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Réflexions sur quelques bouts de tissu

Réflexions sur quelques bouts de tissu

Réflexions sur quelques bouts de tissu
Mis en ligne le mardi 6 juillet 2010 ; mis à jour le dimanche 4 juillet 2010.

Publié dans le numéro 10 (19 juin-2 juillet 2010)

Tant d’articles, tant d’éditos, tant de tribunes ! Et pourtant, il a semblé au Tigre qu’il y restait des choses non entendues, ou peut-être que les discours étaient trop éparpillés. Alors voilà : un énième article sur le voile et la mal-nommée « burqa ». Il ne s’agit pas directement, ou plutôt pas seulement, d’argumenter : le sujet est trop sensible pour convaincre qui que ce soit de manière cartésienne. Juste de proposer des pistes, réflexions, notes, remarques, citations, éléments historiques — volontairement en vrac. Certains drôles, certains de mauvaise foi, quelques sophismes, parce qu’un peu d’ironie ne fait pas de mal dans un contexte où les deux camps se renvoient des arguments d’un dogmatisme parfois confondant.

Loi du 26 Brumaire, an IX : « Toute femme désirant s’habiller en homme doit se présenter à la Préfecture de police pour en obtenir l’autorisation [...] Cette autorisation ne peut être donnée qu’au vu d’un certificat d’un officier de santé... » Deux circulaires de 1892 et 1909 autorisent le port féminin du pantalon à condition que la femme soit à bicyclette ou à cheval. En 2003, le député UMP de l’Indre Jean-Yves Hugon ayant demandé au gouvernement, par le biais d’une lettre envoyée à la ministre déléguée à la Parité et l’Égalité professionnelle, Nicole Ameline, de revenir sur cette loi datant du début du xixe siècle qui interdit donc toujours aux femmes le port du pantalon, la ministre répondait qu’il ne lui paraissait « pas opportun de prendre l’initiative d’une telle mesure dont la portée serait purement symbolique ».

Au fait : c’est la Perse, bref l’Iran, qui a inventé les premiers pantalons féminins. Il y a très longtemps.

« Les Talibans applaudiraient. Le reste du monde doit se déclarer révulsé. » C’est la conclusion de l’éditorial cinglant du New York Times (26 janvier 2010), au lendemain de la remise du rapport de la mission parlementaire française préconisant l’interdiction du voile intégral dans les services publics. Pour le quotidien new-yorkais, il s’agirait d’une violation des libertés individuelles comparable à celle qui consista pour les Talibans à obliger les femmes à porter la burqa, lorsqu’ils étaient au pouvoir en Afghanistan : « Les gens doivent être libres de prendre ces décisions eux-mêmes, et non se les voir imposer par des gouvernements ou mises en application par la police. »

Ce que Pierre Tevanian dit à sa façon, dans un argument qui semble imparable [1] : « Il est paradoxal qu’aux femmes qui les portent, nos brillants voltairiens n’aient pas dit : “Je désapprouve votre voile et ce qu’il signifie (à mes yeux), mais je suis prêt à mourir pour que vous ayez le droit de le porter” — mais plutôt quelque chose de ce genre : “Je désapprouve votre voile et ce qu’il signifie, et je suis donc prêt à mourir pour que vous n’ayez pas le droit de le porter.” »

À quelques jours de la présentation en conseil des ministres du projet de loi, le Conseil d’État lance une nouvelle mise en garde, estimant qu’une interdiction du « voile intégral » ne reposerait sur « aucun fondement juridique incontestable ».

À l’origine, c’est à l’initiative du député-maire communiste de Vénissieux, André Gerin, que le débat est né. « 19 juin 2009. Proposition de résolution tendant à la création d’une commission d’enquête sur la pratique du port de la burqa ou du niqab sur le territoire national, Exposé des motifs : Mesdames, Messieurs, La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 stipule : “Nul ne doit être inquiété pour ses opinions même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi.” [... Mais] Quand la laïcité est menacée, la société française l’est dans son unité, dans sa capacité à offrir un destin commun. Au fil de l’histoire, des lois ont marqué l’affirmation juridique du principe de laïcité. Certaines ont été nécessaires quand il s’est trouvé en danger. Il nous faut, en la matière, faire preuve de lucidité. Il en a ainsi été de la loi no 2004-228 du 15 mars 2004 interdisant le port de signes ou tenues par lesquels des élèves manifestaient ostensiblement leur appartenance religieuse au sein d’un établissement scolaire. Elle s’inscrivait dans le prolongement du rapport et des recommandations de la commission de réflexion, dite “Commission Stasi” sur l’application du principe de laïcité, remis au Président de la République, Jacques Chirac, le 11 décembre 2003. Nous sommes aujourd’hui confrontés, dans les quartiers de nos villes, au port par certaines femmes musulmanes de la burqa, voilant et enfermant intégralement le corps et la tête dans de véritables prisons ambulantes ou du niqab qui ne laisse apparaître que les yeux. Si le foulard islamique constituait un signe distinctif d’appartenance à une religion, nous sommes là au stade extrême de cette pratique. Il ne s’agit plus seulement d’une manifestation religieuse ostentatoire mais d’une atteinte à la dignité de la femme et à l’affirmation de la féminité. Vêtue de la burqa ou du niqab, elle est en situation de réclusion, d’exclusion et d’humiliation insupportable. Son existence même est niée. La vision de ces femmes emprisonnées nous est déjà intolérable lorsqu’elle nous vient d’Iran, d’Afghanistan, d’Arabie Saoudite ou de certains autres pays arabes. Elle est totalement inacceptable sur le sol de la République française. Nous savons, en outre, qu’à cette tenue vestimentaire dégradante s’ajoute une soumission à son époux, aux hommes de sa famille, une négation de sa citoyenneté. Il faut se rappeler les professions de foi de l’imam Bouziane, en avril 2004, en faveur des châtiments corporels pour les épouses adultères, sur fond de diatribe anti-occident, d’un racisme anti-blanc, anti-France. »

Ce texte contient des points problématiques. Premier point : le foulard est « un signe distinctif d’appartenance à une religion », la burqa est « le stade extrême de cette pratique ». Mais qu’est-ce que le stade extrême d’une religion ? L’extrémisme répondra-t-on, en une tautologie. Ainsi les bouclettes seraient le « stade extrême » de la kippa. Et c’est là que le bât blesse : en quoi le stade extrême d’une religion, fait éminemment privé, pose-t-il problème à la société ? Imaginons que la burqa ne soit qu’une manifestation religieuse — ce que récusent ses opposants : serait-elle condamnable ? L’appellation « voile intégral » a ceci de bizarre qu’elle jette un doute sur le voile « pas intégral », qui serait comme un premier pas vers « l’intégral ».

La longueur du tissu est-elle proportionnelle à la liberté ? La couleur joue-t-elle ? Le sari des indiennes, aux couleurs chatoyantes, doit-il être perçu plus favorablement que le tchador porté en Iran, d’ordinaire noir ? Une jupe courte est-elle plus libérée qu’une jupe longue ? Un bermuda qu’un pantalon, un short qu’un bermuda ? Le stade rêvé de la liberté serait-il la nudité ?

Devoir de mémoire. Quelle est la première religion ayant voilé les femmes ? (Roulement de tambour.) Le christianisme. La première Épître de Paul aux Corinthiens (11/2-16) est le premier écrit issu des religions monothéistes à avoir lié le voile des femmes à leur relation à Dieu : « Je vous félicite de vous souvenir de moi en toute occasion, et de conserver les traditions telles que je vous les ai transmises. Je veux pourtant que vous sachiez ceci : le chef de tout homme, c’est le Christ ; le chef de la femme, c’est l’homme ; le chef du Christ, c’est Dieu. Tout homme qui prie ou prophétise la tête couverte fait affront à son chef. Mais toute femme qui prie ou prophétise tête nue fait affront à son chef ; car c’est exactement comme si elle était rasée. Si la femme ne porte pas de voile, qu’elle se fasse tondre ! Mais si c’est une honte pour une femme d’être tondue ou rasée, qu’elle porte un voile ! L’homme, lui, ne doit pas se voiler la tête : il est l’image et la gloire de Dieu ; mais la femme est la gloire de l’homme. Car ce n’est pas l’homme qui a été tiré de la femme, mais la femme de l’homme, et l’homme n’a pas été créé pour la femme, mais la femme pour l’homme. Voilà pourquoi la femme doit porter sur la tête la marque de sa dépendance, à cause des anges. Pourtant, la femme est inséparable de l’homme et l’homme de la femme, devant le Seigneur. Car si la femme a été tirée de l’homme, l’homme naît de la femme et tout vient de Dieu. Jugez par vous-mêmes : est-il convenable qu’une femme prie Dieu sans être voilée ? » Certains tireront comme conclusion que les religions sont des tissus de bêtises. Ou que, au Coran ou à la Bible, on peut faire dire bien des choses en extrayant deux versets ou trois hadiths.

À propos de Coran, le seul texte fondateur du port du voile paraît bien sobre par rapport à l’Épître de Paul. Il s’agit du verset 31 de la Sourate de la Lumière : « Dis aux croyantes de baisser leurs regards, d’être chastes, de ne montrer que l’extérieur de leurs atours, de rabattre leurs voiles sur leur poitrine, de ne montrer leurs atours qu’à leurs époux, ou à leurs pères, ou aux fils de leurs époux, ou à leurs frères, ou aux fils de leurs frères, ou aux fils de leurs sœurs, ou à leurs servantes ou leurs esclaves, ou à leurs eunuques, ou aux garçons impubères. » Je triche : j’ai enlevé la phrase conclusive, que j’aime beaucoup. Elle dit en effet : « Dis-leur de ne pas frapper le sol de leurs pieds pour montrer leurs atours cachés. » La traduction semblait vieillote, je ne voyais pas trop ce qu’était « frapper le sol ». Quand soudain l’illumination, j’ai pensé à la scène de danse de BB dans Et dieu créa la femme : BB frappe le sol de ses pieds, sa jupe se soulève ; j’ai compris l’inquiétude divine.

Germaine Tillon : « Il y a encore peu de temps — très exactement avant le récent développement touristique de ces dix dernières années — une femme qui, en Espagne, au Portugal, dans le Sud de la France, en Corse, en Italie méridionale, en Grèce, au Liban, entrait dans une église sans avoir les cheveux couverts, ne serait-ce que d’un mouchoir, faisait scandale. Une épître de saint Paul le recommande. [...] Pendant ce temps les femmes sans fichu ne scandalisaient personne dans les églises parisiennes et champenoises, où cependant saint Paul n’est pas moins vénéré que dans les chapelles de Bastia et de Tarente... Recueillant la même parole, le “tamis mental” des chrétiens du Nord de la Loire n’a visiblement pas retenu les mêmes mots que le tamis méditerranéen. » [2] Des coutumes, des mœurs. Pas des lois.

Dhaou Meskine, imam à Clichysous-Bois [3] : « On n’a jamais représenté la Vierge la tête nue sur les tableaux. Le voile était pour elle un signe de respect, non de soumission aux hommes ou à la société. N’est-ce pas une dérive de critiquer des pays qui obligent les femmes à porter le voile, quand dans le nôtre nous les empêchons de le porter ? La laïcité était un bon cadre au début, mais [...] la loi s’est emballée dans une nouvelle définition de la laïcité. Cela donne : tu dois t’habiller comme moi ou tu ne respectes pas la laïcité. »

Retour à l’actualité. La question était donc : en changeant de degré, change-t-on de nature ? Admettons que oui : que certains défendent le voile, mais veuillent interdire le niqab. C’est là qu’intervient l’argument de défense des femmes. Pourquoi certains se sont-ils mis en tête de « défendre » ces femmes, éventuellement malgré elles ? Parce qu’ils les voient. C’est d’abord la visibilité extrême de la burqa qui fait que le changement de nature est stipulé. La commission dit de la femme en burqa : « Son existence même est niée. » Or nier l’existence de quelqu’un, c’est ne pas le voir : voir une femme recouverte, c’est la voir quand même. C’est comme la différence entre les clochards dans les villes et les clochards relégués en dehors des villes : dans le premier cas, la société assume leur existence. Ce n’est peut-être pas agréable à voir, mais c’est une réalité.

La question du voile et celle de la claustration sont distinctes. Mieux vaut-il sortir voilée, ou ne pas sortir du tout ? Certains poussent le paradoxe de la loi jusqu’à comparer la situation de ces femmes potentiellement condamnables à celle d’enfants battus que l’on verbaliserait d’avoir montré leurs bleus. Avec pour seul effet concret leur relégation hors de l’espace visible.

Soit un affreux mari barbu opprimant sa femme, laquelle rêve de mode occidentale. — Chéri ? Je peux sortir sans mon voile intégral ? — Oui, bien sûr. Depuis que la loi est passée, j’ai eu une illumination républicaine. Tu veux qu’on aille faire du shopping ? La seule chance qu’auraient des femmes opprimées d’être en contact avec le monde extérieur, et donc avec leurs défenseurs potentiels, leur est soudain interdite... par la loi ! Ah oui, mais il y aura le stage : les femmes contrevenant à la loi seront en effet passibles d’une amende de 150 euros et/ou d’un « stage de citoyenneté ».

Éric Chevillard : « Avouons-le, malgré notre esprit de tolérance, nous avons culturellement un peu de mal à admettre que les épouses des Talibans obligent ceux-ci à dissimuler leurs visages sous ces barbes énormes. » Ce serait le comble : que la police arrête une femme bigote qui, non contente de s’imposer une prison de tissu, oblige son homme à être plus religieux qu’il ne le voudrait.

Si le niqab est un libre choix de la femme, on se heurte à une aporie. Car depuis quand la servitude volontaire est-elle interdite ? Les religieuses catholiques (Carmélites, Clarisses, etc.) ont le corps à peine moins voilé que si elles portaient une burqa. Elles vivent cloîtrées, le corps recouvert de tissus épais. Ce qui revient à dire : vous avez le droit d’être (trop) religieux, mais dans le cadre de la tradition judéochrétienne. Une super-héroïne, soit, mais de notre religion. (Car tous les religieux se prennent un peu pour ça : des super-héros. Tout habit distinctif, qu’il soit cape, uniforme ou niqab, procure un sentiment de singularité. Des femmes portant le niqab ont témoigné [4] de ce sentiment de puissance).

À propos de super-héros, évacuons un argument récurrent : le lien entre braquage et port de la burqa — suite à l’attaque d’une poste dans l’Essone, début 2010. Le texte de loi devrait précisément stipuler que « nul ne peut, dans l’espace public, porter une tenue destinée à dissimuler son visage ». Des exceptions ont été prévues : quand « la tenue est prescrite par une loi ou règlement » (casque pour motocycliste...), si elle est « autorisée pour protéger l’anonymat de l’intéressé » (forces de sécurité...), si elle est « justifiée par des raisons médicales » ou « s’inscrit dans le cadre de fêtes » (masque de carnaval...). Les braqueurs pourront donc braquer une banque munis d’un casque de moto, habillés en CRS, ou déguisés en Picsou géants — tout cela s’étant déjà vu.

Fidèle à sa tradition de jeux de mots qui, sur les sujets graves, frise souvent l’indécence et sert de paravent oulipien à l’absence de positionnement politique, Libération a titré il y a quelque mois : « Burqa non grata ». Afin d’offrir aux journalistes de Libé un gain de temps non négligeable, nous leur proposons comme titrailles pour le vote de la loi : « L’intégrale ! », « Le voile et la vapeur », ou « Voili voilà ! ».

Dans la Proposition de résolution..., une dernière phrase était notable : « La vision de ces femmes emprisonnées nous est déjà intolérable lorsqu’elle nous vient d’Iran, d’Afghanistan. » Vlan ! La marche est franchie. Ah, si on pouvait les libérer, les dévoiler ! C’est peut-être l’occasion d’un peu d’histoire... La « libération forcée » des femmes voilées ne date en effet pas d’hier.

Le premier État à interdire le voile ? L’Iran. Hein, l’Iran ? Oui, l’Iran. Le très autoritaire Reza Shah Pahlavi, au pouvoir entre 1925 et 1941, imposa une administration à l’occidentale, un développement de type capitaliste, le modèle éducatif français. Plus de voile pour les femmes ! Aux hommes furent interdits le fez et le turban : le choix leur était laissé entre la casquette kémaliste et le feutre à l’européenne. « Mais ultérieurement, entre 1967 et 1975, lorsque le consentement de la première femme fut rendu nécessaire pour que l’époux en prenne une seconde [...], ces mesures en faveur des femmes eurent un effet pervers. Cette modernisation fut ressentie comme une “westoxication” [Gharbzadegi] contre laquelle allaient bientôt réagir les mollahs. » [5] En Iran, le retour à l’islam des jeunes a pu être une manière de signifier leur résistance à un régime autoritaire. Même scénario en Afghanistan, où l’émir Amân Allah laïcise le pays dès 1920 : les femmes sont dévoilées ; elles peuvent se couper les cheveux « conformément à la mode ». Les hommes se voient imposer le port du pantalon d’uniforme à l’européenne, ce qui suscite une longue résistance. Révolte, exil en 1938. Même chose plus tard en Syrie ; même chose en Tunisie, où Bourguiba prône la libération des femmes.

Tous ces chefs d’État étaient laïcs. Tous étaient émules de Mustafa Kemal dit Atatürk, le premier président de la République turque (1923-1938), tellement inspiré des idéaux de la République française qu’il voulut transformer son pays en quelques années avec un autoritarisme qui laisse songeur : alphabet romain remplaçant l’alphabet arabe (la « Révolution des signes »), laïcisation forcée, oppression des minorités (le massacre des Kurdes). Au nom de la philosophie des Lumières et de la modernité.

Lorsque l’on sait que vêtements occidentaux et traditionnels peuvent faire bon ménage (beaucoup passant de l’un à l’autre, parfois dans une même journée), lorsque l’on voit en revanche les crispations, la radicalisation presque naturelle que peut provoquer une obligation à s’habiller de telle ou telle façon, au nom d’idéaux oscillant entre le paternalisme et l’autoritarisme, on est pris d’un (grand) doute.

Alain Gresh, sur son blog, en juin 2009 : « Au début des années 1980, les milices de Rifaat El-Assad, le frère du président syrien, dévoilaient les femmes dans les rues de Damas. Pourquoi ne pas créer de telles milices en France dont la tâche, en plus du dévoilement des femmes musulmanes pourrait être : d’arracher les perruques des femmes juives traditionalistes que les maris obligent à se raser la tête ; d’arracher les tenues des bonnes sœurs qui osent se promener en habit traditionnel (rappelons-nous cette défaite de la laïcité, quand la presse française interviewait sœur Emmanuelle portant un foulard...) ; enfin, de vérifier que la longueur des jupes des jeunes filles de toutes confessions est conforme à l’idée que nous, les hommes, nous nous faisons du droit des femmes à leur corps... »

Mais revenons à nos moutons actuels. Il y a quelques années, Le Canard enchaîné avait révélé que sœur Adalberta, mère supérieure polonaise de la Congrégation des sœurs carmélites de l’enfant Jésus de Bormes-les-Mimosas, avait obtenu de la préfecture du Var une carte de résidence avec une photo d’identité où elle figurait voilée.

À propos de photos d’identité, le gouvernement indien a renouvelé sa demande à la France de lever l’interdiction, depuis 2005, d’y porter le turban. Pour Preneet Kaur, secrétaire d’État aux Affaires étrangères : « Si les Sikhs sont photographiés sans turban, alors on enregistre des données inexactes car normalement un Sikh porte toujours un turban. La communauté sikhe, qui compte de 10000 à 11 000 membres en France, vit cette loi comme une entrave profonde à la pratique de sa religion. En effet, tout comme le Kesh (les cheveux non coupés et la barbe) ou le Kirpan (poignard traditionnel), le turban est l’un des cinq attributs que doit obligatoirement porter un homme de cette religion, sans jamais s’en défaire. Pour eux, l’enlever [serait comme] renoncer au principe de laïcité pour un Français républicain. »

Dans le sikhisme, les cheveux ne sont pas coupés : ce sont des cadeaux de Dieu. Les Sikhs font remarquer malignement que, même s’ils retiraient leur turban, leurs longs cheveux noués constitueraient tout autant un signe religieux « ostensible » condamné par la loi. Bref : si les Sikhs semblaient politiquement menaçants suite à une sikhophobie (sic) comparable à l’islamophobie ayant suivi le 11 septembre, aurait-on promulgué une loi pour les forcer à se couper les cheveux ?

Paradoxe : ce sont les hommes sikhs qui portent le turban. Pas leurs femmes. Faut-il en déduire que les femmes sikhes sont discriminées ? inférieures ? soumises ? Faut-il réclamer que les femmes mettent le turban, pour être les égales des hommes ?

L’exemple des Sikhs laisse entrevoir une évidence : les femmes en niqab font peur parce qu’elles sont musulmanes, et qu’il y a beaucoup de musulmans en France, appartenant qui plus est à des catégories sociales défavorisées. Les princesses saoudiennes, qui viennent depuis bien longtemps place Vendôme, n’ont jamais posé problème à quiconque. Elles étaient considérées, à juste titre pourrait-on dire, comme exotiques. Dès lors, le raisonnement insidieux de certains hommes politiques semble être : « Et si tous ces musulmans se radicalisaient ? » Mais il ne font que la moitié du chemin — dont le bout est le racisme.

Dans Chrétienté, ce chemin a le mérite d’être exprimé en entier : « On connaît l’opinion de Jean-Marie Le Pen sur la question, il l’a maintes fois exprimée : l’augmentation du nombre de femmes voilées montre aux yeux de tous la progression de l’immigration sur notre territoire. Cette opinion prend aujourd’hui un relief particulier. Car ces députés qui ne veulent plus voir de niqabs ni de burqas n’ont aucune intention de défendre l’identité française. Ce sont des immigrationnistes. Et leur but est précisément, sous couvert d’une “laïcité” qui sert à tout, de cacher la progression de l’immigration la plus islamiste et de l’islam le plus radical. [...] Si l’on interdit aux femmes de porter le niqab, elles ne le feront plus, mais elles seront toujours là. Or il vaut mieux savoir à qui l’on a affaire, dans ce cas comme de façon générale. [...] Les femmes dépouillées de leur niqab seront toujours islamistes, et même davantage encore puisqu’elles se sentiront persécutées. C’est le type même du faux problème auquel on veut apporter de fausses solutions à partir de faux principes. Le vrai problème est celui de l’immigration islamique. » Voilà qui a le mérite d’être clair : c’est le voile, intégral ou non, comme symbole de l’irruption d’une communauté religieuse autre dans un pays fortement déchristianisé qui pose problème à certains.

Le paradoxe : avant, lorsque l’ennemi était désigné comme tel, le but premier des gouvernants était de faire en sorte qu’il ne puisse pas se fondre dans la masse. C’est ainsi qu’à l’époque almoravide, le Traité de censure des coutumes de Ibn Abûn exigeait des juifs et des chrétiens, dont le vêtement était similaire à celui des musulmans, qu’ils portent une ceinture permettant de les distinguer. Pendant la période coloniale, les femmes créoles de Louisiane portaient un foulard en forme de turban sur la tête : un tignon. Songea-t-on à leur enlever ? Bien au contraire : ce couvre-chef leur fut imposé, en 1785, afin que leur façon de s’habiller se distingue de celle des Blancs. L’étoile jaune avait un but : reconnaître (une religion, un groupe social, une race). Les marques stigmatisantes imposées par l’État ne datent pas d’hier.

On appelait une loi somptuaire une loi visant à modifier l’habillement pour préserver la stratification sociale ; interdisant par exemple à certaines classes sociales la consommation ostentatoire afin de les empêcher d’imiter l’aristocratie. Entre les règnes de François Ier et d’Henri IV, il y eut ainsi des édits somptuaires interdisant aux bourgeois d’avoir plus d’un laquais habillé de bure brune, ou aux laboureurs de porter du velours.

Justement, dans l’Arabie ancienne, le voile était porté par les femmes de rang aristocratique. L’absence de voile était un marqueur social. « Le féminisme musulman, dès sa naissance en Égypte au tournant du XXe siècle, met l’accent sur le fait que la paysanne n’a jamais été voilée : ce qui apparaît aux réformistes comme un privilège, une marque de modernité, est dans le monde médiéval la marque de la bassesse. » [6]

La prétendue fin des critères de distinction via l’habillement (on pourrait dire qu’aujourd’hui, tout le monde s’habille... comme un pauvre) n’est-elle pas une illusion ? L’originalité de notre période : on n’ajoute plus des marqueurs distinctifs, on en enlève. Ce n’est pas : on vous stigmatise ; c’est : enlevez vos stigmates. Et ce faisant, soyez comme tout le monde. Mais quel est ce « comme tout le monde ? » Quel est l’étalon de la visibilité ou de l’invisibilité ? À force de simplisme, on en viendra bientôt à édicter quels sont les bons habits de la femme libérée : jeans, baskets. Une sorte de rêve du juste milieu, du juste habillement. Car : trop couverte, trop visible. Pas assez couverte (délit de racolage) : trop visible encore. Et au fait : jupe ou pas jupe ? talons ou pas talons ?

À ce sujet, on reprochera à certains féministes (Pierre Tevanian, le collectif les Tumultueuses), parmi les plus vifs opposants au projet de loi, de verser dans le dogmatisme. Les « anti-burqa » agissant soi-disant au nom de la libération de la femme, ces féministes-là répondent : vous voulez vraiment libérer la femme ? Libérez-la des diktats « de la minceur, de la beauté, des gros seins, de la jeunesse, de la blancheur, de la beauté ». Et de rappeler « l’inégalité de traitement entre hommes et femmes topless », dans un raisonnement qui lui aussi traduit une volonté d’égalité étrange — un idéal de société asexuée. Comme si eux savaient à quoi devait ou ne devait pas ressembler une femme « libre ».

Ah, l’égalité homme femme ! Mais les hommes en jupe et les femmes à cravate, ça reste rare, on en conviendra. C’est seyant, pourtant. Scène du métro parisien. Une jolie jeune fille. Tout à coup, elle crie, furieuse, à l’attention d’un homme d’un certain âge, d’origine maghrébine, paisiblement assis non loin d’elle : Mais arrêtez de me regarder ! Le vieil homme ne dit rien, se contentant de lui sourire. Elle reprend : Pourquoi vous me regardez ? Vous me regardez, là, depuis tout à l’heure. Vous me regardez, alors que vous pourriez regarder ailleurs, par exemple là, là, là, là, là et là ! Tout le monde riait en coin. Comme elle s’en allait, furieuse, le vieux monsieur lui a lancé un : Mais t’emballe pas, princesse... Scène cocasse, s’il est vrai que pour se savoir regardé, encore faut-il avoir soi-même regardé l’autre ! Si une top-model entre dans un métro, tous les regards vont se porter sur elle, les yeux happés par — « rincés », dit l’expression langagière : de même qu’on se lave les mains, on peut se rincer les yeux. La plupart de ces femmes-là baissent les yeux, font mine de (ne pas savoir). C’est la rançon de la beauté, si tant est qu’il s’agisse de rançon.

Le lettré libanais Fâris al-Shidyâq, visitant Alexandrie en 1825 : « À propos du voile, s’il est vrai qu’il cache la beauté de certaines, convenons aussi qu’il repose l’œil de la laideur des autres, car il faut bien dire que les laides se couvrent de façon plus stricte. [...] La belle dévoile un peu plus son visage, pour faire voir la finesse de ses traits, le contour de ses yeux, pour ensorceler avec des mines, des mimiques, des regards, des clins d’œil, des œillades, des agaceries, des minauderies, des caresses du regard, en sautillant et en virevoltant. » Horreur !

Élisabeth Badinter : « Sommes-nous à ce point méprisables et impurs à vos yeux pour que vous vous nous refusiez tout contact, toute relation, et jusqu’à la connivence d’un sourire ? » [7] Le sourire, le visage — et, dès que le mot « visage » est prononcé, une belle référence à Levinas (souvent aussi automatique que celle des éditorialistes ne pouvant écrire « se divertir » sans citer Pascal). Ceci dit, puisqu’il est vrai que le visage est si important dans l’espace social, il serait peut-être temps de légiférer sur le port des lunettes de soleil. Avez-vous remarqué l’impunité de certains, à la saison estivale — ou de certaines stars, toute l’année ? Pour commander un café ou faire leurs courses, ils s’adressent au quidam sans croiser son regard : impolitesse extrême. Et le pouvoir est le même que celui du voile : voir sans être vu. Qui n’a pas reluqué derrière le panoptique que sont les lunettes noires ?

À propos de reluquage, l’écrivain Hafid Bouazza : « En Europe, dès le XVIIe, on décrivait l’Islam comme une religion pornographique. Une association d’idée qui s’explique non seulement par l’hédonisme de Mahomet, à qui l’on doit ces paroles célèbres : “Pour ce qui est des affaires terrestres, j’aime les femmes et le parfum”, ainsi que par la sensualité des descriptions coraniques du paradis, mais aussi par l’intérêt accordé à la sexualité. [...] Le 11 septembre, de religion pornographique, l’Islam est d’un coup devenu une religion terroriste. Changement évidemment regrettable. » [8]

On dit que la devise de la France est : Liberté, égalité, fraternité. De toute évidence, il faudrait en modifier l’ordre d’urgence en : Égalité, liberté — tant une curieuse obsession d’une égale visibilité de chacun semble avoir pris le pas sur la liberté individuelle. Quant à la fraternité, elle a pris un coup dans l’aile.

NOTES

[1] Pierre Tevanian, « 30 paradoxes sur la burqa » , sur lmsi.net, site du collectif « Les mots sont importants ».

[2] Germaine Tillon, Le harem et les cousins, 1966.

[3] In J.-F. Mondot, Imams de France, Stock, 2009.

[4] « Niqab : l’autre regard », Le Monde magazine no 20.

[5] Marc Ferro, Le Choc de l’Islam, Odile Jacob, 2002.

[6] Frédéric Lagrange, Islam d’interdit, islam de jouissance, Téraèdre, 2008.

[7] Élisabeth Badinter, « Adresse à celles qui portent volontairement la burqa », Le Nouvel Observateur, 2009.

[8] Exergue au livre de F. Lagrange, cf. note 6

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