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« J’arrive à faire face à à peu près tout »
« Le respect de la diversité n’est pas une donnée française »
Une audience à la Cour nationale du droit d’asile
Grothendieck mon trésor (national)
Un entretien avec François Garçon réalisé à Paris le mercredi 23 juin 2010 par Lætitia Bianchi et Sylvain Prudhomme.
Photographie : Baudoin Mouanda
Jeune garçon s’amuse avec son chien en lisant des images, série See you soon, Brazzaville courtesy galerie miniature.
Peut-être pourriez-vous avant toute chose revenir sur vos démêlés avec Sauper. Le tribunal de Paris vous a condamné, en 2008, pour diffamation. Cela signifie-t-il que la justice a donné raison à Sauper malgré votre contre-enquête ?
J’ai d’abord fait un article dans Les Temps modernes, puis un livre chez Flammarion. Sauper n’a pas attaqué l’article, ni le livre. Qui, à mon avis, sont inattaquables. Sauper a attaqué à cause d’une interview que j’ai donnée à RFI, où j’ai parlé de lui dans des termes qui n’étaientpas appropriés, des termes assez brutaux, outranciers... Ce qui n’était pas très malin de ma part.
Sauper vous avait initialement attaqué sur quatre points. Pouvez-vous rappeler lesquels ?
Premier point, il soutenait n’avoir jamais dit qu’il y avait un trafic d’armes à Mwanza. Moi j’ai prétendu que le film le sous-entendait constamment, ne serait-ce qu’à travers l’affiche, où l’on voit un poisson, un squelette et une kalachnikov. Sauper a dit à l’audience qu’il n’était pas responsable de l’affiche. Or pour avoir bien pratiqué le milieu du cinéma, je peux vous dire qu’une affiche ne sort jamais sans que le réalisateur l’ait validée. J’affirme aussi que dans le cours du film, la question de l’approvisionnement en armes sur l’aéroport de Mwanza revient fréquemment, de façon lancinante. Vous n’avez qu’à compter le nombre de fois où il pose la question aux pilotes et à toutes sortes d’interlocuteurs — qui n’ont pas la réponse : « Qu’y a-t-il dans ces avions ? qu’est-ce que vous apportez en Afrique ? Qu’est-ce qu’il y a dans les caisses ? » Sous-entendu, puisque les types ne répondent pas : vous apportez des armes. En réalité qu’est-ce qu’il y a dans les caisses ? Eh bien c’est simple, il y a des frigidaires, des pots d’échappement Midas ! À Mwanza, les gens ont besoin de pots d’échappements, etc. Mais si vous dites ça, le truc s’effondre ! Ça n’intéresse personne ! Du reste, il est instructif de se repporter aux bonus du film. On voit Sauper dire : « Ça n’a aucun intérêt de filmer les armes. J’ai du reste les images. Mais c’est plus intéressant de filmer quelqu’un qui vous dit : J’apporte des kalachnikov. » Or à aucun moment dans le film il n’est en mesure de montrer des armes ni qui que ce soit tenant de tels propos.
Pourquoi, à votre avis, cette déformation ?
Le réalisateur est pris dans un discours qui à mon sens est un discours commercial. Il lui faut vendre un produit, et un produit difficile à placer : il y a chaque année entre 60 et 65 documentaires qui sont fabriqués, et entre 500-600 films distribués en salles de cinéma. Il faut vous faire de la place, parce que le marché est encombré. Ce sont chaque semaine entre 12 et 15 films qui arrivent sur le marché des salles. Donc vous avez intérêt à trouver les bons arguments pour choquer le critique de Télérama, des Inrocks, de Valeurs actuelles, du Herald Tribune, etc. Et ça, il a réussi.
Hubert Sauper vous a également attaqué sur la question de la paupérisation de la région...
Sauper prétend n’avoir jamais dit qu’il y avait une paupérisation de la région liée au commerce de la perche du Nil. Quant à moi je prétends que tout le film est fondé sur la dénonciation d’une spoliation liée au commerce du poisson. Voilà ce que dit en substance le film : le poisson est exporté, et ne restent aux autochtones que les carcasses immondes qu’on voit dans le film, en train de sécher... avec cette image d’une femme qui patauge dans la vermine. Je suis allé sur le lieu en question, je n’ai pas pu le filmer parce que désormais les autochtones sont extrêmement méfiants, et on les comprend... mais j’ai vu la zone. Ce n’est pas moi qui l’ai découverte, c’est Jean-Philippe Rémy, correspondant du Monde à Nairobi. Toutes ces carcasses qu’on voit à l’écran sont séchées, broyées, placées dans des sacs de 100 kg, et acheminé vers le Kenya et l’Ouganda voisins... pour la consommation des porcs et des poulets ! Or Sauper fait comme si ces restes étaient destinés à la consommation locale : c’est quand même un truc terrible ! Et ça je ne le savais pas encore, quand j’ai écrit l’article.
Vous en voulez à tous ceux qui ont encensé le film à sa sortie ?
C’est extraordinaire de voir la façon dont quelqu’un est parvenu à berner tout le monde. Moi à la limite j’en veux moins à Sauper, qui a un matériau à vendre et emploie tous les biais pour le vendre, qu’à la critique, aux journalistes, au monde des médias qui ne fait pas son boulot. Que ces gens-là jugent des questions de forme en disant c’est bien ou mal éclairé, c’est bien ou mal raconté, c’est divertissant ou pas, c’est un film où les acteurs sont bien dirigés, d’accord. Mais que ces mêmes critiques se prononcent sur le fond, et sur le fond disent : C’est terrible ! il faut condamner, il faut intervenir, il faut supprimer les aides à la Tanzanie, il est impératif de boycotter les exportations de ce poisson !, toutes choses qui avant d’être dites méritaient une enquête, une investigation... On est sans arrêt en train de stigmatiser les banques, Kerviel, Bouton, etc. Mais les journalistes dans cette affaire-là font pareil : pas d’enquête, pas de surveillance, rien de ce qui est en principe le B.A.-BA du journalisme. Tout cela est très révélateur de la paresse intellectuelle française. Le panurgisme massif de la presse au Cauchemar de Darwin, c’est avant tout une paresse gigantesque.
Est-ce que le succès du discours de Sauper n’est pas dû au fait qu’il correspondait exactement à ce que tout le monde avait envie d’entendre, inconsciemment ?
Oui, c’est très intéressant. Ce qu’il faut voir, c’est que le film a surperformé en France. De tous les pays européens, c’est en France que les gens sont le plus réfractaires à l’idée de la mondialisation. Ils portent tous des Nike, des T-shirts fabriqués en Chine, mais ils n’en sont pas moins protectionnistes... Donc c’est vrai que c’est un film qui, notamment en France, épouse l’attente idéologique de la grande majorité de la population.
Un climat idéologique hostile à la mondialisation...
Oui. C’est Jean-Philippe Rémy qui me racontait ça : quand on arrive à Ouagadougou, on a, entre l’aéroport et le centre-ville, plusieurs kilomètres de boutiques d’ONG dont le fonds de commerce est la guerre contre la mondialisation, etc... Pourtant il faut lire les travaux d’Esther Duflo, prof au Collège de France et au MIT, pas la Duflot des Verts !... Elle montre que l’aide est un processus plus complexe que ça. Donc, il y a des lobbies de l’humanitaire. Qui ne sont pas de gros lobbies comme l’industrie pétrolière, mais des micro-lobbies qui visent à ce que rien ne bouge, parce que d’une certaine façon l’état de misère justifie leur existence — c’est terrible à dire, mais c’est ça.
Sur quel point exactement a porté votre condamnation ?
J’ai été condamné parce que je n’ai pas pu démontrer que les enfants qui jouaient dans le film avaient été manipulés et payés. Payés, eux-mêmes me l’ont dit. Je ne les ai pas fait venir à l’audience, cela m’aurait coûté extrêmement cher. Quant à la manipulation... il suffit d’analyser les images. Deux professeurs, Pierre Sorlin et Christian Feigelson, ont disséqué deux scènes particulièrement frappantes. Première scène : la conférence des membres de l’Union européenne qui viennent à Mwanza célébrer l’action faite par les pêcheries parvenues à un niveau sanitaire proche des standards internationaux, etc. (Amusé.) Vous vous dites, il est encore en train de plaider, il a pas compris qu’il a perdu son procès... si, si, j’ai perdu ! Mais regardez : vous avez un cadrage en plan serré de cinq personnes à une table, et à un certain moment, on entend un bruit montant, on ne sait pas ce que c’est... Le cadreur cadre alors soudain la rue en plongée : on voit un camion-toupie au loin, une camionnette, et qui est-ce qui surgit derrière la camionnette ? Masfiri, avec ses béquilles... l’enfant unijambiste, un des personnages principaux du film. Toute cette scène est un seul plan séquence, ce qui est très très important : ce n’est pas un montage. La caméra revient sur les officiels à table, en train de dire : « Nous sommes très contents de ce que les pêcheries... » L’effet suscité, c’est : regardez, ces Occidentaux qui glorifient le travail accompli alors que la misère est là, sous leurs pieds, et qu’ils ne la voient pas !
Ce faisant, on quitte le genre du documentaire pour la fiction...
Oui, ce n’est plus du documentaire. Ou alors on est dans du documentaire, mais comme il dit... « de création » ! Un documentaire où l’on caste, où l’on fait rejouer des scènes, pour moi, ce n’est plus du documentaire.
Et la deuxième séquence ?
C’est celle de la curée autour du riz. Les enfants ont dit que le riz était préacheté, qu’ils avaient pour mission de se battre. Et effectivement il est évident que rien n’est naturel. Vous avez, dans un plan séquence là aussi, un plan fixe d’environ huit secondes sur un gamin, de dos, crâne rasé, avec dans la profondeur du champ, des chiens. Et tout d’un coup on entend : « Regardez ce que j’ai trouvé ! » et là la caméra fait un panoramique droite-gauche, toujours dans le plan séquence, qui déboule ? toujours le même gamin à qui il manque une jambe, avec une casserole, qui dit : « J’ai trouvé ça. » Regardez cette séquence ! Le gamin arrive, il a au départ un T-shirt déchiré à manches longues, bleu marine. Et puis dans la continuité narrative, alors qu’ils font chauffer l’eau pour le riz, tout d’un coup le même gamin unijmabiste réapparaît, avec un T-shirt orange à manches courtes cette fois... Il vit dans la rue, mais il trimbale sa garde-robe avec lui ? Et par quel miracle, alors que Sauper est en train de filmer des chiens, son personnage principal rentre-t-il dans le champ avec sa casserole percée ? Même chose avec le riz. Il est impensable que les gamins se battent directement pour du riz, qui vient de cuire à 100 °C : on ne trempe pas sa main dans du riz bouillant ! C’est que le riz a été refroidi, préparé pour la scène. Voilà ce qu’on voit : les enfants se sont égayés autour de la plage. Là vous avez un adulte, que je n’ai pas réussi à retrouver... Il va rechercher la casserole de riz, et il va la mettre par terre, comme ça. Et il se retire ! pour que le cadreur puisse filmer en plongée les huit gosses autour qui commencent à se battre pour la curée... Pourquoi, si le type est adulte et qu’il a vu que les gamins s’écharpaient pour manger, s’il est adulte et responsable, pourquoi ne les met-il pas à la queue leu leu, ne leur donne-t-il pas à chacun leur portion ? Il est évident que Sauper a souhaité qu’il y ait de la bagarre... Parce qu’après, ça donne la fameuse photo de Télérama où l’on voit les gamins en train de se charcuter. D’ailleurs, si vous regardez bien le champ... dans la profondeur, il y a des adultes. Des adultes qui se marrent. Et qui se marrent pourquoi ? Il y a deux solutions. Soit ils se marrent parce que ce sont des Africains, ils sont donc « naturellement » sadiques, carnivores, cannibales, pervers... Soit, et à mon avis c’est le scénario le plus plausible, ils se marrent parce qu’ils ont vu le hors-champ où tout est organisé, les « allez, allez, remettez le riz », etc. D’ailleurs, quand le gars reprend la casserole de riz, on voit aussi à l’image des enfants qui se marrent... parce qu’ils savent qu’ils vont rejouer la scène. Et vous en avez même deux qui se lavent les mains ! dans l’eau ! Pourquoi ? parce qu’ils ne pourraient pas revenir piocher dans la marmite avec les mains pleines de riz... Mais tout ça, un juge s’en moque sans doute. Et puis moi je suis arrivé au procès, mon DVD n’était pas visible, j’étais là avec mon Mac... avec une présidente... bon... et un réalisateur très charismatique, ça joue beaucoup, qui avait l’air de s’indigner. Les magistrats n’avaient pas vu le film, ni lu le livre, et étaient semblent-ils impressionnés par un défilé de témoins venus des quatre coins du monde invités par Hubert Sauper.
Votre enquête ou celle de Jean-Philippe Rémy dans Le Monde ont-elles fait changer d’avis certains ?
Je rends hommage à ceux qui, après avoir encensé le film, sont revenus sur leurs positions. À ceux qui ont douté de ce qu’ils avaient écrit et mené leur propre investigation. Je pense là à Libération, au Monde et à Charlie-Hebdo. Ils ont fait ce qu’aurait dû faire tout le monde : ils se sont enthousiasmés pour le film, tous. Ensuite, ils ont lu mon article paru dans Les Temps modernes, et surtout la très très mauvaise réaction d’Hubert Sauper parue en réponse — réaction qui n’est que mépris, qui se contente en gros de répondre : Qui êtes-vous monsieur ? Que pouvez-vous savoir de ce drame humain, du fond de votre bureau parisien ? C’est cette réaction méprisante de Sauper qui a éveillé le soupçon chez Didier Péron à Libération, chez un certain nombre d’autres journalistes, au Monde... Je rends hommage à ces journalistes qui ont entièrement revisité leur position. Par exemple à Charlie-Hebdo, avec un texte de Philippe Val citant Prévert : « Sauper se défend : Qu’est-ce que ça peut faire que je sois de mauvaise foi puisque c’est pour la bonne cause ? Prévert répond : Et qu’est-ce que ça peut faire que je sois pour la mauvaise cause puisque je suis de bonne foi ? » Hier, j’ai présenté ce film à Reims, et un étudiant m’a encore servi l’argument : « Mais qu’est ce que ça fait de mentir si c’est pour la bonne cause ? »
Votre position vous a fait des ennemis dans les milieux altermondialistes ?
Je ne sais pas... Il y a eu une campagne lancée par le réalisateur... On a fait courir sur moi le bruit que j’étais à la solde des importateurs de poissons via le groupe Carrefour. Le bruit aussi que j’avais des liens avec les marchands d’armes en Afrique, via le frère du cousin d’un vieux copain... ça vous fait marrer, mais quand ça commence à circuler sur internet et que c’est relayé par des collègues, c’est quelque chose d’assez déroutant. Un type sur internet a essayé de faire croire qu’il avait un dossier de quarante pages sur moi, contenant des preuves... Des journalistes ont demandé à le rencontrer, évidemment le type s’est aussitôt volatilisé. On a aussi insinué que j’étais mandaté par le gouvernement tanzanien, que je défendais les intérêts de la Tanzanie, que je n’avais moi, sinon, aucune raison de m’être intéressé et acharné contre ce film... des méthodes staliniennes, de calomnie pure. Et ne croyez pas que ça n’ait pas d’impact. Par exemple Jean-Luc Porquet, le journaliste du Canard, est quelqu’un qui va reprendre ça : On ne peut pas ne pas s’interroger sur les raisons pour lesquelles François Garçon, qui semblerait avoir des intérêts avec le groupe Carrefour... Je suis présenté comme faux universitaire, ce qui est vrai puisque je suis entré à l’université à cinquante ans, après un parcours pas du tout académique... Bref, un faux universitaire prébendé par des groupes économiques puissants.
Cela vient sans doute de la façon spontanée dont vous vous êtes penché sur le film, alors que ce n’était pas votre sujet de recherche. Vous auriez été géographe ou historien de l’Afrique, ç’aurait été perçu différemment...
Il faut que vous sachiez qu’il y a des géographes, des spécialistes du lac Victoria, qui ont dénoncé l’imposture totale du film avant l’article des Temps modernes. Didier Paugy, Christine Deslaurier, qui sont devenus depuis des amis... Ces gens-là ont témoigné immédiatement, dans leur domaine de spécialité. En disant : le lac Victoria n’est pas en train d’être cannibalisé par un saurien carnivore ! C’est un lac qui fait 64000 km², soit la superficie de la Belgique et la Hollande ; ce n’est pas le lac du Bourget ! Et il n’y a pas de pêche industrielle, les gens naviguent à la voile... Mais qui lit Politique africaine ? Qui lit l’interview de Didier Paugy à 20 minutes, au milieu d’un tel flot d’éloges, tellement bruyants ? La voix dissidente est inaudible. Et il y a pire que ça. Vous avez une ONG tanzanienne qui s’occupe de l’entretien du lac. Ces gens-là ont immédiatement envoyé à l’ensemble de la presse un document de cinq pages critiquant le film. En anglais, certes, les journalistes français ne lisent peut-être pas l’anglais, c’est un des drames de la presse française, son provincialisme épouvantable. Bref, ils ont envoyé un texte extraordinaire qui démontait le film, montrait qu’il était mensonger, se demandait pourquoi le réalisateur n’interviewait que le gardien des pêcheries alors qu’il y a dans les pêcheries des dizaines d’Africains cultivés ! Sauper est allé chercher un gardien charismatique, sympathique... je l’ai rencontré... mais un peu fou ! Du reste, il répond plutôt habilement aux questions perverses de Sauper, qui lui demande : « Mais si tu vas à la guerre, tu y vas avec un arc ? » Enfin ! la Tanzanie, c’est un État ! Il y a des routes, des écoles, un Parlement élu démocratiquement... Ces questions sont misérables. C’est là que je trouve que le film est très raciste. Cette approche raciste de l’Afrique, elle se révèlera aussi lors du procès, où Sauper dira par exemple : « Je suis interdit de séjour en Afrique. » Comme si l’Afrique était une espèce de bloc, un seul grand pays. Comme si on disait, je suis interdit de séjour en Amérique — du Chili à l’Alaska !
On a l’impression que la Tanzanie est un enfer où se concentrent tous les maux de la terre...
Oui : les Africains qu’il montre sont pour l’immense majorité d’entre eux effrayants. On a des enfants des rues, un gardien de nuit illettré, un pasteur illuminé... La Tanzanie, c’est autre chose ! Ne serait-ce que pour tous ceux qui ont été militants socialistes, il y a eu un socialisme africain avec Nyerere, l’un des tous premiers États en Afrique à construire cela. Pourquoi je me suis intéressé à la Tanzanie quand j’avais vingt ans ? Parce que j’étais dans l’ultra-gauche, et qu’il y avait en Afrique un État qui était l’équivalent de Cuba. Il n’y en avait pas beaucoup... Cuba et la Tanzanie ! Ensuite ça a mal tourné, mais il y a eu une tentative... Et Nyerere est sorti par le haut. Il a quitté le pouvoir, il s’est retiré en disant : j’ai fait toute une série de sottises. C’est extraordinaire la façon dont il s’est retiré, très peu l’ont fait. C’est ça aussi la Tanzanie.
Peut-être que le succès du film...
Le succès reste relatif... Le film a eu beaucoup d’impact en France, avec 400 000 entrées, mais seulement un million d’entrées en Europe en général. Dans les territoires anglosaxons notamment, le film n’a pas marché.
Peut-être que ce relatif succès s’explique par l’absence de représentations concurrentes sur l’Afrique ?
Si vous représentez l’Afrique comme un lieu où apparaissent des élites essayant de moderniser l’appareil de production, vous n’intéressez personne. Regardez Bamako, le film d’Abderrahmane Sissako : c’est un procès contre le FMI. Toute la presse a célébré la justesse de ce film. Je ne suis pas d’accord du tout. Mais, certes, c’est une fiction : vous pouvez tout vous permettre. C’est comme la différence entre un article de journal et un bon ou un mauvais roman. Bamako est exactement sur le même rail que le film de Sauper, c’est un bon divertissement, qui se veut lui aussi édifiant. Le discours de la complexité ne passe pas... Je ne suis pas dans l’apologie de la Banque mondiale et du FMI, mais je trouve qu’ils sont tellement diabolisés que ça m’intéresse de voir quels sont les fondements de cette diabolisation. Et ça m’intéresse d’observer que la diabolisation est souvent le fait de gens qui n’ont pas la compétence requise pour juger de tout cela. Le discours de la diabolisation s’appuie sur deux ou trois dogmes, comme un discours religieux... un kit sommaire de pensée, avec un marteau, un tournevis et un serreboulons. Tout simplement parce que si vous allez voir les gens des chaînes de télévision et que vous leur dites, j’aimerais montrer comment la Côte d’Ivoire s’est développée grâce à tel commerce, ça n’intéresse personne. Ce qu’on veut c’est voir la prostitution, voir comment les gens vendent leurs organes, les enfants dans la rue. Si vous avez envie de montrer une Afrique éblouissante, ça n’intéresse personne.
Images ci-contre & ci-dessus : plans et affiche du documentaire d’Hubert Sauper, Le Cauchemar de Darwin, 2004