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Et nous assistâmes, les bras ballants, à la privatisation du web

Et nous assistâmes, les bras ballants, à la privatisation du web

Et nous assistâmes, les bras ballants, à la privatisation du web
Mis en ligne le lundi 11 avril 2011 ; mis à jour le mercredi 4 mai 2011.

Publié dans le numéro 004 (Avril 2011)


 

Régulièrement on nous pose la question. Ou alors on nous propose. Pourquoi Le Tigre n’est pas sur Facebook, sur Twitter ? Vous voulez qu’on s’en charge ? Je réponds poliment - pas toujours poliment - que non merci ça ira très bien comme ça. Encore faudrait-il se justifier. Voici quelques explications.

Il faut se méfier des métaphores avec lesquelles on peut tout dire, et son contraire. Mais tout de même : imaginez. En bas de chez vous, il y a une route, vous pouvez l’emprunter, vous y croiserez d’autres gens, des inconnus, il vous faudra éventuellement éviter les crottes de chien et les nids de poules, et la circulation est régie par un code de la route que nul n’est censé ignorer, et dont les règles ont été fixées de manière démocratique par un État. Et voilà soudain que, au-dessus de cette route, une nouvelle route est construite, par une entreprise privée. Cette route est indéniablement plus belle, plus propre, mieux entretenue que l’autre ; elle est aussi plus pratique : plein de petits services ont été ajoutés. On peut boire des cafés gratuitement à des bornes. On peut écouter de la musique gratuitement. Il y a surtout un avantage incroyable : sur cette route, on ne croise que les gens qu’on a choisi de voir. Les autres ne nous voient pas ; on ne les voit pas. S’il le faut vraiment (et parfois il le faut parce que des rétrogrades refusent d’emprunter cette route, alors qu’elle est gratuite), on peut trouver parfais des passerelles vers la route du bas, la vieille moche. Bien sûr, il y a des publicités le long de cette route, mais finalement il y en avait aussi sur celle du bas. Bien sûr, il faut s’inscrire pour aller sur cette route, pas comme l’autre, ouverte à tous.

La métaphore est facile à décoder : la route du bas, c’est le monde du web traditionnel. Un réseau ouvert et libre, régi par des règles discutées dans des organismes internationaux à but non lucratif. Avec des protocoles permettant de créer différents types de communication : sites web, emails, peer-to-peer (c’est-à-dire transfert de fichiers d’ordinateurs uniques à ordinateurs uniques, de manière décentralisée), etc. La route du haut, c’est celle de Facebook, qui est en passe de réussir le hold-up le plus stupéfiant de l’histoire de l’humanité, puisque 500 millions d’individus ont, d’eux-mêmes, fait le choix de s’y inscrire et de l’utiliser majoritairement pour communiquer. Facebook est un site entièrement privé, qui utilise des protocoles qui lui appartiennent. Financé par la publicité, il offre en effet de multiples services gratuits (vous rappeler que c’est l’anniversaire d’Untel, lui envoyer automatiquement une carte de voeux animée, lui faire voir en vidéo « Happy birthday Mr. President », etc.). Et si des passerelles existent encore vers le web (un simple lien vers un bon vieux site), Facebook fait tout pour les minimiser : plus les utilisateurs restent sur Facebook, plus leur valeur auprès des annonceurs est forte.

Je passe sur la question de la vie privée, qui - semble-t-il - est davantage médiatisée depuis un certain temps [1]. Je rappelle néanmoins, ou je l’apprends à ceux qui l’ignorent que, depuis que la grande majorité des sites web placent un bouton « J’aime » relié à Facebook, la société américaine a accès, outre toutes les informations que vous avez publiées, à l’ensemble de l’historique de votre navigation web. Là encore, le profit pour eux est évident : vos centres d’intérêt étant mieux connus, il sera plus facile de vous exposer à de la publicité ciblée.

Il est par ailleurs frappant de constater que la plupart des utilisateurs de Facebook ne savent pas que tout ce qui est publié sur ce site lui appartient de facto. En effet, les conditions d’utilisation précisent que toute personne qui s’inscrit sur Facebook accorde à l’entreprise « une licence non-exclusive, transférable, sous-licenciable, sans redevance et mondiale pour l’utilisation des contenus de propriété intellectuelle ». Ce qui veut dire, en clair, que Facebook peut faire ce qu’il veut du contenu posté sur son site. Photographes, vous mettez vos photos sur Facebook, ils peuvent les publier en affiches. Humoristes, vous testez vos plaisanteries sur Facebook, ils peuvent les éditer en recueils. Amoureux, vous écrivez un beau message à votre promise sur son mur Facebook, ils peuvent le vendre en cartes postales. Musiciens : vous faites écouter votre dernier titre sur Facebook, ils peuvent le sortir en album. Et ainsi de suite. Le tout, évidemment, sans que vous ne touchiez le moindre centime.

On peut se dire, après tout, que tant pis : c’est librement consenti, c’est ainsi, depuis que le monde est monde par paresse ou par manque de temps ou de compétences, on s’en remet à d’autres. Nous sommes, pour la plupart d’entre nous, bien incapables de régler un problème mécanique sur notre voiture, ou de souder un tuyau de plomberie. C’est vrai. Mais ce qui se passe avec l’Internet est un peu plus étonnant - et un peu plus grave. En effet, tout était – je dis bien était – possible en termes d’outils pour que l’on crée exactement les mêmes services que ceux des grosses multinationales, mais en version ouverte. Prenons le cas de Twitter, un outil de micro-blogging qui permet de suivre simplement d’autres personnes ou des thèmes spécifiques. Le tout en temps réel. Techniquement, c’est simple, voire simpliste à concevoir – si tant est qu’on se mette d’accord, en amont, sur la technologie à suivre. Évidemment, se pose le problème des serveurs et des réseaux : qui stocke l’information, qui la fait circuler ? C’est là que le peer-to-peer [2] peut jouer un rôle : il suffirait que chacun accepte que son ordinateur participe un peu à la tâche collective. Utopique ? Pas du tout : c’est cette technologie qui permet le transfert de fichiers, hors de toute centralité, et notamment pour les téléchargements illégaux (mais également les téléchargements légaux). Il aurait donc été très simple de concevoir, collectivement, un outil de micro-blogging instantané. Certes, direz-vous, encore fallait-il en avoir l’idée. Twitter a eu l’idée, ils ont gagné, c’est la liberté d’entreprendre qui est en jeu. Oui et non. Bien sûr si une société a une bonne idée, tant mieux pour elle [3]. Mais on peut poser des limites à cela : si demain j’ai l’idée de créer une école révolutionnaire pour que les élèves aient le bac à 12 ans, l’État ne me laissera pas faire, tout simplement parce que l’éducation est un service public (ou concédé selon des règles bien précises). La communication doit-elle être un service public ? Franchement, il semble évident que oui. Plus exactement, ce devrait être un service mondial autogéré qui oblige tout le monde à se mettre d’accord. Là non plus, ce n’est pas une utopie, puisque cela existe dans le cas du HTML (le langage de base pour concevoir des sites web) : le W3C (World Wide Web Consortium) se charge, depuis 1994, d’harmoniser le langage et de le faire évoluer.

Dans les années 1990, les pionniers de l’Internet apprenaient à coder en HTML. Au début des années 2000, ils passèrent à des sites dynamiques permettant, à partir d’une structure fixe, de faire vivre un site sans forcément coder chaque nouvelle page : l’ère des CMS (Content Management System) débutait. Les principaux CMS (Spip, Drupal, ou Wordpress) ont la particularité d’être opensource (on a accès au code qui fait tourner la chose) et libres (on peut les modifier comme on le désire). Les blogs firent florès par milliers. À l’époque (et c’est toujours le cas aujourd’hui), hormis les très bons informaticiens capables d’installer leurs sites à domicile, il y avait deux choix possibles. Soit payer pour avoir un hébergement, soit s’inscrire sur un espace gratuit qui, en échange, propose de la publicité (over-blog, blogspot, etc.). Cette période marque donc les débuts de la simplification du web (n’importe qui peut ouvrir un blog, c’est « gratuit »), mais aussi du début du renoncement.

Ce que font Facebook ou Twitter aujourd’hui est en effet la poursuite de cette politique, mais de manière monopolistique. Facebook fonctionne sur un principe vertueux (pour eux) : plus de gens s’inscrivent chez eux, plus ils sont incontournables, et donc plus de gens s’y inscrivent. Sauf que, et il faut le rappeler, la notion d’email fonctionnait de la même façon : plus les gens ont un mail, plus c’est simple de communiquer par mail. Et c’était le même cas pour le téléphone : plus de gens ont le téléphone, plus c’est utile d’avoir le téléphone. Mais le téléphone était un monopole public, pas privé (ce n’est plus le cas aujourd’hui – mais du moins aujourd’hui reste-t-il en France une autorité administrative qui régule le secteur [4]).

Facebook échappe à toute forme de contrôle : c’est une société privée, qui fait ce qu’elle veut. Elle a beau jeu de rappeler que, évidemment, chacun est libre de s’inscrire ou non. C’est vrai. Mais elle fait tout pour que tout le monde bascule chez elle. Y compris des... services publics. Un rapide tour du web permet de voir qu’en 2011, on peut entre autres trouver une page Facebook (officielle) de la DGIS (Direction générale de la compétitivité, de l’industrie et des services, rattachée au ministère de l’Économie), de Proxima mobile (le « portail de services aux citoyens sur téléphone mobile », créé par le secrétariat d’État au numérique), ou encore de l’Agence du service civique (un GIP, Groupement d’intérêt public). Quant au ministère des Finances, il possède un compte Twitter, sobrement intitulé @_Bercy_ [5]. La liste n’est bien sûr pas exhaustive.

Les pouvoirs publics ont, dans les dernières années, fini par admettre que les logiciels libres étaient une bonne chose : nombre d’administrations utilisent dorénavant OpenOffice (plutôt qu’Office de Microsoft), ou Thunderbird (plutôt que Outlook de Microsoft). Mais, face aux réseaux sociaux, on ne les entend qu’à peine [6]

Même les militants du libre semblent baisser les bras. Le site Framasoft, qui promeut l’usage des logiciels libres, a certes ouvert un compte sur identi.ca, le concurrent libre et opensource de Twitter [7] : car il en existe bien un, tout comme il existe une alternative opensource et surtout décentralisée à Facebook : Diaspora. Quatre informaticiens, financés par des dons (dont un de Marck Zuckerberg, le patron de Facebook [8]), ont déjà livré une première version de cet outil. Comme dans le cas de tous les logiciels libres (voir l’histoire de Firefox vs. Internet Explorer), il suffirait qu’un cercle vertueux se mette en place pour que ce nouveau système prenne la place de l’autre.

Alors pourquoi est-ce que Framasoft, farouche défenseur du libre, est tout de même sur Twitter ? « Parce qu’étant le réseau le plus fréquenté c’est celui qui nous permettra de toucher le plus large public, et d’attirer de nouveaux lecteurs dans nos filets. » [9] Ah, ce vieil argument du « on va aller chercher les gens et ensuite on va les faire évoluer... » Il se défend, certes – un peu comme lorsque The Sun met une fille aux seins nus en page 3 de son journal : c’est autant de Britanniques qui continuent à lire la presse papier...

Quelques visiteurs réguliers de Framasoft site expriment leur opposition à cette nouveauté : « Sincèrement, je n’arrive pas à comprendre l’attrait de cette dernière innovation du Web 2.0. J’avoue que parfois j’en ai la nausée, tant ces «innovations» arrivent vite, toutes plus clinquantes les unes que les autres (Facebook, Twitter, etc.). Pour quel bénéfice humain ? » (Jack.) « Quand on voit que des nouveautés révolutionnaires telles que la décentralisation d’un réseau (Internet) tend à disparaître aujourd’hui, remplacée par des services gigantesques centralisés... C’est donc ça le web2.0 ? Très peu pour moi. » (Nookie.) Et Jack de se demander, face à son peu d’empressement à suivre le mouvement : « Suis-je un phénomène isolé ? »

Toute la question est là. Pourquoi aussi peu de personnes se sentent-elles impliquées par la mort du web tel qu’il avait été conçu ? Pourquoi, lorsque Apple fait tout pour que les utilisateurs d’Ipad et d’Iphone ne naviguent plus sur l’Internet mais utilisent des applications que la société choisit (et censure le cas échéant), les utilisateurs ne se révoltent pas ? Pourquoi tant d’internautes se sont élevés contre la loi Hadopi, qui réprime le téléchargement illégal, voyant dans l’interventionnisme de l’État un scandale, alors qu’ils considèrent normal qu’une société privée décide des contenus auxquels ils peuvent avoir accès sur leur terminal mobile ?

On peut trouver qu’il y a des problèmes plus graves, dans le monde, que les bouleversements qui agitent l’Internet. C’est certainement vrai. C’est sans doute pour cette raison que la plupart d’entre nous assistons, les bras ballants, à la privatisation du web. Le Tigre, en ce qui le concerne, refusera toujours d’en être le complice. Et n’aura donc jamais de page sur Facebook, ni sur Twitter.

 

 

NOTES

[1] Entre autres à cause de notre « portrait Google » (Le Tigre bimestriel, n°28, novembre 2008) qui pourtant n'utilisait qu'à peine Facebook.

[2] On peut également évoquer les ordinateurs que des particuliers acceptent de voir travailler en réseau pour résoudre des calculs complexes, dans le domaine de l'astronomie ou de la santé : chaque personne est pièce d'un dispositif qui ne fonctionne que collectivement.

[3] Notons tout de même que, on s'en souvient peut-être, Twitter à l'origine était uniquement conçu pour poster un message, à partir d'un sms envoyé par un téléphone portable, sur un site internet. D'où la longueur limitée du message à 140 signes, qui perdure aujourd'hui. Et d'où le slogan d'origine (« What are you doing ? »), le but étant d'indiquer sur son site ce qu'on était en train de faire. Ce sont les utilisateurs qui l'ont emmené vers un outil de micro-blogging permettant de faire passer des informations courtes très rapidement. On peut donc en conclure que, voyant le service évoluer, des informaticiens auraient pu concevoir un modèle équivalent, libre et ouvert. C'est d'ailleurs ce qui a été fait en partie, cf. infra.

[4] L'Arcep, dans le cas de la téléphonie.

[5] Rappelons que les fils RSS permettaient – permettent encore ! – de suivre l'actualité d'un site, la plupart des Twitter d'entreprises ou d'administrations ne jouant quasiment que ce rôle d'alerte.

[6] Nathalie Kosciusko-Morizet, alors secrétaire d'État au Numérique, a déclaré en mai 2010 que « la protection des données sur Facebook [était] insuffisante ». Ce qui ne manque pas de sel, quand on se souvient qu'un an auparavant, en avril 2009, elle rendait publique sa grossesse sur... Facebook.

[7] Mais pas décentralisé, ce qui, in fine, ne règle pas réellement le problème.

[8] Qui n'a cependant pas dû se ruiner : Diaspora a recueilli 200000 dollars de dons au total – alors que la fortune de Zuckerberg est estimée à 7 milliards de dollars. Il a 26 ans.

[9] Post sur Framablog, 18 janvier 2009.

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