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Envoyé spécial dans mon ordi (janvier 2011)

Envoyé spécial dans mon ordi (janvier 2011)

Envoyé spécial dans mon ordi (janvier 2011)
Mis en ligne le lundi 7 février 2011 ; mis à jour le mardi 21 juin 2011.

Publié dans le numéro 001 (janvier 2011)

Comment tout ça a-t-il commencé ? Avant, tout allait bien. J’ouvrais mon Firefox, et je surfais tranquille. Mots de passe retenus sur tous les sites à session : Orange, Youtube, Facebook, Amazon, BébéAuNaturel. Alignement des onglets jusqu’à ce qu’ils deviennent minuscules. Ecoute d’un mix d’électro sur Deezer pendant que vérification des mails pro. Excursion sur Netvibes. Et que je te bookmarke tel article. Et que je te like tel autre. Jamais de plantage. Je confinais au geek. L’extase.

Je prenais même quelques risques : après des années passées à refuser de télécharger autre chose que du texte, voilà que je truffais mon Windows de logiciels. Flash Machin pour faire fonctionner Tweetdeck, Audacity pour monter du son, Skype, etc. Je cliquais les « Autoriser » sans trembler. Le bureau se remplissait. J’avais pris confiance.

Et puis, subitement, l’horreur. D’abord, des fenêtres ont commencé à s’ouvrir inopinément : La Redoute, Betlic, Itespresso, Batiweb... Immondes pubs animées. Et têtes de stars déchues vantant le pari en ligne. Mais bon : un clic et ça dégage. Bien entraîné, on ne laisse même pas la fenêtre s’ouvrir complètement. Avec un petit effort, on pourrait y voir un côté ludique, genre récipient pour attraper les goutes dans les premiers jeux électroniques rapportés du Japon par un grand-père technophile. À la limite. Mais ça ne s’est pas arrêté là. Une heure plus tard, les fenêtres se sont faites plus inquiétantes. Blanches. Avec juste du texte. Graphie pauvre et brinquebalante, et des trucs comme « Unable to connect to MySQL database in /home/alla3186/public_html/fr/e2/db/i.mysql.php:26 »  Mon « SQL », mais c’est quoi mon « SQL » ? Et d’abord pourquoi je voudrais le connecter à une database ? Non mais ça va pas. Quand je les fermais ces fenêtres là, je sentais comme une fragilité dans le navigateur, une sorte de lenteur. Il était affecté. J’avoue avoir commencé à m’inquiéter. D’autant que Bing s’est mis à créer des onglets tout seul. Bing, le moteur de recherche de Microsoft, qui décide de faire son petit onglet alors que je veux aller lire le Guardian. Tout ça aurait été supportable et je l’aurais même accepté avec bonhommie si j’avais su ce qui allait suivre. Car il n’a pas fallu longtemps pour que Firefox lui-même se mette à vaciller. Le truc classique. Il faut cliquer trois fois sur une fenêtre pour qu’elle se ferme. La souris disparaît. On n’arrive plus à écrire quoi que ce soit. Et « Firefox ne répond plus ». Dur. Dur et effrayant. Firefox a toujours répondu. Et là non. Là, Firefox se bloque. Ou alors il disparaît et revient, mais à peine plus en forme. Bref, il faut tout relancer. Toutes les dix minutes.

Là, il faut prendre la mesure du drame. À deux niveaux. D’abord, pendant la moitié de la journée, Firefox, c’est mon rapport au monde. Je suis au monde par Firefox. Grâce à lui je vois, j’entends, je parle, j’écoute, je lis, j’écris. Pendant la moitié de la journée, sans Firefox, je ne suis rien. Ou plutôt, je suis moi, mais terré à l’intérieur de moi. Ce qui n’est pas très agréable. Ensuite, animant à la radio une émission sur les nouvelles technos, le web et tout ça, je suis quand même censé être capable de régler un problème sans passer un coup de fil ou recourir aux forums d’utilisateurs. Je comprendrai seul, je réparerai seul, la satisfaction sera solitaire, mais profonde.

Un mot surgit dans mon esprit agité : « cookies ». Mais il est vague. J’en réfère à Wikipédia, dont la notice est limpide : « En informatique, un cookie (aussi appelé témoin) est défini par le protocole de communication HTTP comme étant une suite d’informations envoyée par un serveur HTTP à un client HTTP, que ce dernier retourne lors de chaque interrogation du même serveur HTTP » (rime interne riche en « http », un inédit dans la poésie française). Bon. Ok. En gros c’est le truc qui permet de ne pas avoir à s’identifier à chaque fois qu’on ne se connecte à un site à loggin, qui permet de constituer un panier sur Amazon tout en faisant ses emplettes au fil des pages, mais ça permet aussi de mémoriser des informations sur un utilisateur pour lui présenter des contenus appropriés, ça permet aussi de pister sa navigation... et d’autres choses encore. Si on déplace cette question du champ technologique dans le champ de la morale, ça donne : le cookie, c’est bien, et c’est pas bien. Et c’est tout le problème.

Je m’explique. Suite à une manipulation assez aisée (je ne fais que des manipulations aisées), je suis arrivé à la liste des cookies abrités par mon navigateur. Et là, assez logiquement, je supprime ceux dont je ne connais pas la provenance (les add.machins, pub.trucs et autres). Moment de fierté. Je relance mon Firefox avec la légèreté du pénitent après confesse. Mais comme le pénitent après confesse, ma pureté cède à la première jupe. Après quelques minutes de navigation et quelques sites visités, les fenêtres reviennent. Bruno Solo m’invite à nouveau à jouer au poker, et le petit cercle bleu de Firefox n’en finit pas de tourner sur lui-même. Je retourne dans ma liste de cookies. Et je m’aperçois que les cookies que j’avais supprimés sont revenus. Tous seuls. Par je ne sais quel miracle. Je décide donc d’opter pour une solution plus radicale. Je coche la case « refuser les cookies ». Et je relance. Mais là, l’affliction. Nulle part on ne me reconnaît. Je passe mon temps à m’identifier partout. On me ferme des portes sous prétexte que je ne serai pas assez accueillant au niveau du cookie. Bref, je renonce. Je retourne dans ma liste et je décoche la case « refuser tous les cookies ». Après deux heures d’aller-retour, j’en suis revenu au point de départ. Je suis régulièrement invité à visiter Batiweb et Firefox est hésitant. Que faire ?

J’avoue en être resté là. Ça fait plusieurs semaines que ça dure. Je m’accoutume à mon handicap sporadique. J’invente des dérivatifs. Pendant que le navigateur plante et se relance, je traficote sur une application. Ce n’est pas glorieux, mais ça compense. On pourrait tirer de cette histoire une morale politique. On pourrait par exemple dénoncer les dangers de l’inculture numérique. On pourrait en appeler à une culture générale informatique. Sans doute, mais en l’occurrence, il serait plus honnête d’incriminer un caractère enclin à la résignation express et au martyr supportable.

Reste évidemment une question. Y aurait-il une cause à tout cela ? Je n’en sais rien. Peut-être. J’en vois bien une. Mais outre que je n’en suis pas certain, elle serait guère reluisante. C’était un jeudi soir. Canal + venait de diffuser deux épisodes de la série 24H. Il en restait 6 et, à raison de deux épisodes par jeudi, il fallait attendre trois semaines pour connaître la fin de cette huitième et dernière saison. Saisi par l’impatience et une pulsion pirate, je décide de télécharger les 6 derniers épisodes. Là, d’emblée, un problème. Ca paraît bête, mais on va où pour télécharger illégalement ? Pressé. Enervé. Je claque une vingtaine de dollars pour m’abonner « à vie » à un site de partage (en guise d’hommage à l’ingénieur taré qui a osé imaginer qu’un tel abonnement supporterait les évolutions juridiques et techniques pendant la durée de vie moyenne d’un adulte occidental), j’importe mille logiciels sans lire une seule notice, je trouve les fichiers désirés, les télécharge. Et je n’ai jamais réussi à les ouvrir. Je crois que c’est le lendemain que tout a commencé.

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