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Le Polaroïd du futur

Le Polaroïd du futur

Le Polaroïd du futur
Mis en ligne le jeudi 16 avril 2009.

Publié dans le numéro 29 (jan.-fév. 2009)


Si la publicité n’existait pas, on ne pourrait pas savoir jusqu’où est capable d’aller la créativité humaine. Si la publicité n’existait pas, la sagacité des consommateurs ne serait pas revigorée, régulièrement, par l’aiguillon socratique. C’est l’ironie suprême : le récepteur (le public) sait qu’il ne peut s’agir que d’ironie, là où l’émetteur (le publicitaire) ne le sait même pas. Le publicitaire pense faire avaler un mensonge à des gens ; le public interprète ce mensonge comme étant de l’ironie - rendant à la communication sa noblesse, puisque les deux interlocuteurs redeviennent du coup égaux : ce n’est plus le combat du méchant et du le naïf. Pour faire bref : ils ne peuvent pas nous prendre pour des cons à ce point ; c’est donc qu’il y a autre chose. Qu’il y a des publicitaires qui noyautent le système publicitaire. A ce titre, les publicités les plus aberrantes sont les meilleures : elles valident la fausseté du discours. Elles ébranlent le système.

Publicité Jimny 

C’est l’agence dp&s conseil qui a conçu cette petite merveille. Le logo de l’agence (en minuscule à côté du nom, en bas à gauche de l’image), c’est le symbole du yin et du yang. La complémentarité, l’harmonie, l’Orient, la sagesse : s’attendre au pire. De fait, sur www.dpsgroup.com, on n’est pas déçus : « Groupe dp&s. Communication intégrale. Bienvenue dans notre espace de communication transversale. » Les membres de dp&s savent « révéler, positionner, vendre, fédérer », en proposant « des mots justes, des signes forts pour des concepts qui durent ». Ils savent même « oxygéner l’ensemble des entités d’un groupe ». C’est dire.

Une petite fille blonde en noir et blanc, souriante. Son œil, sa naïveté, sa fraîcheur, ses dents de lait, son tshirt blanc : une génération future à elle toute seule. Pourquoi est-elle là ? Parce que c’est à elle que la publicité s’adresse. C’est à toi que l’on parle, petite fille. On te montre une voiture, en l’occurence un 4x4 Suzuki, et on te dit : C’est quand même mieux qu’Internet pour ton exposé sur la faune ! On apprend plusieurs choses. 1. La petite fille a un exposé sur la faune. 2. Internet, c’est pas le mieux du mieux, contrairement à ce qui se dit. 3. Les polaroïds existent encore.

Reprenons le déroulement des choses pour mieux comprendre le way of life !*, le style de vie prôné par Suzuki :

Hypothèse n°1. Le mardi soir, la maîtresse a donné un exposé sur la faune. C’est à rendre la semaine suivante. Lorsque la fillette a tapé « exposé sur la faune » sur Google, elle est tombée en première occurrence sur la Présentation de documents photographiques et exposé sur la faune anophélienne de Malaisie, par H. Gaschen (Reliure inconnue). Elle a eu très peur, alors elle est allée pleurnicher dans les bras de son père - Papa, j’trouve rien sur internet ! Le sang du Papa n’a fait qu’un tour. C’est que Papa a du fric et un 4x4 Jimny. Le Papa habite en ville : par métonymie avec sa voiture, il est un « citadin malicieux », comme dit le slogan. Ce jour-là, le Papa a mis ses lunettes de soleil et sa ceinture de sécurité. Il n’y a pas de passager à côté du Papa : Maman, la faune, ça l’emmerde. Il ont roulé, longtemps. Le papa a jeté un regard tendre et complice vers sa petite fille, l’air de dire « on n’est pas bien, hein ? » - et c’est là qu’il lui a sorti cette phrase mémorable, immortalisée par la publicité : « c’est quand même mieux qu’Internet pour ton exposé sur la faune ! » La phrase du mec satisfait, heureux d’avoir évité de peu l’écueil du savoir préformaté.

Hypothèse n°2. Le mardi soir, la maîtresse a donné un exposé sur la faune. C’est à rendre le lendemain. La fillette, qui est née juste après l’an 2000, a foncé dans le bureau du Papa, a allumé l’ordinateur sans demander l’autorisation et en trois clics, s’est retrouvée à naviguer sur le web. Le Papa lui a dit quelque chose comme « et je peux savoir ce que t’es en train de faire, là ? » (prise de conscience qu’à huit ans, 1. elle connaît son mot de passe, 2. elle démarre plus vite que lui son navigateur web). « Ben, j’fais mon exposé », a dit la fillette. Le sang du Papa n’a fait qu’un tour. Réprobateur, le Papa a dit : « parce que tu crois que le savoir, ça se trouve sur Internet ? Non. Le savoir, il est dans la vraie vie ». Donneur de leçon et heureux de transmettre les vraies valeurs à sa fille, le Papa a mis ses lunettes de soleil et sa ceinture de sécurité. Mais on va où, là ? on va rien trouver ! a pleurniché la fillette. Il n’y a pas de passager à côté du Papa : Papa est divorcé. La fillette a beau lui dire mais c’est un exposé sur les rats des égoûts du métro, pas sur les lions ! le papa n’en a que faire. Le week-end, il veut en mettre plein les yeux de sa fille et clouer le bec à son ex-femme qui lui rabâche sans cesse qu’il ne fait rien pour aider la petite dans ses devoirs. Le papa a jeté un regard tendre et complice vers sa petite fille - et c’est là qu’il lui a sorti la phrase mémorable, etc.

Cette publicité a choqué quelques esprits chagrins : on trouve sur plusieurs blogs des citoyens indignés disant « mais que fait le BVP ? » [1] Ces mauvais langues ont affirmé que le propos global de Suzuki est une incitation à aller saccager les grands espaces naturels, i.e. la savane, la taïga, tout ça. Bêtement, nous, on pensait que Papa n’avait pas acheté deux billets d’avion pour le Kenya - pas par conscience écologique, non : juste parce que le temps que son Suzuki Jimny arrive par bateau, la date de rendu de l’exposé serait déjà passée. Bêtement, on pensait que c’était d’un exposé sur la faune locale dont il s’agissait : et que seuls les ragondins et chevreuils de la forêt de Rambouillet seraient molestés. Mais une minuscule mention, en bas de la page, confirme le pire : « photographié à l’étranger sur voie autorisée ». On ne sait pas ce que l’on doit en conclure - si ce n’est que tout le staff s’est fait payer un voyage à l’étranger pour le tournage, pour une photo qui aurait pu être prise à Vitry-sur-Seine.

La firme Polaroid a annoncé en février 2008 la fermeture de ses dernières usines fabricant les films à développement instantané. Le stock des films restants doit s’épuiser en 2009. Cette publicité s’adresserait-elle avec nostalgie aux consommateurs du passé ? Non : on ne peut imaginer que Suzuki ne veuille plus vendre de 4x4 après 2009. La seule hypothèse valable est donc la suivante : cette publicité propose une vision idyllique du futur. Un monde où les fillettes seront scolarisées, alphabétisées et studieuses, où les Polaroïds existeront à nouveau, où la faune même existera encore et où, quand un 4x4 Suzuki Jimny s’avancera, les lions et les musaraignes se tapiront à ses roues en ronronnant. Encore un effort ! C’est presque notre monde. Puisque dans notre monde, un 4x4 soumis au malus écologique a le droit d’être appelé authentique baroudeur. Et le slogan « authenticité de série » semble valide, voire vendeur, et ce sans référence aucune à Walter Benjamin.


NOTES

[1] Cf. http://www.consoglobe.com/ac-automobile-ecologique, sur l'enquête du BVP (Bureau de vérification de la publicité) sur la publicité automobile en 2006. Dans la même lignée que Suzuki, sont cités Range Rover et son « moteur qui respire », Mistubishi et son « 4x4 conçu au pays du protocole de Kyoto », Lexus qui exhorte à « changer le monde sans changer la planète », le Jeep Grand Cherokee affirmant que « l'homme a toujours rêvé d'apprivoiser la nature » - avec un ours portant autour du cou les clefs de sa grosse bagnole.

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