage au sort. Il déçoit les aristocrates, y compris ceux qui s’ignorent, qu’ils soient de droite (parce qu’on ne va quand même pas ouvrir le restaurant du Sénat à des caissières de Carrefour ou à des chômeurs en fin de droits) ou de gauche (parce qu’une bonne vieille avant-garde éclairée, ça a quand même plus de gueule). L’établissement du tirage au sort pour toutes les fonctions aujourd’hui électives rendrait sans doute la vie politique plus terne : on serait privé des divertissantes joutes entre Arnaud Montebourg et Jean-François Copé, et Yves Calvi et Arlette Chabot seraient bien emmerdés de faire débattre Madame Michu et Monsieur Dugenou à leur place. De temps en temps, on tomberait peut-être sur des « incompétents » (encore qu’il y en ait déjà un certain nombre parmi le personnel actuel). Mais est-ce si grave d’être gouverné par des gens normaux ? A la fin du Ve siècle av. J-C, Cléon, à Athènes, répondait ainsi : « Allons-nous oublier que l’on tire meilleur parti de l’ignorance associée à une sage pondération, que de l’habileté jointe à un caractère capricieux, et qu’en général les cités sont mieux gouvernées par les gens ordinaires que par ceux d’esprit plus subtil ? Ces derniers veulent toujours paraître plus intelligents que les lois. Les gens ordinaires, au contraire, ne veulent avoir plus de discernement que les lois. Moins habiles à critiquer l’argumentation d’un orateur éloquent, ils se laissent guider, quand ils jugent des affaires, par le sens commun et non par l’esprit de compétition. C’est ainsi que leur politique a généralement des effets heureux [16]. »
[1] La théorie du vote utile peut se résumer très simplement : « Voter toujours pour le candidat le mieux placé dans les sondages », afin de ne pas éprouver trop de regrets. Elle constitue un dogme intangible et un des principaux arguments électoraux du PS depuis le 21 avril 2002, quand des électeurs regrettèrent de ne pas avoir voté Jospin parce qu'il avait finalement réalisé un score très faible.
[2] D'autres partis, les Verts notamment, ont organisé des primaires, mais n'étant pas ouvertes, elles n'ont pas donné lieu aux mêmes délires prédictifs
[3] Menée dans ces conditions, la grande offensive du printemps 1917 fut un désastre qui précipita la déliquescence du gouvernement provisoire
[4] Montesquieu : « Le suffrage par le sort est de la nature de la démocratie ; le suffrage par choix est de celle de l'aristocratie. Le sort est une façon d'élire qui n'afflige personne : il laisse à chacun une espérance raisonnable de servir sa patrie », De l'Esprit des lois, 1748, cité par Yves Sintomer, Petite histoire de l'expérimentation démocratique, 2011. Montesquieu non plus n'était pas un démocrate.
[5] Les citoyens athéniens appartiennent tous à une tribu, au nombre de dix, réunissant chacune une circonscription proche de la mer, une autre de la ville, et une de la campagne
[6] Paul Demont, « Tirage au sort et démocratie en Grèce ancienne », La Vie des idées, 22 juin 2010. Paul Demont se trompe : Chartres n'est pas en Île-de-France, mais dans la région Centre. Remplacez Chartres par Fontainebleau, l'idée est la même
[7] Aristote, Constitution d'Athènes, 63-66
[8] Les Athéniens avaient d'ailleurs une façon de rendre la justice très différente de la nôtre : l'accusé devait se défendre personnellement de ce dont on l'accusait, l'accusation étant toujours portée par un citoyen à titre personnel et non par un magistrat de la cité. Les avocats étaient interdits, ce qui n'empêchait pas de prendre des cours auprès d'un expert en rhétorique. A la fin des plaidoiries, les jurés, choisis au hasard, votaient sans délibération sur la culpabilité ou l'innocence de l'accusé - il était même interdit de discuter du cas.
[9] Il était encore utilisé dans certaines cités-Etats italiennes, notamment Florence et Venise. A Florence, il permettait de distribuer équitablement les fonctions dirigeantes entre les bourgeois des corporations professionnelles préalablement sélectionnés ; il ne permettait pas l'accès de ces charges au popolo magro, le petit peuple. A Venise, il permettait de départager les familles aristocratiques entre elles, dans la distribution des postes dirigeants, après neuf tours de scrutin mêlant tirage au sort et élection... A ces divertissants sujets, voir Yves Sintomer, op. cit.
[10] A partir du 1er janvier 2012, des « citoyens assesseurs » participeront au jugement de délits et de remise en liberté conditionnelle. La disposition sera d'abord testée dans les tribunaux de grande instance de Dijon, Toulouse, Chalon-sur-Saône, Mâcon, Chaumont, Albi, Castres, Foix et Montauban
[11] Sans méconnaître les grosses arrière-pensées démagogiques et hostiles à l'indépendance de la justice qui se cachent derrière les modalités d'application de cette réforme
[12] Dans un sondage utilisant un intervalle de confiance de 95%, on a 95% de chances que la valeur comprise dans l'intervalle de confiance soit celle de la population totale. Exemple : On demande aux Grecs - encore eux - par référendum s'ils n'auraient pas l'impression d'être en train de se faire avoir : ils doivent répondre par OUI ou NON. On fait un sondage sur 1000 Grecs : la marge d'erreur est de 3%. 700 Grecs de l'échantillon - dont les lointains descendants de Georgios et Aphrodite - répondent OUI, soit 70%. L'intervalle de confiance est de [0,67 ; 0,73]. Qu'est-ce que cela veut dire ? Eh bien qu'il y a 95% de chances que dans la vraie population (pas les 1000, mais tous les Grecs) le pourcentage de gens qui vont voter OUI est compris entre 66,7% et 73,3%
[13] voir Alain Garrigou, « L'opinion contre le peuple », Le Monde diplomatique, octobre 2011
[14] Yves Sintomer, op. cit.
[15] Récemment : une tribune sur Rue89, http://www.rue89.com/2011/11/08/pourquoi-le-tirage-au-sort-du-president-serait-plus-democratique-226328, une autre sur OWNI : http://owni.fr/2011/11/18/la-democratie-par-tirage-au-sort/
[16] Cité par Thucydide, La Guerre du Péloponnèse, III, 37