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Dans l’arrière-boutique des anthropologues
« J’arrive à faire face à à peu près tout »
« Le respect de la diversité n’est pas une donnée française »
Une audience à la Cour nationale du droit d’asile
Grothendieck mon trésor (national)
Un flyer multicolore. Ça m’a tout l’air d’un gros événement, d’une kermesse hors norme et sans frein : le « RP SHOW », « premier rendez-vous des marques et des medias », organisé par l’agence de communication RP&RP, a des airs de mariage princier. En plus c’est sur une péniche, amarrée quai du Point-du-Jour, à Boulogne, non loin du siège boulonnais de l’agence. « Pour découvrir aujourd’hui ce qui fera l’actualité de demain », pour remplir ma hotte d’échantillons gratuits et aussi un peu pour faire mon Jérôme Bonaldi auprès des amis, je m’empresse de me faire accréditer.
Enfin, j’ai tout tenté. Mais j’ai bien cru que je n’y entrerais jamais par les voies orthodoxes. Le fait que je n’aie pas de carte de presse a prévenu mes interlocuteurs contre moi. Je me heurte à un refus coriace : « C’est un salon exclusivement réservé aux journalistes. Nous ne voulons pas qu’il y ait d’organes de communication. » Ciel ! Soupçonnerait-on sous mon masque de l’Opéra de Pékin des velléités d’espionnage industriel ? J’improvise un vibrant plaidoyer pour le journalisme pur et dur, contre les tourbes du publi-reportage, et crois le morceau enlevé. On accepte de m’envoyer un pass, à imprimer et à remplir de chez moi. Du coup, c’est en catimini que je débarque porte de Saint-Cloud, avec mon laissez-passer de seconde zone, cherchant obstinément devant l’église d’Auteuil la navette Nissan qui me mènera dans ce saint des saints de l’innovation industrielle. Le véhicule s’est fait encore plus discret que moi, n’arborant qu’un mince autocollant « RP SHOW » sur son pare-brise arrière. Nous partons quai du Point-du-Jour les yeux vissés à une petite télé intégrée à un GPS. C’est au VDD DAY TON de SIEMENS AG (399 euros) que je dois cette diversion matinale et ce petit bout de course avec Jean-Luc Reichmann (« Actuellement, combien de noms de pays commencent par la lettre z ? »...). Sans le savoir, je viens de faire connaissance avec le premier produit du salon. Ah, « quand la télévision et la navigation ne font qu’un » ! Surprise ! À mon arrivée sur l’eau, l’espace est minuscule. Je suis un peu dépité des maigres perspectives qui s’offrent à moi... Là où je pensais dépenser une après-midi en futilités, je ne vois qu’une quinzaine de stands déserts répartis sur deux niveaux. Il est 12h45 lorsque je commence ma tournée. Tous les exposants sont au buffet, et je vais faire revenir un à un les plus motivés, ou les moins affamés pour me faire expliquer les astuces et l’intérêt commercial de chacun de leurs produits. Visiblement, le plupart sont alors sur le point de remballer.
Marinus van Reymerswaele, Les Collecteurs d’impôt, XVI siècle.
Ça ressemble au premier salon venu, sauf qu’ici, n’étant rien venu chercher en particulier, je me crois obligé de m’intéresser à tout. Je suis ainsi scotché par le SOS TRAVEL BAG de CLEANIS (2,90 euros), un « sac hygiénique jetable » destiné à limiter les tracas liés au voyage (vomi et pipi intempestifs, sur terre, sur mer ou dans les airs). Ce sac est muni d’une cordelette pour s’adapter à toutes les situations et d’un tampon anti-odeurs. À l’intérieur, un fluide dont je ne parviendrai pas à percer le secret cristallise les liquides. L’attachée de presse mime les gestes comme une hôtesse de l’air (se pincer le nez, avoir envie de faire pipi, s’attacher le sac à la ceinture...). J’espère un temps que la péniche va prendre son essor, afin d’être le premier à tester la résistance du sac au mal de mer... mais nous ne serons presque jamais, ici, en situation pratique. Enfin, j’emporte la pissotière portable. CLEANIS se vante d’être un « créateur d’hygiène ». Que cela se sache, nous sommes au salon des créateurs.
Quelques instants plus tard, je palpe frénétiquement des chaussettes à la texture particulière : du [takel] (je vous le fais en phonétique) floculé et retricoté pour assurer un repos maximum au pied après une période d’efforts. J’aimerais bien en emporter une paire, mais il ne reste plus qu’un échantillon masculin, et malgré mes yeux de chat, le représentant semble vouloir la garder par devers lui. De dépit, je me rabats sur la nouvelle « montre vie active » AW 200 de POLAR (190 euros). « Listen to your body », prévient sympathiquement cette marque, qui se consacre à la mesure de l’activité physiologique des sportifs. La montre est destinée aux sportifs amateurs et aux gens qui pensent maigrir en « allant faire pisser leur chien » (dixit le représentant). Elle mesure, pour un intervalle de temps donné, le temps passé à marcher, le nombre de pas, de mètres montés et descendus et de calories brûlées, et archive toutes ces données. Je demande à la porter le temps de ma visite. En effet, m’instruit le fabricant, « chaque moment de votre vie est une occasion d’améliorer votre forme ». Pour comprendre le processus (un capteur d’activité qui est en fait « un oscillomètre couplé à un altimètre », mesurant le déplacement du corps dans l’air, en fonction de la vitesse, de la température, de la difficulté du terrain...), un petit dépliant est fourni avec, qui conseille sept mille pas quotidiens et une perte sèche de cent cinquante kilocalories par heure.
Personne aux produits de santé. Le stand le plus dense. Cinq enseignes sont réunies ici, dont le vénérable DIABLE, « vieux comme le monde » (il sévit depuis 1903, et la société qui le fabrique, la SODIA, en est si fière qu’elle en a tiré son nom : SODIA = SOciété du DIAble). Cors, verrues, durillons... le diable ne respecte rien (sauf, à mon grand dam, les ampoules). Le graphisme des emballages comblerait les maquettistes du Tigre (4,67 euros le flacon). Dans son orbite, PRODIF (savon sec antitaches, 5,50 euros), SALTRATES (soins pour les pieds : une gamme de poudres, gels, crèmes entre 5,32 et 9,90 euros), SENSALIA (masque pour le visage au concombre et au ginseng : « le spa à domicile » pour moins de 6 euros !) et Bibi (biberons « made in Switzerland », entre 4 et 10 euros). Plus loin, j’avise une publicité pour un lait corporel au beurre de chocolat (GRASSMAT, 20,50 euros). Il me faut franchir une nouvelle étape, car le Graal est du côté des chaussures CROCS. Crocs, Crocs, Crocs... Ah, j’en aurai passé du temps sur ce stand ! Les Crocs, chaussures flashy en plastique, sont à vrai dire le seul produit que je connaissais déjà. Et ça tombe bien, car la représentante connaissait aussi Le Tigre. À la mention du nom du journal, son visage s’éclaire : « Eh bien justement, pour les amateurs de voile, il y a ces bottes... » Je ne l’ai pas détrompée. La grande nouveauté, ces temps-ci, rayon « pied », ce sont les chaussures recyclantes. Tout, de la semelle à l’emballage, est issu du recyclage. Les semelles sont en boîtes d’œufs, l’élastique qui entoure la chaussure en latex, le dessous de la chaussure en pneu... Le fabriquant conseille même, après achat, de faire de la boîte une jardinière pour votre balcon. Premier prix de cette gamme « tout terrain » cheap et clownesque : un escarpin à 69 euros. Mais la gamme hiver est d’un chic !
Arrêté par le parfum d’un après-rasage aux algues — les scientifiques se sont aperçus que les cellules alguales avaient la même composition que les cellules cutanées... bien que les secondes soient mortelles. D’où l’idée de rapprocher les deux, dans cette gamme de produits de soin masculin : ZVONCO, « la griffe de la bio-cosmétique marine ». Les algues utilisées proviennent de la réserve naturelle d’Iroise ; but des concepteurs : le bien-être éthique (« an ethic wellbeing »). L’homme des montres a testé ce matin. J’en fais autant (35 euros le flacon d’aprèsrasage, 49 euros le pot de contour des yeux). C’est donc la moustache pimpante et pomponnée que je fais mon premier gros effort musculaire de la visite : la lente descente de l’escalier en direction du sous-sol de la péniche.
Philippe de Champaigne, Louis XIII couronné par la victoire, 1635
L’étage est désert. Comme dans les westerns, une silhouette m’attend, terrée dans le coin opposé à l’escalier. Tout est prêt pour mon duel avec l’homme aux vélos électriques. Une rencontre courtoise et dans les règles de l’art pour savoir qui repartira avec le plus beau VELODOO ! Nous nous saluons, il m’offre le choix des armes : un ELEKTROONN, 45 kg, 250 W, sorte de mini Solex avec lequel « on se promène avec sans transpirer ». C’est tout terrain, mais les 40 km d’autonomie baissent vite. Le MINI CITTA (23 kg, 180 W) est plus séduisant, résolument urbain, léger et rapide (28 km/h contre 25). Pliable, il a été conçu pour rentrer dans le coffre d’une 206. L’homme esquisse un rictus de satisfaction au moment où je laisse poindre mon intérêt. Enfin, le TRICYDOO (30 kg, 250 W) est doté d’une assistance électrique qui aide à monter les côtes. Réservé à une clientèle plus... stabilisée, « qui recherche le confort pour un minimum d’efforts » (là, je dame le pion au gringo en complétant son discours avant la fin de sa phrase). Les trois modèles sont équipés de batteries NiMH (nickel métal hydrure) portables et d’un détecteur de pédalage juste derrière le pédalier.
Maître de Saint-Barthélémy, La Descente de croix, vers 1500
C’est sur un MINI CITTA que j’opère le premier tour boulonnais de stands à vélo, échappant à mon adversaire. Au premier coup de pédale, le moteur se met en marche, et me propulse vers l’infini, sur le doux ronronnement du moteur qui vibre. On est vite grisé par l’élan, les courtes lignes droites de la péniche parcourues à vive allure et les virages « en apesanteur »... À gauche, une rangée de vélos très fins, au cadre en carbone, réservés au sport de compétition. Mon adversaire les soulève d’un doigt. Je le laisse à ses exercices de musculation digitale et monte me rafraîchir.
Après avoir goûté aux charmes d’un café MALONGO, et m’être laissé refiler des tasses et des échantillons que je ne pourrai pas boire (sauf dans une enseigne MALONGO), je restitue la montre amulette. Je l’ai gardée 1 heure 07, pendant laquelle j’ai marché 6 minutes 20 secondes. 485 pas m’ont permis de dépenser 171 calories. Dans le même temps, j’ai embarqué un sac pour vomi, un imperméabilisant, un savon sec spécial taches, un masque pour le visage au thé vert, un sachet de sels de bain tonifiants/revitalisants pour les pieds, une affiche pour les chaussures CROCS, deux échantillons d’eau de toilette CLAYEUX pour petites filles, une série d’échantillons de produits de soins pour la peau aux algues, un nécessaire à café. J’ai volé deux bouteilles d’eau aux couleurs de RE LAXNEWS, « la première source d’infos sur les loisirs ». Et, crime de lèse-innovation, j’ai refusé un allume-barbecue BIC.
À la sortie, les navettes ont été démontées. Je longe les quais kilométriques qui font face à l’île Seguin. L’unique décor : des cubes de verre sur pilotis, reliés entre eux par des passerelles (rive droite) et des silos (rive gauche). Les panneaux indicateurs ne pointent plus des villes ou des quartiers, mais des marques (HIPPOPOTAMUS, CEGETEL, CANAL +). De quoi d’autre peut rêver l’amateur de géographies parallèles ?
Quelques jours plus tard, l’homme qui m’a refusé les chaussettes Flockies, l’empereur de l’imperméabilisant nanotechnologique, se rattrapera en m’envoyant, ainsi qu’à quatre autres journalistes, d’Ideomag et du Midi Libre notamment, un email, avec des photos des fameuses chaussettes. Il entend nous remercier de notre passage à ses « stans » et de notre « intérêt à ses produits » (sic & sic). Au moment où j’achève cet article, une relation est donc sur le point de s’engager, au moins épistolaire dans un premier temps. Peut-être, à l’heure où vous me lirez, arborerai-je fièrement mes FLOCKIES au milieu d’Aubervilliers.
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Pour faire ce reportage, Benoît Virot était habillé d’un slip rouge Derby, d’un sous-pull rouge Celio, d’une chemise noire Luna Pier, d’un gilet en laine brun Gerem, d’un cardigan marine Torrente et d’un jean (élimé) vert Celio. Pour lire les dossiers de presse généreusement fournis par RP&RP, il avait des lunettes à la monture Ralph Lauren. Son sandwich du midi était farci au jambon Herta. Il l’a dédaigné pour une discussion enflammée avec des hôtesses fournies par l’agence New Link. Un feutre rouge Paper Mate et un stylo quatre couleurs Bic ont permis d’assurer jusqu’au bout sa prise de note, et son reportage a été tapé sur un ordinateur Mac OS X fabriqué par Apple.