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« Le respect de la diversité n’est pas une donnée française »
Une audience à la Cour nationale du droit d’asile
Grothendieck mon trésor (national)
Publié dans le
numéro VII (déc. 2007-fév. 2008)
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Bienvenue dans la classe moyenne, celle où parfois tout va mal. Celle où on habite dans un immeuble moderne où le syndic’ a fait poser de la moquette dans les couloirs, mettre des appliques lumineuses en plastique et peindre les portes en violet comme si on était dans un hôtel. Celle où le parquet vitrifié est couleur chêne clair. Celle où le goût, c’est le goût propre, celui du cadre Ikéa en bois clair avec passe-partout prédécoupé pour triples photos. Celle où l’ascension sociale, c’est que le parquet soit faussement ancien (pose dite à bâtons rompus) et le cadre Okéa plus épais qu’un premier prix. Celle où la peur rode, celle où les portes ont un oeilleton, un blindage six points et un interphone à portée de main. Celle où l’on s’essuie les pieds sur un paillasson.
Tout va mal. Tout ? Tout, vraiment tout ? Le couple, les enfants, le sens de la vie ? Oui, tout. L’argent, les rêves, la santé. Et en plus y’a la machine à laver qui fuit. Il est neuf heures du soir. Appelle EDF, chérie. Quand tout va mal, c’est bon de voir arriver un coin de ciel bleu. Le technicien EDF est modeste : il s’efface derrière sa mission. Ce n’est pas lui qui arrive : lui, on s’en fout. Ce qui arrive, ce qui sonne à la porte, c’est un coin de ciel bleu. Les linguistes appellent ça une métonymie ou une synecdoque : le fait de prendre le contenu pour le contenant. Aux « boire un verre », « une voile à l’horizon », qu’on apprenait à l’école, on ajoutera donc : « un coin de ciel bleu, métonymie du technicien EDF ». Les Gaulois avaient peur que le ciel leur tombe sur la tête ; nous voilà redoutant qu’il ne sonne à notre porte.
Rasé de près, cheveux très courts, costaud, le technicien EDF respire la franchise. Il avance d’un geste sûr, le regard haut. Le regard trop haut, comme quelqu’un qui regarderait loin à l’horizon. On a beau chercher, on ne voit pas ce que son regard peut chercher à une hauteur telle en entrant dans un appartement normal de gens normaux. On a l’impression qu’il regarde au-dessus de nous. De deux choses l’une : ou bien c’est une top-model de 1,90m qui s’avance vers lui, ce qui expliquerait son sourire un brin satisfait, ou bien il y a un détail incongru au fond du couloir, derrière notre dos - oui mais quoi ? Ou bien cet homme a toujours le regard clair, habité, rimbaldien, de celui qui est autorisé à découper le ciel.
Le ciel d’EDF a des nuages, certes, mais des merveilleux. Des cumulus, mais pas ces gros cumulus douillets et fermes qui sont la métonymie du mouton, pas des cumulus mediocris ni des cumulus congestus. Les nuages du ciel d’EDF sont des cumulus humilis : des cumulus humbles, des cumulus du pauvre, avec une once de de cirrus fibratus vertebratus en arrière-plan. Météorologiquement parlant, le froid s’éloigne, le soleil revient, la vie est belle ; on appelle ça un « ciel de traîne ». Notons que s’il n’y avait pas eu de nuages sur ce triangle, la situation eût été ambiguë quant au statut céleste de ce triangle. Certains auraient pu se dire, « Tiens, v’là le livreur de lino avec ses échantillons ; déjà que tout va mal, et ce crétin qui croit qu’on va remplacer le parquet ».
Sa sacoche est une énigme. Elle est extrêmement large : il y a de l’espace devant et derrière son bout de ciel. A croire que poser le ciel nécessite du matériel, marteau, clous, vis, pinces... Vu la forme de son ciel, n’importe qui de raisonnable aurait préféré un grand sac plastique plat. Quoique. Car le ciel a l’air aiguisé, le ciel a l’air tranchant. Et c’est sans doute pourquoi le technicien EDF porte son coin de ciel de la sorte, d’un air léger donc expérimenté, l’angle aigu du ciel reposant sur son épaule comme la tête d’un nouveau-né contre son père. Reste cet affreux problème : comment fait-il, le technicien EDF, lorsqu’il pleut dehors, puisque sa sacoche ne ferme pas ? Cela doit faire mauvais genre, d’arriver dans l’appartement inondé par la machine à laver, son coin de ciel bleu délavé par l’orage. Seule solution : le technicien EDF doit protéger son ciel d’un parapluie. On ne se lasse pas de méditer sur ce paradoxe publicitaire.
C’est le moment de dire qu’EDF, non content de rendre la vie des gens meilleure, ôte les épines des pieds sensibles des philosophes. Tant de siècles que les philosophes, tant d’années que les astrophysiciens discutent de la forme du ciel. Et voilà la réponse : le ciel est plat et a des coins. EDF découpe le ciel comme une tarte, en triangles. Sachant le nombre d’abonnés à EDF, comment avoir sa part du gâteau ? Le trou dans la couche d’ozone paraît soudain une bien maigre inquiétude.
Quand tout va mal [...] une assistance téléphonique 24h/24 et 7j./7 établit un premier diagnostic et, si nécessaire, un professionnel qualifié intervient en moins de 4 heures*. On croyait vraiment qu’EDF allait éradiquer le mal. Et là, vlan ! EDF nous fait le coup de l’astérique. * Ou en moins de 24 heures si l’appel est passé entre 16h et 7h. Comment leur dire, que quand tout va mal, c’est précisément quand la machine à laver fuit à dix heures du soir ? Et que le télédiagnostic (« ben : y’a de l’eau qui coule ? ») n’arrange rien, puisque la téléréparation n’existe pas encore ?
Un dernier point : Choisissez la tranquillité au quotidien. Etrange choix que celui de la tranquillité, ce terme tatillon. EDF commence par nous dire qu’il va nous offrir le ciel pour contrer notre « tout va mal », et finit par nous proposer du bonheur au rabais : de la tranquillité. A croire qu’on est tombés sur un coin de ciel bleu discount. Alors pour le ciel, quand tout va mal, ouvrez O Livro do desassossego de Pessoa, Le livre de l’intranquillité. Pour le prix de deux mois et demi d’abonnement à EDF. Ou regardez un tableau de Tiepolo. C’est possible 24h/24, et en cas de fuite d’eau, rien de mieux pour attendre sereinement cette intervention rapide qui n’arrive pas.