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Dans l’arrière-boutique des anthropologues
« J’arrive à faire face à à peu près tout »
« Le respect de la diversité n’est pas une donnée française »
Une audience à la Cour nationale du droit d’asile
Grothendieck mon trésor (national)
Un entretien avec Mylène P. et Océane C. réalisé aux Tertres (Bagneux) le vendredi 19 février 2010.
Photographies : Patrice Normand | temps machine (destruction des Tertres, état au 15 mars 2010)
— C’était un choix de ta famille de rester jusqu’au bout ?
Mylène — Oui, parce que nous on voulait pas partir. Et c’est vrai que ma mère avait dans l’idée que si on ne trouvait rien, ils seraient obligés de nous garder ici. Mais au bout d’un moment, non, c’était plus possible : ça se vide, ça fait des échos, il y a des trous partout, du bruit tout le temps, c’est plus vivable. Alors la dernière proposition qu’ils nous ont faite, on l’a acceptée. Dans ma passerelle, on a été les derniers à partir. À la 40, au tout début de la barre, il restait une famille. Au total, à la fin, il y avait quatre ou cinq familles, pas plus... On se croisait, on se regardait, on faisait « bon, sinon, tu pars quand ? » mais on voyait pas le bout arriver... Parce que c’est vrai que la démolition des Tertres, elle a été annoncée en 2000, et on est en 2010. C’est pour ça qu’on restait ici. On se disait, ils nous ont déjà prévenus en 2000, 2001, ainsi de suite ainsi de suite ainsi de suite, alors ça va jamais bouger... Et au final, voilà.
— Comment avez-vous compris que cette fois, les Tertres seraient vraiment détruits ?
Mylène — Le courrier. C’est vrai qu’on avait reçu du courrier avant. Dès 2001, des familles sont parties, mais pas beaucoup... On a vu que les années passaient, que rien ne se faisait, alors on s’est pas cassé la tête. Les propositions arrivaient mais on ne les regardait pas. Mais un jour, on a reçu une lettre de Madame la Maire disant que 2009, c’était la fin. Elle nous expliquait le déroulement de la démolition, comment ça allait se passer, le plan relogement aussi. Tout ça, avant, on l’avait pas eu. On nous disait « ça va être démoli », mais quand où quoi comment, on savait pas. C’est là qu’on a compris que c’était plié...
— Les gens ont eu du mal à accepter la démolition ?
Mylène — Beaucoup de jeunes qui habitaient ici ont eu la rage... pas forcément d’être partis, mais la question que tous les habitants des Tertres se sont posée, c’est : pourquoi les Tertres et pourquoi pas les Cuverons. Parce que les Cuverons, derrière, on voit bien que ça a été super bien rénové, et nous, ben... ç’a été casse casse, quoi. Alors qu’au tout tout tout début, c’était une seule et même barre ; elle a été coupée pour laisser le passage aux voitures, mais sinon c’est la même chose, les mêmes constructions, les mêmes matériaux, les mêmes appartements, les mêmes loyers — enfin plus maintenant, parce que ça a été réhabilité donc c’est plus cher. Pourquoi nous, pourquoi pas eux, c’est toujours ça. Et ça, on n’aura jamais la bonne réponse. On a toujours une réponse différente. Soit par rapport à la rénovation depuis belle lurette, soit par rapport à la fréquentation pour pouvoir apaiser le truc, soit par rapport à l’esthétique de la barre alors que celle d’en face c’est exactement la même...
Océane — Pioche, pioche !
— Pourquoi tu dis pioche pioche ?
Océane — Parce qu’on se dit voilà, ils ont fait pile ou face !
Mylène — Quand on voit les jeunes des Cuverons, ça pince aussi, parce que ça fait partie du même quartier, même s’il y a eu la petite route qui sépare... C’était... je ne sais plus si c’était la plus grande barre d’Europe ou du monde, j’arrive jamais à me souvenir...
Océane — D’Europe, je crois.
Mylène — C’est hallucinant quand même ! Gigantesque !
Océane —Ce qu’ils auraient dû faire, c’est détruire les deux, pas rénover que les Cuverons.
Mylène — Oui mais là pour le plan relogement, c’est pas dix ans qu’ils auraient mis, tu te rends compte ! Non... moi je dis, tant mieux pour eux, eux au moins ils sont restés à la même place. De toutes façons, d’autres tours vont être rasées...
— C’était en très mauvais état, les Tertres ?
Mylène —Franchement, oui. Et les Cuverons, pareil. Je pense qu’en fait les Tertres ont été plus visés parce que la fréquentation, ça a pas toujours été ça. Il y a eu beaucoup de deal, beaucoup de trafic, beaucoup de descentes... Les Cuverons, ils se sont fait plus discrets. Nous, on paie pour tout le monde. Et sincèrement je crois que l’affaire Ilan [1] ça a pas arrangé grand-chose... ça a été un truc... On a été tout de suite catalogués. À chaque fois qu’on disait Bagneux, tout de suite c’était Tertres. On avait l’habitude : « Bagneux, Tertres », c’est ça qui sonne !
Océane — C’était un peu le noyau de Bagneux, en fait. Il y avait les écoles, le collège à côté, donc... Les retours d’école se faisaient là, le collège était là, tout se passait là... On était tous groupés, solidaires... les grands frères, les grandes sœurs. Y’a jamais eu de grosse embrouille. Moi, je l’ai toujours dit : une cité, c’est solidaire. Avec tout ce qu’on a pu raconter sur les Tertres ! Mais fallait voir l’intérieur. Ils jugent sans connaître.
— Qui ça, « ils » ? Des journalistes ?
Mylène — Photographes, journalistes, on a tout eu ! On a été médiatisés, wooouuuuhhhh ! Des fois on regardait par nos fenêtres, on voyait l’objectif en bas de chez nous. On sortait de chez nous, bam ! on était devant le fait accompli, on pouvait plus reculer. Au bout d’un moment, on passait au-dessus, on calculait plus personne. L’histoire Ilan Halimi, elle a fait grand grand grand grand, donc les Tertres ils ont été pris pris pris pris, donc il y a eu journalistes, chaînes télévisées et la radio, carrément ! La radio ! Ouais, c’était... c’était naze... Enfin... je peux pas dire « c’était naze » parce d’un côté on parlait de nous aussi, mais en mal, quoi ! Le jour où on arrivera à parler des Tertres en bien ! Enfin de toutes façons ça n’existera plus... vu que ça n’existera plus. Mais ça, ç’aurait été un truc ! Ah oui, ç’aurait été tout un truc, vraiment ! Je crois que tout le monde aurait pleuré. Enfin ! Les Tertres !!!
— « L’affaire » a changé l’ambiance ?
Mylène — On a tous un peu été mal par rapport à l’annonce du truc... Beaucoup de gens ne sortaient plus de chez eux. Parce qu’après l’annonce, il y a eu beaucoup de cassage. Certains, ben... ils ont fait passer leur message comme ils ont pu, alors y’a tout qui a commencé à être cassé, des voitures brûlées, les halls ont commencé à être tagués alors qu’ils ne l’avaient jamais été... C’était la révolte...
Océane — [d’une voix amusée] C’était la guuuerrrrrrre !
Mylène — Ah ouais, c’était la guerre, franchement, la guerre. Et ça ne s’apaisait plus. Parce qu’il y a toujours la rage. Même encore au jour d’aujourd’hui. Là je suis en train de parler, mais si je parle avec une autre habitante des Tertres, on va commencer à gueuler...
— Tu y habitais depuis...
Mylène — Plus de dix ans. 1998.
— Architecturalement, c’était réussi, pour toi ?
Mylène — C’était... pfff... Un appartement comme ça, on en retrouvera pas un deuxième. Les pièces, elles étaient gigantesques. C’est pour ça aussi que pas mal de gens ont eu du mal à accepter des propositions de relogement, parce que par rapport à ce qu’on avait chez nous ! Déjà, c’était des pièces immenses, des cuisines super grandes. Et ce qu’on nous montre... je vais appeler ça une cage à lapin, parce que pour moi, c’est plus petit, là où pour d’autres, ça sera normal. Nous on était six, dans... je connais pas les mètres carrés, mais on avait quatre chambres. Et le paysage, hhhhhein ! Moi, au cinquième, j’avais une vue ! Magnifique. Sceaux, Antony, Bourgla-Reine, on voyait tout. Comme ma mère disait, les feux d’artifice, pas besoin de se déplacer. On était à nos fenêtres, comme ça, bien placées, on était bien.
— Mais les bâtiments...
Mylène — Oui parce que les Tertres, ça date loin loin loin, ça remonte à loin ! Il y avait l’humidité, la moisissure, le chauffage collectif où ils faisaient n’importe quoi. Et ça n’avait jamais été refait. Mais on était bien chez nous ! Chez nous c’était chez nous. On passait à côté de la passerelle, on se disait « putain, on rentre chez nous ! » C’était pas un calvaire ! Là où je vis maintenant, je suis moins chez moi... Et puis, les Tertres, ça passait pas inaperçu... On prenait le RER on voyait les Tertres, on prenait le bus on voyait les Tertres... tout en haut de Sceaux on les voyait...
— Et vous trouviez ça... joli ?
Mylène — Non. Franchement, non. C’était... c’était moche !
Océane — C’était mooooooochhe !
Mylène — Non, franchement, faut dire ce qui est. Mais c’était le cœur. On était fiers de dire « on habite aux Tertres ». Moi, y’a pas de préjugés comme tout le monde, comme... j’vais pas dire « les petits bourgeois », parce que c’est pas non plus des petits bourgeois, mais... je vois... Mon prof un jour — je faisais de la médiation sociale, on parlait beaucoup des grosses cités — mon prof me dit, « bon, Mylène, et toi t’es d’où ? », je fais, « ben Bagneux ». Au début il me fait, « la Pierre Plate ». Moi pour une fois qu’on me dit pas « Bagneux Les Tertres », je suis contente, j’fais « non j’habite pas à la Pierre Plate, non, du tout... » ; il me fait « laquelle alors ? », je lui dis « les Tertres », et là il m’a regardé avec des yeux énormes. Je lui fais « qu’est-ce qu’il y a ? », puis je lui dis, « c’est la couleur qui convient pas, quoi ». Et lui : « ben oui c’est ça... » Et c’est vrai qu’on devait être trois familles de Blancs... J’avoue, trois, aux Tertres : sur 276 logements, on était trois familles !
— Et...
Mylène — Et ça ne gênait pas. C’est ça je crois que les gens ils ont eu du mal à comprendre aussi par rapport aux cités : oh, y’a plein de Noirs, y’a pleins d’Arabes, y’a pas beaucoup de Blancs, nanana, nananan. Mais on s’en fout : ça se passe bien. Et puis on se connaît tous depuis qu’on est tout petits. Même école primaire, même collège, même lycée — enfin ça dépend, pour le lycée, parce qu’on est pas tous dans les mêmes branches, mais sinon voilà... Moi c’est ça qui m’énerve, les préjugés à la con des gens, cités cités cités cités, alors que les gens des cités sont les plus solidaires. Les gens ils te laissent tranquilles. Ils te disent « salut ! » s’ils te connaissent... Et encore, même s’ils te connaissent pas, ils te disent « salut » quand même. Parce que moi je les connais pas tous, les habitants des Tertres. Après, c’est vrai que les gens extérieurs, ça se voit tout de suite... Mais alors, tout, de, suite ! L’année dernière, en bac, j’ai fait un dossier sur les Tertres. J’ai dû emmener trois filles ici pour les photos. Elles osaient pas entrer... Je leur ai fait, « non mais faut arrêter, c’est une rue ! c’est pas fermé, c’est une rue ! » Mais elles se sentaient mal parce qu’elles sentaient que les gens les regardaient bizarrement, et je leur ai dit, « mais si vous vous pensez ça, c’est parce que vousmêmes vous les regardez bizarrement. Soyez naturelles, marchez droit. Insistez pas sur le regard des gens ». Moi il ne m’est jamais rien arrivé, ici. C’est des histoires de façon de marcher, de regarder les environs ou quoi. On a des yeux pour regarder. Apprends à t’en servir. Si tu vois que quelqu’un il a une tête qui te convient pas, t’insiste pas. Mais y’a des gens, ça, ils n’ont pas compris.
Océane — Moi j’avais ma tante qui habitait là... Et franchement, rien à dire... Respect par rapport aux habitants, respect. Pas de bruit.
Mylène — Enfin ça, ça dépend... Mais bon, on se parlait ! À travers le mur ! Toc toc !
—Tout à l’heure, dans la vidéo... c’était quoi ce mot, dé... déhab...
Mylène — Décohabitation !
— Tout le monde en parlait comme si c’était un mot connu, mais...
Mylène — Moi aussi, « décohabitation » au début je me disais, mais qu’est-ce que c’est ?
Océane — [d’une voix pincée] Mais qu’est-ce que c’est ?
Mylène — « Décohabitation », qu’est-ce que tu me parles ? J’étais stagiaire au service Jeunesse, on me dit, « Mylène tu viens à la réunion de l’Oru [Opération de Renouvellement Urbain] » ; moi j’étais vraiment au courant de rien et c’est là que j’ai vu tout le truc et entendu « décohabitation ». Je fais « ça veut dire quoi, ça ? » Et en fait voilà, c’est essayer de séparer les familles pour éviter les [mimant des guillemets] « surcharges ». Aux Tertres, il y a eu de très très très grandes familles.
Océane — La plus grande, c’était la famille S*** !
Mylène — Oui, la famille S*** contenait je crois, si je ne dis pas de bêtises, seize personnes. Avec des majeurs, des petits, tout mélangé. Et en fait ce que la Mous a voulu faire, c’est la décohabitation, c’està-dire... Comment dire... C’était bien connu qu’aux Tertres il y avait beaucoup de familles polygames. Alors on cherchait — enfin, je dis « on »... — des personnes cherchaient à séparer les différentes familles issues de tel ou tel mariage. Alors ça, c’est complètement con. J’ai jamais apprécié. Je dis, c’est leur vie, quoi. Leur vie privée. Ils gênent personne, hein ! Vraiment personne ! Aux Tertres, nous on savait, mais on n’en parlait pas. J’ai jamais compris comment ils faisaient pour être autant... ! Mais je disais : ils ont le truc pour y arriver... Moi, seize personnes chez moi, je pourrais pas y arriver, déjà à six c’est encombrant, avec dix de plus, je serais perdue ! Eux oui, c’est des trucs d’habitude, les chambres partagées... Et si la personne elle a choisi de vivre comme ça, elle a choisi.
Océane — Nous, ça nous faisait juste marrer. Parce qu’au collège, à Romain-Rolland, on savait plus qui était qui... En sixième on avait le frère, puis la sœur...
Mylène — ... mais pas de la même maman, alors on était perdues ! On disait « ooouuh là, on n’y comprend plus rien ! » En rigolant ! Mais ça ne nous a jamais dérangées... Alors voilà : « décohabitation » ça veut dire ça, ça s’applique aux familles polygames. On va pas décohabiter des familles de six personnes. Après, ils ont voulu trouver des logements à des jeunes majeurs qui travaillent. Plein de jeunes majeurs ont dit, ça y est, on va pouvoir partir de chez nos parents ! Mais les dossiers n’ont jamais été retenus. Enfin moi personnellement, je ne connais pas de cas...
— Et les familles ont dû en effet « décohabiter » ?
Mylène — J’ai demandé à une des filles S***... et je pense qu’ils ont réussi leur coup : diviser la famille. Parce que c’est vrai que les Tertres, c’était super spacieux, alors qu’ailleurs... J’ai pas trop osé poser la question, parce que c’est pas une question qui peut se poser. Mais je crois que oui, la famille a été séparée. Et ça ne se dit pas... Les gens qui décident ça... Ce seraient eux, à la place des autres, ils ne le prendraient pas bien ! Je dis parfois, il faudrait faire comme dans « On a échangé nos mamans », ou « Vis ma vie »... la personne d’une famille va dans l’autre famille... Je pense pas qu’après ils auraient la même optique, après être allés vivre à la place des autres...
— Et tu es dans quel quartier de Bagneux, maintenant ?
Mylène — À l’Abraham Lincoln. C’est encore... c’est un cube. Je suis encore en barre. Tout à l’heure j’ai dit, la Schweitzer c’était une barre elle est partie, les Tertres c’était une barre elle est partie, je vais encore y avoir droit ! Jamais deux sans trois !
Océane — Quand elle est partie, tout le monde lui a dit, l’Abraham Lincoln, c’est comme les Tertres, hein ! c’est dangereux !
Mylène — J’suis arrivée, j’ai fait : mouaaaaaais... [rires] Après, bon, c’est pareil... J’avoue, moi la Pierre Plate, la nuit, j’y mets pas les pieds. J’ai trop entendu de trucs, de on dit, on dit, on dit.... ça fait pareil, comme les gens qui viennent par rapport aux Tertres, je fais le même jeu. C’est par rapport à l’histoire avec Fofana, ça m’a fait peur... Mais bon. Le soir, toutes les deux, on fait le tour de Bagneux...
Océane — On fait vraiment tout le tour de Bagneux, hein !
Mylène — Bagneux, oui, c’est une bonne ville.
Océane — Oui, on aime notre ville, on adore notre ville. On vivrait encore ici, y’a pas de problème. Mais franchement, on va pas... comment dire ? On n’est pas love. On va pas dire, love love love. C’est notre ville certes, on est fiers, mais on va pas dire [d’un ton affecté] « ouais mais non, Bagneux... »
— Tu es née ici ?
Océane — Oui, moi je suis née ici, ma mère est née à Bagneux, sa mère aussi... Une vraie Bagnolaise ! — Elle a vu l’histoire de la ville, toutes ses transformations...
Mylène — Oh, même à notre âge, on voit le changement. Genre : la place Dampierre. C’est le truc tout simple.
Océane — Elle était pavée, avec des rames de tramways... Maintenant, c’est tout refait. C’est tout lisse. C’est joli, ça va.
Mylène — On voit les nouvelles constructions. Nous aussi on voit le changement...
Océane — À Gibon y avait le soleil, les petites maisons en face c’était super joli, maintenant il y a des bâtiments, des bâtiments, des bâtiments...
Mylène — Dans cette ville, c’est construit pour être démoli pour être construit pour être redémoli pour être construit pour être redémoli... Alors ça, j’ai toujours pas compris. Les gens, quand ils font ça, ils pensent pas aux autres.
— Et les Tertres ?
Mylène — Ce sera pas du tout le même prix, pas du tout le même logement. Pour les petits pavillons qu’ils vont construire, c’est des gens qui venaient d’ailleurs qui ont été pris. Je crois qu’ils veulent même déjà changer le nom de la rue... Forcément : Bagneux, Tertres ! « Ah, t’habites dans la cité ? —Non, y’a plus de cité qui s’appelle les Tertres ! » Et ça ça va faire très bizarre, quand même. Tu dis « ouais, j’habite aux Tertres... mais je parle pas de la cité, je parle de ma... carrément... de ma ré-si-den-ce ! » Alors que tu dis Tertres, t’entends cité ! Alors, ils vont faire... la rue des Pétunias, l’allée des Roses, des trucs de noms de fleurs, j’sais pas moi !... Ils vont faire un remix du truc, mais ils vont l’enlever ! Parce que c’est plus possible, « les Tertres ! »
— Et vous, maintenant ?
Mylène — Nous, on dégage d’une cité pourrie, comme ils disent, dans d’autres : alors ça va revenir à la même chose. C’est con, quoi. Là ou là-bas, c’est la même chose. On nous dit, oui, mais c’était pour éviter la malfréquentation, nanana... Mais on sait très bien, la Pierre Plate : la moitié des Tertres sont partis là-bas ! Donc ça va être la même chose ! C’est comme moi à l’Abraham Lincoln, il y a beaucoup de gens des Tertres qui sont là-bas. Moi, je revois mes voisins... Je fais « ah ! salut ! ici on était au-dessus endessous, là c’est l’inverse, en-dessous au-dessus ! » J’savais même pas qu’il était là ! Ma mère me dit, « mais c’était pas notre voisin, lui ? »... Ils ont joué aux quatre chevaux, quoi. « Elle on va la mettre là, lui on va le mettre là, là là... Lui ça marche pas donc plutôt là, là... » Avec des propositions de relogement jusqu’à Chartres... Tu me vois aller jusqu’à Chartres ?
— Vous revenez ici, parfois ?
Océane — Non. Quand on va se balader, on se fait tout Bagneux, sauf ici. On n’a plus envie.
Mylène — On tourne la tête quand le bus passe. On tourne la tête, on peut pas regarder, ça fait trop mal. Aujourd’hui on m’a poussée pour venir. Mais j’ai dit, « le jour où elle sera détruite, je serai pas là ».
Océane — J’ai dit « vas-y, ou tu vas le regretter »... Je l’ai poussée...
Mylène — Des fois même, on entend Tertres, et ça nous irrite les oreilles ! Mais les Tertres ça va rester gravé là dans nos esprits... Haut comme bas... parce que comme partout, il y a eu des hauts et des bas, mais franchement... C’t’ait ma meuson ! Là, quand ça va être parti ! ça va être vide ! [mimant] C’était où ? Comme je dis à Océane, je vais trouver un caillou et je vais lui dire : « tu vois, ici, c’était ma chambre ». J’te jure ! ça va finir par le faire, ça. Déjà quand le gymnase de Paul Eluard a été rasé, ça m’a fait bizarre. C’était pendant les vacances, je reviens et je dis « putain il manque quelque chose », mais déjà je ne savais plus quoi. Je savais même plus, et pourtant le gymnase il prenait de l’ampleur. Et impossible de me souvenir. Je regarde ma mère et je lui dis, « mais il y’avait quoi là ? Y’avait un arbre, y’avait quelque chose, j’sais plus ? » Je savais que c’était haut, mais j’avais plus l’image du gymnase. J’étais en train de chercher ce que c’était. C’était tellement là que quand c’est plus là, on se dit juste : « c’est vide, qu’est-ce qui se passe ici ? » Si ça se trouve lundi je vais revenir aux Tertres et je vais dire, « mais y’avait quoi ici ? Plein d’arbres ? »
HORS-CHAMP
Comme de nombreux médias, Le Tigre reçoit régulièrement des communiqués du Conseil Général des Hauts-de-Seine. Le 17 février 2010, ce mail : « Démolition de la barre des Tertres à Bagneux — invitation presse. Alain-Bernard Boulanger, premier vice-président du Conseil général des Hauts-de-Seine, Marie-Hélène Amiable, maire de Bagneux [...] vous invitent à assister au lancement de la démolition de la barre des Tertres, dans le cadre de la rénovation urbaine des quartiers sud de Bagneux | vendredi 19 février à 11 heures face au 40 rue des Tertres. » Je confirme par mail la présence du Tigre. Le lendemain, coup de fil inattendu de l’attachée de presse : « Vous avez bien lu, ce n’est pas une démolition par explosion mais par grignotage, hein. » J’acquiesce — et je comprends que la démolition n’étant pas spectaculaire, le sujet n’est pas censé attirer les foules. Puis, d’une voix gênée : « Je viens d’aller sur votre site, il y a des choses... euh... Quel genre de papier vous comptez faire ? » Je réponds que je n’en ai aucune idée : « Bon, bon, ça va. » Le jour dit, ayant sous-estimé le temps de trajet en rer jusqu’à Bagneux puis de marche jusqu’aux Tertres, je rate les discours officiels : lorsque j’arrive, un groupe d’une dizaine de personnes, dont un cameraman, se dissémine au loin. Une très longue rue étroite, le long d’un bloc de béton tout aussi long. Je pensais naïvement interroger des habitants : mais l’immeuble n’est déjà plus qu’une carcasse désossée, entourée de grillages où l’on peut lire, ici et là, des noms de sociétés : Heras, ID Acier. Partout, des pannonceaux route barrée | chantier interdit au public, et garées tout du long, des camionnettes oranges genierdeforges déconstruction traitement de l’amiante en place. J’avance un peu. Accrochées aux grilles sales, de grandes affiches de dessins d’enfant accompagnées chacune de phrases. « Changer la figure du quartier, ravaler son histoire, maquiller ses perpendiculaires, la grignoteuse est déjà en route. » L’explication suit : « Quatre écrivains invités par la Compagnie Sourous ont habité le quartier et s’en sont inspirés pour écrire leurs textes. Nos enfants se sont emparés de ces textes pour en faire des dessins. » Il n’y a pas un chat. Je m’apprête à rebrousser chemin, mais quelque chose me retient : le lieu. Je ne me faisais aucune idée des Tertres ; je n’avais jamais mis les pieds à Bagneux. Je m’attendais aux cités d’Aubervilliers : des barres. Je n’avais pas même pris garde au nom, évident : les Tertres sont sur un tertre. Le soleil a pointé. À travers les fenêtres trouées, une vue plongeante sur la vieille ville s’offre en contrebas ; l’histoire de la banlieue, les tours surgies après-guerre au milieu des champs de vignes, tout est visible d’un seul coup d’œil. Des cloches sonnent. Un cerf-volant plane au-dessus de l’ensemble. Le tout est terrible — terriblement beau et terriblement dur à la fois. Je poursuis mon chemin sur la rue des Tertres. Parmi les gravats, des bouts de murs détruits laissent ironiquement apparaître des dessins colorés, œuvres dérisoires censées apaiser la jeunesse, des têtes d’hommes d’où sortent des bulles sur fond jaune : « Je parle de l’histoire — L’histoire de nous ici, nous tous. » Au bout de la rue, dans un renfoncement, un bâtiment avec, en belles lettres vertes et jaunes peintes à la typographie désuète, un imposant Sarrail tous commerces. Sur la petite porte de métal close depuis sans doute longtemps, un tag : fuck les 12 coups de minuit, ça ferme les portes de la téci ! Tout autour, des barres d’immeubles, encore habités, eux. Une petite place où je reconnais, accrochés à une corde dans le vent, les petits dessins d’enfants des affiches. Une porte : c’est le centre social et culturel de la Fontaine Gueffier. À l’intérieur, grande animation. Dessins, photos de la démolition accrochées le long des murs, des vidéos, et une vingtaine de personnes. « Quand est-ce qu’on commence à grignoter ? — Lundi » ; ils ne parlent pas de l’apéro mais de la grue. De toute évidence, tout le monde se connaît. Je me mêle à un groupe qui regarde une vidéo des Ateliers d’Éducation à l’Image où on entend une voixoff : « Le Darfour. Le Darfour va être rayé de la carte. Nommé ainsi à cause de sa contrefaçon. Jamais de la marque n’est entrée dans ce petit patelin. Et puis le Bronx, de là, à là-bas. Nommé ainsi à cause de sa surpopulation, sa densité extra-forte qui a battu des records. Manhattan, c’est tout le reste. On n’a pas trouvé de nom, les deux autres en avaient un, alors on a dit que ça c’était Manhattan. » Je discute avec un responsable du lieu, Cédric Noslier. Il raconte qu’alors que les pelleteuses avaient commencé leur travail, des familles refusaient encore de partir, et en parle avec deux jeunes filles du groupe, dont l’une a alors une phrase très longue et touchante. Je propose un entretien avec elle et son amie ; on s’assoit dans un petit bureau contigu ; elle commence à parler, intarissable pendant plus d’une heure. Cet entretien est la retranscription quasi-intégrale de notre dialogue, sans modification de style. Quelques semaines plus tard, je retourne voir l’avancée des travaux avec Patrice Normand, photographe. Le grand jet d’eau absorbant la poussière, un clocher de l’église dans la ligne de mire de la grue, et l’immense grue articulée arrachant les pans de murs, s’y reprenant à deux, trois fois, mordant, tournant, contournant tel un énorme dinosaure se régalant de décombres. Nous étions trois ou quatre, sur les marches, littéralement au spectacle de la ville s’effondrant. Sur le chemin du retour, sur la longue rue des Tertres, un groupe de jeunes hommes nous a hélés : « hèèèèèè !!! Vous êtes qui, vous ? » J’ai crié : « des journalistes ! » avant de comprendre que je n’aurais pas l’occasion d’expliquer « oui mais un journalisme différent qui pense que vous avez raison d’en vouloir aux journalistes ». Le nom de Cédric Noslier a apaisé l’atmosphère ; ils ont tourné les talons, non sans avoir lancé un : « qu’est-ce qu’elle y connaît, Mylène ? Elle y connaît rien, des Tertres. C’est nous les vrais du ghetto. »
L.B.RÉNOVATION URBAINE
Un grand panneau, à l’entrée du chantier : INF’ORU Les quartiers du Sud de Bagneux. Une opération d’envergure pour un renouvellement ambitieux. Un habitat de qualité, des logements de toutes catégories pour une réelle diversité sociale. La mise en valeur du paysage, du relief, de la végétation. L’amélioration des déplacements. Des circulations plus sûres. Des équipements de qualité. Dans Diversification de l’habitat... le projet des Tertres et Cuverons, un rapport d’ACT consultants disponible en ligne http://www.anru.fr/IMG/ pdf/Bagneux.pdf, on apprend que trois scénarios avaient été envisagés : la démolition partielle des Tertres, la démolition totale des Tertres, réhabilitation des Cuverons, ou la démolition des deux. C’est le deuxième scénario qui a été retenu en 2006, dans le cadre d’un « long processus de maturation d’une politique urbaine et du logement fondée sur l’idée de dé-ségréger les quartiers d’habitat social ». Le but est donc la « mixité par la diversification, sous plusieurs angles : une sortie du quartier par les relogements hors site pour des ménages qui y étaient quelque peu captifs, des relogements au sein du quartier constituant une trajectoire ascendante ». Les logements sociaux de Bagneux ont été édifiés entre 1949 et 1967 par la SCIC (l’actuelle Icade). Icade « s’étant désengagée de l’entretien de son parc dans les années 1990, son patrimoine s’est rapidement dégradé, de même que les relations avec la ville qui a appris par la presse en 2008 qu’Icade était vendeur de son patrimoine ». Sur le site de la mairie, on apprend qu’au terme d’une lutte acharnée, la municipalité a obtenu qu’Icade vende ses logements à des bailleurs sociaux (Domaxis, la Semaba et l’OPDHLM), afin que les locataires soient préservés de la flambée des prix. Reste la question de fond : les limites de la politique urbaine de « mixité sociale ». Dans Une violence éminemment contemporaine (éditions Agone, 2010), Jean-Pierre Garnier critique la « gentrification » des anciens quartiers populaires des centres-villes et de proche banlieue : les pauvres relégués toujours plus loin, en grande couronne : « À défaut de résoudre la question du logement, on a ainsi décidé de la déplacer... en déplaçant les gens en guise de réponse ». On lira aussi à ce sujet l’Atlas des nouvelles fractures sociales en France de Christophe Guilly & Christophe Noyé (Autrement, 2006) — et Le Tigre reviendra sur cette question.
[1] L’affaire du Gang des Barbares, en janvier 2006 : la séquestration et la torture d’Ilan Halimi, jeune homme juif, par Youssouf Fofana et de nombreux complices. Ce fait divers atroce impliquait des habitants de la Pierre Plate et du Prunier-Hardy, à Bagneux. Une fausse information de l’AFP, relayée durant quelques jours par la presse, fit des Tertres le lieu de la séquestration... Libération fit un rectificatif et des « excuses aux habitants ». La réputation de la cité en a durablement pâti.