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J’ai peur de crever

J’ai peur de crever

J'ai peur de crever
Mis en ligne le mardi 17 février 2009.

Publié dans le numéro 28 (nov.-déc. 2008)

Tonalité. Bips de touches.

Voix féminine enregistrée.
- Bienvenue sur le 3240, le numéro magique Azur. Veuillez indiquer l’entreprise ou le service auquel vous voulez accéder, en le prononçant ou en le saisissant à l’aide des touches de votre téléphone.

Arenaud Poun. - (Très distinctement.) Armée de terre.

Voix enregistrées. - (La première.) Vous avez demandé... (Deuxième voix, haut perchée et dans une sorte de soupir de contentement. ) Armééée de teeerre. (À nouveau la première voix.) Merci de patienter, sinon, dites : « Annuler » pour une autre demande.

Début de petite musique.

Voix enregistrée. - Bonjour et bienvenue sur le portail d’informations et de recrutement de l’armée de terre. Pour accéder aux informations, merci d’appuyer deux fois sur la touche étoile de votre clavier téléphonique. Cet appel vous sera facturé au prix d’un appel local.

Double bip. Tonalité très longue, comme bloquée.

Re-double bip.

Voix enregistrée. - ... du centre d’information et de recrutement de l’armée de terre le plus proche de chez vous, faites le 1. Pour entrer directement en contact avec le centre d’information et de recrutement le plus proche de chez vous, faites le 2. Pour découvrir les différents parcours proposés par l’armée de terre, selon votre niveau scolaire et votre âge, faites le 3.

Bip.

Voix enregistrée. - Si vous appelez depuis la métropole, faites le 1. Si vous téléphonez depuis un dép...

Bip.

Voix enregistrée. - ... composez sur votre clavier les deux chiffres correspondant à votre département de résidence.

Double bip.

Voix enregistrée. - Vous avez sélectionné le département... (Autre voix enregistrée.) Soixante-quinze. (Première voix.) Pour confirmer ce choix, faites le 1. Sinon...

Bip. Musique d’attente type énergique.

Voix enregistrée. - Ne quittez pas, nous vous mettons en relation avec le centre de recrutement que vous avez sélectionné.

Un homme. - Allô ?

A. P. - Oui, bonjour monsieur...

H. - Oui ?

A. P. - Oui, je vous appelle concernant les recrutements dans l’armée.

H. - Oui.

A. P. - Je vous appelle parce que j’ai pris le métro dernièrement, il y a quelques semaines, remarquez, j’ai vu une affiche où il fallait appeler le 3240, c’est ce que j’ai fait. J’sais pas si vous vous rappelez de l’affiche, non ? Dont je parle ?

H. - Moui, des affiches, bon y en a pas mal dans le métro, bon...

A. P. - Ouais, là c’était celle où il y avait écrit : « Vous emmener jusqu’au bout de vous-mêmes », « Bien plus qu’un métier », etc.

H. - Oui.

A. P. - Et... Vous êtes un peu conseiller d’orientation pour l’armée, ou ?

H. - Enfin, je peux vous donner des informations. Mais le plus simple, c’est de venir dans un centre d’information.

A. P. - P’être qu’avant, j’aimerais bien prendre quelques renseignements.

H. - Ça dépend ce que vous voulez. On vous dira pas tout par téléphone.

A. P. - Non-non. Mais enfin, je vais pas vous prendre beaucoup de temps. Je passe un coup de fil deux-trois minutes, pour sonder un peu là où je... Deux-trois métiers, voilà. Je vais vous expliquer mon cursus. J’ai fait une hypokhâgne, khâgne BL. Après j’ai fait un master de Mass, maths appliqués aux sciences sociales. Et aujourd’hui je sais pas trop où me diriger, et je suis assez séduit à l’idée éventuellement de... ben de ... m’engager dans l’armée, quoi.

H. - Vous avez un bac plus trois.

A. P. - Oui, un peu plus, un bac plus cinq.

H. - Oui, ben ça nous va aussi. Vous avez quel âge ?

A. P. - J’ai vingt-quatre ans.

H. - D’accord. Parce que autrement vous pouvez prétendre à un recrutement officier.

A. P. - D’accord.

H. - Donc ça après, là faut vraiment venir dans un centre.

A. P. - Ok.

H. - Si vous êtes sur Paris, on est, on ouvre à 12h45.

A. P. - D’accord.

H. - Jusqu’à 18 heures. Et là, y a quelqu’un qui verra avec vous pour...

A. P. - Juste moi, par rapport à l’armée. C’est-à-dire pour moi, je suis assez d’accord avec l’affiche, même si c’est pas vous qui l’avez faite. Vous voyez quand vous dites : « L’armée c’est bien plus qu’un métier. » Oui, armée c’est Patrie, armée c’est Alliés, armée c’est relance de l’économie, armée c’est vulgairement on mouille son maillot. Moi tout ça, ça me plaît. Mais en même temps... C’est peut-être un peu trivial ce que je vous dis, mais j’ai pas envie de mourir, en fait, enfin.

H. - (Petit rire.) Oui, enfin...

A. P. - Je suis un peu gêné de dire ça mais, c’est un peu prosaïque, un peu bête, mais...

H. - Faut savoir que le militaire français n’est pas abattu au bout d’une certaine période, hein. Faut savoir qu’y a des militaires qui font toute une carrière, qui s’en sortent très-très bien, hein !

A. P. - Ouais, y a pas forcément une période où on sait que : Bam ! c’est fini, quoi.

H. - Après, suivant la voie de recrutement que vous prenez, vous serez plus ou moins sur le terrain, plus ou moins en opérations, plus ou moins exposé. Je peux vous dire qu’y a des gens qu’ont jamais vu le feu, chez nous !

A. P. - Y a des gens qu’ont jamais vu le feu ? Moi, effectivement, j’ai envie de vous dire que ce qu’y s’est passé dernièrement en Afghanistan m’a procuré deux sentiments contradictoires, mais finalement assez proches. D’une part je me suis dit : « Merde ! » Pour certains, ils avaient à peu près mon âge, une vingtaine d’années, moi j’ai vingt-quatre ans, ils sont morts. Et à la fois, ça m’a fait peur, et à la fois ça m’a donné envie de m’engager, parce que c’est important ce qu’y font. Et moi j’ai envie de donner un peu de mon temps. J’ai pas envie de me protéger derrière un diplôme, monsieur. Vous dites que je suis un bac plus cinq...

H. - Non, mais je vous dis absolument pas ça !

A. P. - Si par exemple, je veux être opérateur de canons. Là, on peut dire, en termes de risques que j’en prends un plus grand que si je suis officier de caserne, j’imagine.

H. - Oui, enfin, je pense pas qu’avec vos diplômes on vous place opérateur de canons. Vous allez plutôt diriger une équipe d’opérateurs de canons.

A. P. - Je vais plutôt diriger une équipe d’opérateurs de canons ? Ce qui m’empêche pas d’être sur le terrain, par définition.

H. - C’est officier, c’est pas... militaire du rang.

A. P. - D’accord. Mais, c’est-à-dire que celui qui dirige les opérateurs de canons se trouve un petit peu derrière la ligne de front ?

H. - Oui. En partie. Enfin... Y a des fois faut y aller quand même. Faut... Moi je peux pas vous assurer que vous serez sur le terrain ou que vous y serez pas. Donc dans ce cas-là, vous venez. Vous parlez avec un orienteur, des gens qui ont plus d’expérience, qui connaissent, qui sauront beaucoup mieux vous orienter dans la direction qu’il faut. Sur la question et les doutes que vous avez.

A. P. - Y a juste un truc, là, c’est en rapport avec mon physique. J’suis pas quelqu’un de très véloce, quoi. J’suis un peu gros, pas forcément... ouais, j’essaye un peu de m’entraîner à faire quelques pompes, ici ou là. Boinot m’a conseillé de m’astreindre maintenant à des, je dis Boinot c’est un de mes copains, à faire des espèces de barres, un peu de traction. Mais j’suis pas hyper... Est-ce que au préalable y a une formation physique à l’armée ?

H. - Y a... Déjà avant y a une sélection physique, visite médicale, et une sélection sportive. Et y a un minimum requis. Et après une fois que vous êtes pris, au niveau du sport, vous êtes mis à niveau, vous inquiétez pas.

A. P. - Mais est-ce que vous vous pensez, par rapport à mon angoisse de départ, que dans l’armée, ceux qui sont sélectionné... Celui qui dit : « J’ai un petit peu peur de mourir », bon, on le prend po un poltron, quoi !

H. - (Soupir.) Ça... ça dépend de l’appréciation de chacun. J’suis pas sûr que ce soit la première phrase à dire si vous voulez vous engager...

A. P. - Quand on veut s’engager dans l’armée, on dit pas : « Excusez-moi y a juste un truc, j’ai peur de crever, quoi ! »

H. - Enfin, vous avez droit de dire que vous en avez peur, mais faut pas vous mettre dans l’idée que vous allez mourir tout de suite, ou que au contraire vous serez à l’abri de tout.

A. P. - C’est ça le message que vous faites... Enfin, là je vous entends et je vous remercie de prendre quelques minutes, et je viendrai tout à l’heure à 12h45, mais ce que vous dites, c’est pas se mettre tout de suite à l’idée qu’on va mourir tout de suite.

H. - Ben enfin, j’veux dire, moi personnellement j’y suis, je vais partir en école dans quelques mois, après j’vais aller en affectation. Je sais que le danger existe, qu’y a des contraintes, mais j’y ai réfléchi, pour moi... J’y ai réfléchi. J’ai une femme. Ça fait partie de certains risques, j’y ai réfléchi, je les ai acceptés. Mais je me mets pas du tout dans l’optique que je vais y passer.

A. P. - Ouais, vous y avez réfléchi. Ce serait malhonnête de dire que vous y avez pas réfléchi mais là, vous allez partir bientôt en mission sur le terrain, vous vous dites pas : « Je vais y passer », quoi.

H. - Ah non. Si on partait tous comme ça, enfin...

A. P. - (Soupir angoissé.) Ahhh, ok. (Se reprenant.) C’est l’envie de servir sa Patrie, vous voyez, d’être là parce qu’il faut qu’on soit là, fait qu’on... Et puis c’est cette, oui, cette histoire de crever qui me, qui me quitte pas, quoi !

H. - Faudra que vous en parliez avec la personne qui s’occupera de votre dossier.

A. P. - D’accord, ok.

H. - Enfin, il pourra vous rassurer, vous dire, vous expliquer ce qu’il faut, ou... voilà.

A. P. - Ok. Et, officier sous contrat spécialiste et volontaire aspirant d’armée de terre, j’ai cru comprendre en allant sur votre site Internet que ça c’était plus un boulot lié aux nouvelles technologies, non ?

H. - Spécialiste, y a des spécialistes de tout, hein ! Donc...

A. P. - Éventuellement, je veux pas être planqué, hein, c’est pas ce que je veux dire, mais éventuellement, si je me sens pas très sécure sur le front, et que voilà, et que je suis un peu poltron, une petite boule un peu poltron sur un champ de guerre c’est pas forcément... à mon avis c’est pas vraiment sympa pour les copains. Éventuellement vous pensez que je peux être éventuellement peut-être aussi dans un bureau, et préparer des technologies, des choses comme ça ?

H. - Alors je vais vous dire, si vous cherchez du travail de bureau, vous pourrez en trouver.

A. P. - Ok.

H. - Voilà, après vous...

A. P. - Oui ! Et si je suis officier qu’a peur de mourir, je suis officier de caserne, et puis voilà !

H. - Voilà. Vous pouvez avoir une carrière entre parenthèses de bureau. Si vous voulez une carrière sur le terrain, vous pouvez le faire aussi. Ça, c’est une question de choix.

A. P. - D’accord. Ok. Merci beaucoup, monsieur, et puis, bah... bon courage à vous pour vos prochaines missions, alors.

H. - Au revoir.

A. P. - Au revoir, monsieur. Au revoir. (Pour lui-même.) J’ai peur de crever.

 

 

 

 

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