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Leur Millénaire

Leur Millénaire

Leur Millénaire
Mis en ligne le lundi 25 juillet 2011.

Publié dans le numéro 005 (Mai 2011)

[Voir aussi : Icade à Bagneux.]

C’est compliqué. Mais il faut s’accrocher. Parce qu’il se joue, dans cette histoire, y compris dans son opacité, quelque chose de plus essentiel que dans d’autres épisodes que certains se plaisent à dénoncer (dîner du Siècle regroupant les puissants de ce pays, vacances de ministres dans des semi-dictatures). Il se joue, dans cette énième privatisation qui se déroule devant nos yeux secs d’avoir trop pleuré de voir les grands principes hérités du Conseil national de la résistance, quelque chose qui touche à la notion d’allure des villes - notion qui, par un hasard malencontreux, n’a jamais réussi à être côtée en bourse.

Abbé Pierre, 1er février 1954 : « Mes amis, au secours... Une femme vient de mourir gelée, cette nuit à trois heures, sur le trottoir du boulevard Sébastopol, serrant sur elle le papier par lequel, avant hier, on l’avait expulsée... Chaque nuit, ils sont plus de 2000 recroquevillés sous le gel, sans toit, sans pain, plus d’un presque nu. [...] Il faut que ce soir même, dans toutes les villes de France, dans chaque quartier de Paris, des pancartes s’accrochent sous une lumière dans la nuit, à la porte de lieux où il y ait couvertures, paille, soupe, et où l’on lise sous ce titre CENTRE FRATERNEL DE DEPANNAGE, ces simples mots : «Toi qui souffres, qui que tu sois, entre, dors, mange, reprend espoir, ici, on t’aime.” » C’est dans la foulée de cet appel qu’est créée, le 11 juin 1954, la Société centrale immobilière de la Caisse (SCIC), filiale de la Caisse des Dépôts et Consignations, institution publique autonome qui existe depuis 1816. La SCIC se lance dans un gigantesque programme de construction ou de rachats de logements sociaux.

Serge Grzybowski, PDG d’Icade, 5 août 2009 : « Le paiement de 3 millions d’euros à Jean-Marie Messier, que j’ai choisi personnellement comme banquier d’affaires, sera échelonné. » Le patron d’Icade confirme ainsi une information parue le jour même dans Le Canard Enchaîné  : Messier, l’ancien « maître du monde », l’ancien patron de Vivendi déchu en 2002, empêtré dans des affaires judiciaires en France et aux États-Unis, va toucher au moins 3 millions d’euros (plus si sa mission est jugée efficace) pour ses conseils sur la vente des logements du groupe.

De l’Abbé Pierre à Jean-Marie Messier... Icade, est, on l’aura compris, le nouveau nom de la Scic, depuis 2003 [1]. Quand une entreprise de service public change de nom, quand sa dénomination s’approche des noms passe-partout et interchangeables des grands groupes des années 2000 (Sanofi, Vinci, Veolia, Vivendi), il faut se méfier. Cela ne rate pas : en 2006, Icade introduit une partie de son capital en bourse. 56% de la société continue d’appartenir à la Caisse des dépôts (et reste dans le giron public), et 44% est mis sur le marché. C’est ce qu’on appelle une privatisation partielle, et elle a fait moins de bruit que celle de France Telecom (en 2004) ou celle qui se profile pour la Poste [2]

La SCIC était propriétaire de près de 200.000 logements dans les années 1980. Une grande partie était du HLM traditionnel : cette partie a été revendue en 2006 au groupe SNI, une autre filiale de la Caisse des dépôts, qui est, depuis, le premier bailleur social de France (près de 300.000 logements). Les autres logements appartenant à Icade (environ 45.000) étaient pour la plupart conventionnés, c’est-à-dire que le bailleur s’engageait à maintenir les loyers en-dessous des prix du marché. Du logement semi-social - ce qui n’est pas la panacée quand on est coté en Bourse. Dans les années 2003-2009, Icade déconventionne donc de nombreux logements (afin de faire augmenter leur rentabilité, et, partant, celle du groupe). Entre-temps, à l’été 2007, Serge Grzybowski est devenu PDG d’Icade. Grzybowski est un ancien haut-fonctionnaire, issu de l’ENA. Depuis plusieurs années, il est banquier d’affaires, spécialisé dans l’immobilier. Pour Icade, son projet est simple : revendre les logements pour se recentrer sur des activités beaucoup plus rentables. Des bureaux, des centres commerciaux, des cliniques. En 2009, le processus de vente des logements est enclenché. C’est à cette occasion que Jean-Marie Messier touche ses millions d’euros, pour un conseil guère ébouriffant : au final, c’est encore le SNI, donc toujours une filiale de la Caisse des dépôts, qui s’occupe de la revente des logements à un groupe de bailleurs sociaux (notamment des collectivités locales). Le récit d’Aurélien Delpirou, pages suivantes, raconte, avec l’exemple de Bagneux, l’histoire des logements Icade, de leur construction à leur revente.

Résumons donc : une entreprise de service public fait l’exact inverse de ce que sa mission d’intérêt général prévoit à l’origine. Elle devait loger les plus pauvres avec des loyers encadrés, maintenant elle doit faire des bénéfices. Des bénéfices, qui plus est, non taxés par l’impôt : Icade a en effet été transformée en une Société d’investissement immobilier cotée (Siic) [3], qui, pour peu qu’elle redistribue une majorité de ses bénéfices à ses actionnaires [4] est exonéré d’impôt sur les sociétés. Grâce à la vente de ses logements (pour un montant qui n’a jamais été rendu public, mais qui est estimé à 2 milliards d’euros), les résultats 2010 d’Icade ont été excellents : 1,2 milliard de bénéfices. La société a décidé de distribuer un dividende de 7,30 euros par action. Certes, ce sont plusieurs centaines de millions d’euros qui sont versés à la Caisse des dépôts, actionnaire majoritaire ; Caisse des dépôts qui va elle-même reverser à l’État 840 millions d’euros au titre de ses bénéfices 2010 - et, au final, contribuer à réduire le déficit public. Mais il y a aussi, parmi les actionnaires d’Icade, un fonds de pension irlandais, City North Developments : comme l’explique un syndicaliste CGT de la CDC [5], «  ce fonds détient simplement 3 % du capital mais exige des rendements afin de valoriser sa participation ». C’est donc environ 12 millions d’euros [6] qui vont tomber dans la poche des retraités irlandais - et ce grâce à une vente de logements construits avec de l’argent de la Caisse des dépôts (donc de l’argent public, à défaut d’être de l’argent de l’État), et souvent rénovés dans les années 1970-80 avec l’aide de l’État (qui, en échange, demandait le conventionnement des loyers).

Parallèlement, puisque c’est public profitons-en pour l’écrire : Serge Grzybowski, le patron d’Icade, qui, en tant que société cotée, doit publier les rémunérations de ses dirigeants, a touché 683.800 euros en 2009, soit un salaire mensuel de presque 57.000 euros. Il a par ailleurs un plan de stock-options qui lui permettra d’acquérir, en 2012, 75.000 actions d’Icade [7] - au cours actuel, le bénéfice serait de 800.000 euros. Son intérêt personnel est donc que le cours de l’action Icade augmente sensiblement d’ici 2012, afin de gagner plus [8]. Imagine-t-on le ministre de l’éducation gérer l’école de façon à faire augmenter sa rentabilité, pour lui-même toucher plus d’argent in fine ?

Cette « affaire d’État » (selon l’expression de Nicole Borvo, sénatrice communiste) a fortement mobilisé les élus communistes en 2008-2009 : les sénateurs du PC ont même officiellement demandé [9] la constitution d’une commission d’enquête parlementaire. Et puis les choses se sont un peu calmées : sans doute parce qu’au niveau local, le rachat par les offices HLM des logements, à un prix finalement assez faible (encore heureux, puisqu’ils avaient déjà été payés par de l’argent public...), permet de mieux contrôler la politique de logement au sein des villes. C’est ce que montre bien l’enquête d’Aurélien Delpirou à Bagneux : Icade était tellement peu soucieuse des locataires et de la notion d’aménagement de territoire en général que la situation issue de la vente est nécessairement moins pire que la précédente...

Le scandale est derrière nous. Ce n’est peut-être pas un scandale. C’est peut-être simplement le monde tel qu’il marche maintenant. C’est trop tard, de toutes façons. Cela a déjà eu lieu. Icade, maintenant, c’est du tertiaire. Des bureaux, des magasins. De la réhabilitation d’anciens docks ou de la création d’immeubles dans le nord-est parisien, haute qualité environnementale bien entendu, dans des espèces de parcs autonomes, où l’on rentre en franchissant une barrière, sous le contrôle de caméras. C’est le parc Pont de Flandres [10] C’est les anciens Magasins Généraux à Aubervilliers, où se tournent les émissions de télé-réalité. C’est le Parc du Millénaire, un immense centre commercial, qui ouvre ces jours-ci, près du canal de Saint-Denis, entre la porte de la Villette et la porte d’Aubervilliers. Mais bien sûr que oui, voilà ce qu’il manquait à la banlieue : un centre commercial — nos rues déjà désertes de tous commerces le seront encore plus. On prendra notre bagnole pour remplir le coffre, on marchera quelques minutes sur le parking le long de ce canal, bloqué par des barrières, alors qu’en face, juste en face, il y a encore l’écluse, la maison de l’éclusier, des herbes folles et des crottes de chien. Encore ? Autant de stigmates qui ne feront plus long feu : Icade est propriétaire de bâtiments dans la rue juste derrière, d’ici quelques années la ligne 12 du métro parisien aura un arrêt pas loin. Encore un peu d’espace à rentabiliser, à nettoyer, à commercialiser. Cela se passe comme ça, au XXIè siècle, dans leur nouveau millénaire.

NOTES

[1] Pour le plaisir, notons que la « consultante en marques » Elodier Boyer a « accompagné la SCIC dans le choix de son architecture de marque monolithique actuelle » (sic), comme l'explique fièrement son site internet (elodieboyer.com).

[2] Hormis Le Monde qui y a consacré un petit article, aucun grand média ne semble s'être intéressé à l'époque à ce qui était pourtant le franchissement d'un cap symbolique important, s'agissant de la privatisation d'une société dont le cœur de métier était le logement social. En revanche, on trouve en 2006 de nombreux articles dans la presse économique et financière qui salue la hausse de 76,7% du cours par rapport au prix d'introduction.

[3] En versant, comme c'est prévu par la loi, une taxe spéciale sur la valeur de son patrimoine. Mais, selon le fisc, cette valeur a été sous-évaluée : Bercy réclame 204 millions d'euros supplémentaires à Icade, qui, évidemment, refuse ce chiffrage. L'affaire est en cours. Cf. Le Monde, 23 février 2011.

[4] Précisément plus de 85% des bénéfices issus de son résultat d'exploitation, et plus de 50% des bénéfices sur les plus-values (c'est ce dernier dispositif qui est en œuvre dans le cas de la vente des logements).

[5] Dans L'Humanité du 27 juin 2009.

[6] 3% des 51.811.722 actions à 7,30 de dividende.

[7] Le détail se trouve dans le rapport annuel 2009 d'Icade.

[8] Environ la moitié des options (qui sont la possibilité d'acheter, quelques années plus tard, des actions à un prix fixé à l'avance) s'exerceront au prix de 101 euros ; le cours actuel étant environ de 80 euros, cela ne représente aucun intérêt.

[9] Le 23 juin 2009. Nicole Borvo a également posé une question orale à la ministre du logement, Christine Boutin, début 2009.

[10] Cf. mon texte sur « Le quadrilatère » dans Le Tigre n°33, juillet-août 2009.

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