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Le bonheur conjugal

Le bonheur conjugal

Le bonheur conjugal
Mis en ligne le mardi 23 septembre 2008 ; mis à jour le jeudi 25 septembre 2008.

Publié dans le numéro IX (mai-juin 2008)

Là où le publicitaire arrive, les limites de l’inventivité de l’âme humaine semblent repoussées de quelques mètres. Un petit pas pour le commerce, un grand pas pour la littérature et l’ethnologie. On ne peut que rester muet quelques longues secondes devant cette campagne de presse pour le café Melitta. Coi. D’étonnement, de désespoir, de rire intérieur. « Et si réussir son café, c’était aussi réussir son couple ? » sera assurément l’un des musts des collectionneurs du futur nostalgiques des premières années du XXIe siècle, qui se diront ce jour-là : premier, second degré ? et les rapports hommes-femmes, c’était comment, déjà, à l’époque ? et ils buvaient du café comme ça, tous les matins ? Alors pour vous, lecteur qui êtes en train de lire Le Tigre en cette année 2043 dans votre bibliothèque virtuelle, on va vous raconter comment c’était, vers 2008, en France.

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En 2008, les femmes étaient à la hauteur de leur réputation de femmes. Elles trainaient au lit nues. Elles auraient voulu réussir leur vie de couple. Et réussir sa vie de couple, c’était par exemple boire un bon café en amoureux au petit-déj. Un vrai bon café, avec des croissants, des pains au chocolat, des tartines, des fruits. Mais voilà : les femmes étaient des femmes. Incapables de doser, de mesurer, d’appréhender quoi que ce soit de cartésien : or la quantité de café en poudre à verser dans un filtre, c’était cartésien. Terriblement cartésien. Les femmes, paniquées, saupoudraient en faisant paf paf sur le rebord de la cafetière. Un léger mouvement du poignet plus tard, stupeur ! un gros caillou de café aggloméré s’écrasait dans le filtre. Elles tentaient (à la main, personne ne les voyait) de remettre un peu de poudre dans le contenant. Trop tard. Le café était foutu. Le lendemain, chats échaudés, elles étaient plus prudentes. Mais dans la chambre, l’homme faisait la grimace. La sentence était sans appel : jus de chaussette, pipi de chat, café américain, autant de cruels synonymes. Bientôt, l’homme en avait marre de tous ces compromis et approximations quotidiennes. C’était le divorce.

Alors arrivait le publicitaire, bienfaiteur de l’humanité. Le publicitaire s’était dit : et si corrélation secrète il y avait ? Si réussir son couple, c’était d’abord réussir son café ? C’était un peu l’oeuf et la poule : le publicitaire ne savait pas qui avait commencé, mais il sentait qu’il y avait un lien entre un café non réduit aux acquets et une vie de couple à l’arôme subtil.

Elle était dodue. Nue, en culotte à dentelles multicolores. La bague au doigt. Une bretelle de soutien-gorge laissait deviner une poitrine généreuse. Des cheveux châtain lissés, des mèches d’un blond douteux. Des ongles manucurés rose pâle. (Rassure-toi, lecteur de 2043 ! Elles n’étaient pas toutes aussi moches à l’époque). Lui arborait un t-shirt blanc ; on devinait un caleçon gris. Mais l’alliance ? Pas d’alliance. Car au début du vingtième siècle, lecteur de 2043, souvent les hommes mariés cachaient leur main gauche sous leur bras, pour que le doute soit permis. Les draps étaient blancs. Ils mangeaint à plat ventre. De deux choses l’une : soit ils avaient tourné de 180° et mis leurs gros pieds sales sur leurs oreillers, soit ils dormaient dans un lit adossé dans le vide, chose rare - puisqu’au début du siècle, époque arriérée s’il en est, le livre en papier existait encore : alors les hommes avaient besoin de soutenir leur dos contre une paroi pour porter ces gros objets aux pages lourdes et tranchantes.

Les questions fatidiques étant : qui s’était levé pour préparer le petit-déjeuner ? Qui disait à l’autre « délicieux, ton café ? »

PREMIERE VERSION : Elle se levait, nue. Elle apportait du raisin, une pomme et un kiwi parce qu’on lui disait de manger cinq fruits et légumes par jour, mais c’est vers la tartine généreusement recouverte de beurre et de confiture à l’abricot qu’elle tendait la main. Les cinq fruits et légumes par jour, elle se contentait de les regarder. Elle n’avait jamais mangé un kiwi de sa vie : la preuve, elle découpait le fruit dans la longueur, une pure aberration. Elle se trouvait trop grosse. Il la trouvait bonne vivante. Il aimait qu’elle mette deux sucres dans son café dégueulasse. Elle n’avait pas confiance en elle. « Parole de femme ! » Quand elle prenait la parole, c’était pour dire des âneries d’un air hyper sûr d’elle : « Franchement, avec le nouveau Filtre Doseur de Melitta, tout le monde sait doser le café... Même ceux qui ne savent pas ! » Il en était réduit à acheter une cafetière Melitta pour avoir des conversations dans sa vie de couple.

DEUXIEME VERSION : Elle avait placé la marque-repère sur 4 tasses. Un lendemain de partouze, ça ouvrait l’appétit : une viennoiserie par personne. Il avait fallu dormir tête-bêche dans le lit. Le photographe avait intelligement cadré la scène, pour que le public-cible, conservateur en diable, ne soit pas choqué.

TROISIEME VERSION : Tous les matins, l’homme se levait faire le café. Il enfilait un t-shirt et filait à la cuisine pendant que sa tendre épouse ronronnait dans le lit. D’où la « parole de femme » : « tout le monde sait doser... même ceux qui ne savent pas ! », avec le pronom masculin. Quant à la phrase : « Délicieux ton café... Je savais bien que je t’épousais pour le meilleur ! », il s’agissait d’une subtile touche d’humour masculin. Il avait la délicatesse de lui faire croire qu’elle s’était levée. Il lui reprochait gentiment sa paresse tout en ne la lui reprochant pas. Elle répondait par un sourire.

Au fait, lecteur de 2043, qui a réalisé cette merveille ? PubliStory, nous dit la petite signature en bas à gauche. Sur le site de l’agence (www.publistory.fr), on pouvait lire une entrée en matière inattendue : un éloge vibrant de la ponctuation - « Ecouter, comprendre, analyser, développer, souligner, préciser, expliquer, étonner, séduire, interpeller, faire ressortir, émerger, se différencier. La virgule, c’est l’inspiration et la respiration de la communication ». L’agence avait, en ce début de XXe siècle, une spécialité : le « publi ». Le public ? non, le publi. Mot d’ordre : « Sortir des sentiers battus. Affirmer une vraie différence, proposer des publis qui se suivent mais ne se ressemblent pas. Une méthode de Post-test Exclusive Vu/Lu, qui permet de quantifier et de qualifier l’impact publi. Evaluer les retombées sur la marque en termes d’image induite et de positionnement ». Une petite pique contre les concurrents, en passant : « Notre différence. Défendre le vrai publi-reportage : ’Il ne suffit pas de faire des articles en trompe-l’oeil’ » Faire bouger le publi : avec des formules créatives innovantes : le publi-réalité, le publi-innovation, le publi-shopping ».

Et c’est ainsi qu’il était le plus beau, le début du XXIe siècle. On se demandait toujours pourquoi il y avait des éditeurs obtus pour ne pas comprendre que la pub, c’était de l’art.


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